Fab labs, makerspaces : un projet déjà en voie de normalisation ?

20 12 2014

Dernier billet de la série et conclusion. L’article complet est disponible dans le dernier numéro (n° 334, octobre 2014) de la Revue internationale de l’économie sociale (RECMA).

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Si le modèle des fab labs et des makerspaces se répand, c’est qu’il séduit (en attirant aussi l’attention des médias, d’ailleurs). Mais, dans la phase actuelle, ce sont encore des espaces interstitiels, dans lesquels un nombre encore réduit d’acteurs est engagé dans des interactions plus ou moins régulières et plus ou moins organisées.

S’il apparaît porteur de potentialités socio-politiques, et pas seulement techniques, le développement des fab labs et makerspaces est toutefois aussi chargé en ambivalences. De tels lieux peuvent être effectivement des intermédiaires facilitant l’accès à la fabrication. Mais quand les grands acteurs industriels et publics manifestent un intérêt à leur égard, c’est souvent avec des schémas intellectuels qui les réinscrivent dans les mêmes logiques de développement économique que celles qui ont marqué la fin du XXe siècle (typiquement à la manière de l’appel à projets engagé sous l’égide du Ministère du Redressement productif). Les expérimentations sont donc aussi exposées à des formes de normalisation.

Le nouvel esprit du capitalismeAutre question importante : savoir qui finance et comment, car certaines modalités de financement (subventions, partenariats industriels / privés, facturation de services, etc.) peuvent notablement influencer les orientations adoptées et introduire des contraintes, contribuant ainsi à détourner des valeurs originelles. Un tel déplacement peut paraître d’autant plus aisé que, dans ces initiatives, le travail tend à être organisé sur le mode du « projet ». Des motivations qui pouvaient paraître émancipatrices peuvent en définitive se trouver elles aussi canalisées ou absorbées dans la « cité par projet » dont Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999) avait repéré le rôle dans l’installation d’un « nouvel esprit du capitalisme », ce qui peut augurer d’une facilité à s’insérer dans un système capitaliste en évolution et en recherche perpétuelle de voies d’adaptation. De fait, le modèle des fab labs permet aussi davantage de flexibilité dans la production et peut être récupéré et instrumentalisé par de grandes organisations industrielles, qui peuvent les exploiter comme des réservoirs (externalisés) non seulement de flexibilité, mais aussi de créativité et d’idées.

Qu’est-ce qui compte alors ? Peut-être pas tellement leur nombre (encore relativement faible), mais l’imaginaire qui est réouvert. Ces espaces portent potentiellement une évolution du rapport aux objets, aux machines, aux savoirs professionnels. Ils contribuent à installer une autre vision des cycles productifs. La production d’artefact ne paraît plus réservée aux usines ou à l’univers industriel, et les participants deviennent coproducteurs ou « prosommateurs » (à la fois producteurs et consommateurs)[1].

Cet accès à une fabrication plus locale est en outre porteur d’un changement du rapport au temps et à l’espace. Sur les deux derniers siècles, la logique industrielle a en effet aussi contribué à organiser non seulement les rythmes de vie et de travail, mais aussi les territoires. Cette logique était devenue une « dimension de la mondialisation », comme le rappelait le sociologue Anthony Giddens : « L’industrie moderne est intrinsèquement basée sur des divisions du travail, non seulement au niveau des tâches, mais aussi de la spécialisation régionale en fonction du type d’industrie, de savoir-faire, et de la production des matières premières » (Giddens, 1994, p. 82).

Avec l’émergence d’un nouveau type de système productif, la domination de l’ordre industriel paraît alors plus incertaine. Et s’il est possible de parler de « système technicien » (Cf. Ellul, 2004), ce dernier apparaît perméable à d’autres logiques que des logiques industrielles, voire laisse entrevoir une nouvelle trajectoire possible (à moins que ce ne soit un nouveau « front pionnier » d’un capitalisme toujours adaptatif, facilitant le développement d’un « agile manufacturing »[2]).

Ce qui s’avère également intéressant, ce n’est pas seulement ce qui est fait dans ces lieux (les productions), mais aussi comment cela est fait (les processus). Les participants mettent en œuvre une éthique (qui n’est pas sans rappeler l’éthique hacker, comme on l’a vu) articulant une série de valeurs, favorisant de fait l’échange et le partage. Dans l’esprit des makerspaces, l’enjeu n’est plus de posséder des moyens de production, mais d’y accéder.

Mais pour y faire quoi ? De nouveaux gadgets ? Le résultat dépendra de la dose de réflexivité qui sera appliquée à des pratiques multiples encore émergentes. D’autant qu’en effet, les technologies numériques ont aussi leur lot de contraintes et qu’en arrière-plan continuera à peser la problématique écologique (Cf. Flipo, Deltour, Dobré, Michot, 2012), avec également son incontournable lot de dépendances, spécialement par rapport aux approvisionnements en ressources matérielles.

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[1] Cf. Beaudouin, 2011 ; Ritzer, Dean, Jurgenson, 2012.

[2] Pour un point de vue rapide sur cette notion et une remise en perspective historique, voir par exemple Mourtzis, Doukas, 2014.





Infrastructure productive distribuée et distanciation de l’ordre industriel

19 12 2014

Suite des billets précédents et troisième partie (3).

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Une autre manière de questionner les potentialités des fab labs est de les replacer dans les transformations des systèmes productifs[1]. À travers ces ateliers de fabrication digitale, ce sont en effet aussi des réseaux socio-techniques qui se réorganisent et dont la portée est à appréhender sous l’angle des chaînes de relations qu’ils peuvent contribuer à reconfigurer[2].

Une forme de déconcentration de la production

Pour pouvoir réaliser des économies d’échelle, le modèle industriel a eu tendance à s’organiser autour d’unités productives de grande taille : il permet de faire fonctionner des équipements coûteux dans les mêmes sites, à partir desquels s’effectue ensuite une distribution sur de larges zones géographiques. Fabs labs et makerspsaces sortent de cette logique de concentration des moyens de production. Les unités sont effectivement plus petites, mais la prétention est de pouvoir fabriquer des biens équivalents ou presque. Dans des visions comme celle de Neil Gershenfeld, cette fabrication digitalisée et cet équipement productif miniaturisé vont évoluer au point de devenir aussi accessible et répandue que la micro-informatique.

Avec de telles machines ainsi adaptées, mobiliser de gros investissements paraît moins nécessaire, et trouver et/ou aménager des locaux pour les accueillir peut paraître moins compliqué. Les imprimantes 3D (en trois dimensions, sur le principe d’ajouts successifs de couches de matériau) incarnent notamment ce type d’espoir : grâce aux avancées dont elles ont bénéficié conjointement à leur environnement numérique, elles changent l’image des processus de fabrication, en ajoutant aussi tendanciellement celle d’une répartition plus large des capacités corrélatives (voir aussi Rumpala, 2013b). Au stade actuel, encore souvent celui de l’expérimentation et de la diffusion progressive, les modèles les plus accessibles servent certes plutôt à prototyper et produire de petits objets très basiques. Mais des communautés d’acteurs intéressés, pas forcément professionnelles, poursuivent les efforts pour améliorer leur précision et élargir la gamme des matériaux utilisables. Et, de fait, les fab labs jouent souvent un rôle de popularisation et de démonstration (voire de perfectionnement) des capacités de ces machines (rares sont ceux qui n’ont pas d’imprimante 3D ou qui n’ont pas intégré ce type de machine dans leurs projets).

Contournements des structures industrielles

Fab labs et makerspaces suscitent aussi un intérêt pour les besoins non pris en compte par les industries existantes. Leurs capacités de production (au sens large, puisqu’il peut s’agir aussi de réparation) peuvent être vues comme un moyen de réduire la dépendance à l’égard du système industriel dominant. Par la miniaturisation et la mise en commun des équipements, le coût d’entrée dans la fabrication est abaissé. Les productions et projets réalisés n’ont pas à chercher des débouchés puisqu’ils sont motivés par des besoins locaux. Contrairement aux productions destinées à des marchés de masse, celles des fab labs n’ont pas nécessairement besoin d’être standardisées. Neil Gershenfeld envisageait même que dans l’équipement des fab labs, la configuration de base puisse évoluer vers encore plus d’autonomie, avec des machines qui permettent de produire d’autres machines, jusqu’à pouvoir reconstituer l’équipement entier d’un fab lab : « This is not a static configuration; the intention over time is to replace parts of the fab lab with parts made in the fab lab, until eventually the labs themselves are self-reproducing » (Gershenfeld, 2007, p. 12).

Si ce type de logique est prolongé, au moins pour certaines productions, d’anciens circuits économiques peuvent donc se trouver contournés. Ces lieux, face aux structures industrielles, engagent à la fois dans une désintermédiation et une réintermédiation : ils se positionnent en fait comme de nouveaux intermédiaires, opérant à l’écart de logiques strictement professionnelles.

Dans certains fab labs, la conscience des ressources limitées de la planète amène aussi à essayer de contourner l’enjeu des difficultés d’accès aux matériaux en promouvant la récupération. Avec une telle logique, ces initiatives se rapprochent alors d’une « économie circulaire » ou d’une « économie de fonctionnalité », où une préoccupation est de pouvoir boucler les cycles d’utilisation des matières[3]. En Belgique, RElab, fab lab monté à Liège, affiche ainsi comme spécificité « l’utilisation de matériaux de récupération comme matière première et […] l’étude de nouveaux procédés sociaux, créatifs et économiques d’upcycling [façon de valoriser des déchets], en liaison avec les nouveaux moyens de fabrication et de communication numérique »[4]. Dans son « portfolio » de projets, le labfab de Rennes en propose un (« PLABS recycle », en référence à l’acrylonitrile butadiène styrène, un polymère thermoplastique) qui « prend les paris de transformer à moindre coût et à domicile les chutes en filament », utilisable donc pour de l’impression 3D[5].

illu-arduino-UNOLa rationalité économique est enfin différente, dans la mesure où les fab labs ne visent pas forcément des objectifs marchands. Ce qui est produit n’est pas nécessairement destiné à être mis en vente sur un marché et acheté par des « consommateurs ». En s’écartant des préoccupations de propriété, voire en les remettant en cause, ces activités prolongent aussi des affinités avec une « culture du don technologique »[6] qui a sous-tendu le développement des logiciels libres. Dans un rapport proche, la dynamique favorable à l’ouverture qui s’était développée dans le domaine des logiciels, sous la bannière de l’« open source », tend à s’élargir aux matériels, avec non seulement des initiatives qui poussent en ce sens mais aussi des projets qui visent à des réalisations concrètes (en électronique, la carte Arduino étant par exemple l’une des plus connues pour ses multiples applications possibles, utilitaires ou purement ludiques, intéressant donc de nombreux fab labs).

Déplacements dans l’appréhension du « travail »

Fab labs et makerspaces sont des lieux a priori non hiérarchisés, où s’agrègent des contributions volontaires. À la confluence du Do-It-Yourself et des échanges entre pairs, également dans une forme de prolongement de dispositions d’esprit communes dans le milieu hacker (Cf. Himanen, 2001), le fonctionnement des fab labs et des makerspaces laisse entrevoir une manière relativement originale de concevoir le travail (au moins par rapport à sa réification tendancielle et à sa réduction à un emploi fournissant une rémunération).

S’il y a du travail dans ces lieux, ce dernier n’y est pas envisagé de manière abstraite et parcellisée. Quand il s’agit de fabriquer un objet, celui-ci est le plus souvent envisagé de sa conception jusqu’à sa réalisation. Par contraste avec des formes industrielles qui ont pu être critiquées pour leurs tendances aliénantes, le travail réalisé (re)gagne du sens, dans la mesure où les membres des fab labs peuvent ainsi participer à l’ensemble d’un processus, y faire valoir leurs attentes et y insérer leurs idées. Pour ces participants, l’investissement personnel paraît pouvoir avoir un débouché tangible, à une échéance qui peut être certes plus ou moins longue. Les projets ne sont pas contraints par un temps imparti et chacun peut espérer pouvoir suivre le rythme qu’il souhaite.

À suivre…

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[1] Sur ce concept, voir Carroué, 2013.

[2] Sur ce type de cadre d’analyse, voir Callon, 1991, et sur ses perfectionnements plus récents, Dicken, Kelly, Olds, Yeung, 2001.

[3] Nicolas Buclet (2014) met ainsi les fab labs dans le sixième et dernier type de sa typologie d’économie de fonctionnalité.

[4] http://relab.be/, consulté le 12 juin 2014.

[5] http://www.labfab.fr/portfolio/plabs-recycle/, consulté le 12 juin 2014.

[6] Pour reprendre l’expression et la perspective de Nicolas Oliveri, « Logiciel libre et open source : une culture du don technologique », Quaderni, n° 76, automne 2011, pp. 111-119. URL : www.cairn.info/revue-quaderni-2011-3-page-111.htm





Des ressources technologiques aux capacités sociopolitiques

18 12 2014

Suite et deuxième partie (2) des billets précédents sur les pratiques développées dans les fab labs et makerspaces.

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Derrière la fascination diffuse pour les technologies de fabrication numérique, l’attention et les questions que peuvent susciter les fab labs tiennent aussi aux usages qu’ils semblent permettre. Les enjeux sont certes technologiques, mais surtout renvoient aux capacités qui peuvent être construites dans de tels espaces et aux formes de production qu’ils rendent possibles.


Une voie de réappropriation de la technologie

Un des arguments qui participe de l’attrait exercé par les fab labs est qu’ils permettraient d’exprimer, voire d’étendre, un potentiel de créativité plus ou moins latent, précisément en élargissant les capacités de fabrication à l’échelle de petits collectifs. Ces communautés cherchent la possibilité de développer leurs propres outils, concevoir leurs propres objets, en fonction de leurs besoins et de leur imagination.

Par la pratique et une assistance si nécessaire, ces espaces fonctionnent ainsi en favorisant une forme de réappropriation de certains outils. Dans un tel cadre, le rapport aux technologies peut être envisagé dans une logique plus conviviale, pour reprendre la perspective d’Ivan Illich[1], dans la mesure où elles sont rendues accessibles et maîtrisables, a priori sans discrimination de compétences, et où elles peuvent être plus proches des lieux de vie et des usages. Sur ce schéma, échoFab à Montréal lie par exemple accès aux technologies et autonomisation : « En transférant les activités de fabrication et de création au cœur des communautés, ses membres peuvent acquérir la maitrise des outils et diffuser les connaissances nécessaires à leur propre autonomisation. L’objectif de démocratisation technologique des Fab Labs vise aussi à accroitre l’accès aux technologies de fabrication pour favoriser la création »[2]. Avec ces initiatives peut donc devenir disponible un type d’espaces relativement nouveau où des individus peuvent exprimer des désirs créateurs, tout en conservant une appréhension et un contrôle de la finalité des technologies utilisées. Reconstruit, le rapport aux machines apparaît alors plus comme un rapport amateur que comme un rapport professionnel : d’un côté, le niveau d’exigence peut rester élevé, mais de l’autre, la liberté d’exploration et d’expérimentation est valorisée.

Apprendre en faisant et partager les connaissances

Outre cette possibilité de favoriser l’expression créative, l’état d’esprit qui imprègne les fab labs met aussi en avant la stimulation de l’apprentissage. Précisément, c’est par la pratique (la « bidouille » même, pour reprendre le terme qui y circule fréquemment) que l’apprentissage est souhaité, escompté et encouragé dans ce type de lieu. La dimension d’« éducation » est ainsi promue dans une des versions française de la charte des fab labs : « la formation dans le fab lab s’appuie sur des projets et l’apprentissage par les pairs ; vous devez prendre part à la capitalisation des connaissances et à l’instruction des autres utilisateurs »[3]. Il s’agit d’apprendre en faisant avec d’autres qui ont déjà appris dans le fab lab ou ailleurs (« Faire pour apprendre, non pas seul mais ensemble », comme le revendique par exemple le FacLab de l’Université de Cergy-Pontoise[4]).

« Open Bidouille Camp » est une initiative qui s’est développée sur ce type de principe, après une première expérimentation le 22 septembre 2012 à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). L’idée, mêlant la culture « open source », l’esprit du Do It Yourself, de la gratuité des échanges, la quête de réparabilité, sous forme d’ateliers thématiques, a été reconduite l’année suivante en février au Fac Lab de Gennevilliers et reprise depuis dans d’autres villes.

Derrière le propos technologique, la logique est donc aussi souvent celle de la capacitation. Certains fab labs portent en effet un discours qui peut rappeler celui de l’éducation populaire. Le projet de fab lab de Lannion, dans les Côtes-d’Armor, s’est constitué en affichant ce genre d’approche comme une de ses orientations constitutives : « Un des objectifs principaux du fablab est de donner accès aux citoyens aux connaissances et aux outils nécessaires pour comprendre comment un objet est fabriqué, comment il fonctionne, comment le modifier et comment le réparer. Bref : à se réapproprier des connaissances techniques peu accessibles au grand public »[5]. Le postulat courant dans ces projets est que les connaissances, même techniques, doivent circuler et qu’elles peuvent être partagées dans l’expérimentation en commun. Le rapport à la technique (de fait de plus en plus présente dans les environnements les plus quotidiens) et aux biens de consommation tend lui-même à devenir objet de questionnement, de sorte qu’il n’est plus simplement dans la passivité. D’où la valorisation de la dénomination de « makers » pour les personnes qui s’engagent dans ces activités : ils ne se contentent pas de consommer ; ils font. D’où aussi des formes de rapprochement avec l’éducation scientifique et technique en direction des jeunes générations, amenant conjointement des liens avec des réseaux associatifs (locaux ou plus larges) sur ce créneau, comme les « Petits Débrouillards » (par exemple sous forme de convention au fablab de Lannion).

Dans les activités, il n’y a pas d’assignation de rôles : celui qui a appris est invité à partager ses connaissances avec d’autres et à les accompagner dans leurs propres expérimentations. D’où le souhait également fréquent que ces lieux soient aussi propices aux rencontres : autrement dit, « [p]rivilégier l’interdisciplinarité et mettre en contact des personnes d’horizons différents », pour reprendre par exemple les termes avec lesquels sont présentées les valeurs du projet d’Artilect FabLab Toulouse[6].

Des possibilités nouvelles pour une production entre pairs et proche des territoires

Du point de vue des réalisations, le modèle est celui d’une production entre pairs où le produit n’est plus envisagé comme une « boîte noire ». Non seulement il s’agit de pouvoir en comprendre le fonctionnement, mais aussi de pouvoir le fabriquer sans être dépendant d’un processus industriel, lourd et donc inaccessible. Le rassemblement de machines et de compétences effectué dans ces lieux (re)donne des prises sur les processus de fabrication, (ré)introduit les participants dans des tâches que le système industriel avait opacifiées. Le rapport aux objets devient plus réflexif, notamment parce que les modalités de conception sont (ré)interrogées. Documenter les réalisations et surtout laisser ces informations en libre diffusion permet en outre de créer une forme de communs, avec des connaissances ou des expériences qui pourront ensuite être reprises par d’autres.

Vus sous cet angle, les fab labs et makerspaces peuvent devenir une pièce dans la reconquête de prises sur les conditions d’existence, précisément en offrant et en distribuant des capacités de production pour les artefacts constitutifs de la vie quotidienne. Bien sûr, il faut un nombre de participants suffisant, et surtout ayant une motivation suffisamment entretenue pour que ces organisations puissent fonctionner dans la durée.

Fab CityCertaines initiatives visent d’ailleurs à répandre ces lieux (qui sont aussi des lieux de sociabilité) dans les territoires. Soutenu par les autorités municipales, le projet du Fab Lab Barcelona a été élargi avec le souhait affiché d’installer des fab labs dans différents quartiers et de faire de la ville une « FabCity ». À Rennes, dans une inspiration proche, le projet situé au départ à l’Ecole européenne supérieure d’art de Bretagne est devenu celui d’un « Labfab étendu », devant permettre d’« infuser en réseau »[7]. Avec ces extensions, les fabs labs peuvent se présenter encore plus comme un moyen de ramener des outils et équipements technologiques sur des bases locales, dans un processus propre ensuite à renforcer des capacités pour aider à résoudre des problèmes également locaux, comme l’avait aussi envisagé Neil Gershenfeld : « And instead of bringing information technology (IT) to the masses, fab labs show that it’s possible to bring the tools for IT development, in order to develop and produce local technological solutions to local problems » (Gershenfeld, 2007, p. 13).

À suivre…

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[1] Pour lui : « L’outil est convivial dans la mesure où chacun peut l’utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire, à des fins qu’il détermine lui-même. L’usage que chacun en fait n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant » (Illich, 1973, p. 45).

[2] http://www.echofab.org/612-2/ , consulté le 14 juin 2014.

[3] http://fablabinternational.org/fr/fab-lab/charte-des-fab-labs , consulté le 10 avril 2014.

[4] http://www.faclab.org/apprendre-en-faisant/, consulté le 12 juin 2014.

[5] http://fablab-lannion.org/le-projet/un-lieu-d-education-populaire/ , consulté le 12 juin 2014.

[6] « Qui somme-nous ? », http://www.artilect.fr/420-2/, consulté le 12 juin 2014.

[7] « Le Labfab désormais fablab étendu sur les quartiers de Rennes », http://www.labfab.fr/non-classe/lancement-du-labfab-etendu-sur-les-quartiers-de-rennes/ , consulté le 11 avril 2014.





Une nouvelle forme d’atelier en version « high-tech » ?

17 12 2014

Pour commencer à présenter les logiques de fonctionnement des fab labs et makerspaces, suite et première partie (1) annoncée dans le billet précédent.

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Les espaces mis en service sont au croisement de logiques multiples et de différentes rationalités. L’attraction apparente vers les nouvelles technologies, celles liées à la fabrication spécialement, peut recouvrir des motivations diverses, qui ne sont justement pas réductibles à des enjeux technologiques.

Expérimentations émergentes

Les fab labs s’apparentent à des ateliers, mais se distinguent par les outils qu’ils utilisent (notamment des machines à commande numérique) et particulièrement par les qualités (voire les valeurs) mises en avant : à la différence du modèle de l’établissement industriel, ils sont conçus pour être ouverts, partagés, collaboratifs. Ils visent à permettre de concevoir, prototyper, fabriquer et tester les objets les plus divers (« presque tout », selon les promesses de Neil Gershenfeld[1]), avec un équipement de pointe mais accessible à un large public, plus large en tout cas que celui des professionnels déjà capables d’utiliser ce type d’équipement. Des machines potentiellement coûteuses (découpe laser, fraiseuse numérique, imprimante 3D, etc.), en plus du petit outillage complémentaire et de l’équipement informatique pour la CAO (conception assistée par ordinateur), sont mises à disposition pour un usage partagé (dans certains cas avec un « FabManager » qui assume la responsabilité de l’animation et de la coordination du lieu).

En principe, le label « fab lab » à proprement parler suppose l’acceptation d’une (courte) charte, qui garde l’empreinte du projet d’origine élaboré au MIT. La définition que donne la charte du MIT trace en effet presque déjà un projet collectif : « Les Fab Labs sont un réseau mondial de labs locaux, qui doppent (sic) l’inventivité en donnant accès à des outils de fabrication numérique ». En ajoutant aussi : « Les Fab Labs partagent le catalogue évolutif d’un noyau de capacités pour fabriquer (presque) n’importe quel objet, permettant aux personnes et aux projets d’être partagés »[2]. La dénomination « fab lab » a cependant été reprise largement en dehors de ce cadre et sans forcément faire référence à la filiation originelle. En fonction de la qualité des équipements proposés, et donc de leur coût (de quelques milliers de dollars ou d’euros à quelques centaines de milliers pour les plus gros fab labs), les configurations sont d’ailleurs variables et peuvent rendre les projets plus ou moins facilement réalisables. Les modèles d’organisation peuvent être également variés, selon leur orientation vers le secteur de l’enseignement, les entreprises ou le grand public (potentiellement même avec une orientation militante). Ces modèles laissent à chaque fois entrevoir des généalogies différenciées, mais aussi des intérêts et des valeurs encore hétérogènes. Fabien Eychenne (2012) avait tenté une typologie en distinguant trois types de fab labs. Ceux de types « éducationnel » sont plutôt reliés à des établissements d’enseignement, comme le Faclab de l’Université de Cergy-Pontoise, qui a même élaboré trois diplômes universitaires (DU) dans le prolongement du projet initial. Ceux de type « privé-business » traduisent plutôt les intérêts des entreprises qui en sont à l’origine, généralement dans une logique de soutien à l’innovation, comme le Creative People Lab du constructeur automobile Renault ou I2R (pour « incubateur d’innovation de rupture ») du département Énerbat de la R&D d’EDF. Ceux de type « grand public et pro amateurs » se veulent généralement ouverts sur l’environnement local et des usagers variés, qu’il s’agit d’intéresser aux formes plus personnelles de production, comme la Fabrique d’Objets Libres à Lyon qui se revendique comme un « laboratoire citoyen de fabrication ».

Quel que soit leur positionnement, ces lieux ont comme ambition commune d’élargir la diffusion des technologies de fabrication numérique, sous une forme de surcroît qui permette de rendre actifs les utilisateurs. Leurs projets, même s’ils peuvent être menés essentiellement par une seule personne, ne sont pas censés être réalisés de manière individualiste. Que ce soit pour réaliser des drones, des prothèses, ou tout objet plus ou moins utile, par exemple un appareil de mesure de la pollution atmosphérique intérieure comme au Nicelab, « laboratoire ouvert » de Nice, ou un « oreiller lumineux » comme au labfab de Rennes (pour « un réveil tout en douceur grâce à la luminothérapie »[3]), ces projets sont ainsi le produit de « communautés de pratique » (Wenger, 2005), dans lesquelles les participants se retrouvent dans un engagement mutuel et peuvent apprendre en partageant informations et compétences.

En France, des acteurs gouvernementaux ont marqué un intérêt pour cette dynamique apparemment montante, mais l’ont abordé sous un angle essentiellement économique. L’appel à projets « Aide au développement des ateliers de fabrication numérique », lancé en 2013 par la Direction Générale de la Compétitivité de l’Industrie et des Services du Ministère du Redressement productif, est resté aligné sur une vision fortement entrepreneuriale et soucieuse de débouchés économiques[4]. Sur les 154 dossiers déposés pour cette aide au financement de projets, 14 ont été sélectionnés, non sans polémique d’ailleurs dans une partie du milieu des fab labs à cause de l’opacité des critères de choix et une orientation jugée justement trop entrepreneuriale.

Au-delà du prisme de l’innovation

Par la mobilisation conjointe des énergies collaboratives et des ressources technologiques dérivées du « numérique », ces lieux expérimentaux peuvent véhiculer une logique d’innovation, mais paraissent aussi mettre en acte des réflexions et aspirations d’un courant d’auteurs qui avaient commencé, à partir des années 1960 et 1970, à compléter leur critique du modèle industriel par une esquisse de voies alternatives : Murray Bookchin (1974) sur la possibilité d’une « technologie libératrice », Ivan Illich (1973) sur la « convivialité » des outils, Fritz Schumacher (1978) sur les « technologies intermédiaires », André Gorz sur la défense de la sphère d’autonomie (Gollain, 2009), Ingmar Granstedt (2007 ; 2010) sur les outils « autonomes ».

C’est dans ce type de perspective et de filiation que fab labs et makerspaces pourraient représenter une forme de projet également politique, avec une tonalité presque émancipatrice. Au-delà de la rhétorique de l’innovation, ils semblent proposer une voie de réappropriation des outils et des activités de production. Ces ateliers visent des performances presque comparables aux équipements industriels, mais en gardant un positionnement proche de l’artisanat, qui peut ainsi être plus adapté aux désirs et besoins. Conçus de manière participative, les projets paraissent pouvoir devenir plus facilement appropriables par des populations plus ou moins proches.

Fab Lab HouseSur ce principe, une série de partenaires autour du Fab Lab Network et du Fab Lab Barcelona s’est par exemple lancée dans la conception et la fabrication d’une petite maison (Fab Lab House[5]) capable d’utiliser les ressources de son environnement (le soleil notamment) pour être auto-suffisante en énergie. Comme ce projet vise la collectivité la plus large, ses caractéristiques peuvent être récupérées sur un wiki (http://wiki.fablabbcn.org/Fab_Lab_House_Model) qui permet de retrouver spécifications et étapes de réalisation.

Les organisations qui s’expérimentent paraissent suffisamment flexibles pour être capables d’agréger de manière non sélective des contributions variées, tout en portant et en incarnant un modèle collaboratif. Mais l’analogie avec les coopératives ne fonctionne pas complètement, dans la mesure où les participations peuvent être plus fluides et où les projets ne sont pas forcément structurés par des besoins économiques précis. De fait, en France, lorsque le projet vise un public large, le statut associatif est plus souvent privilégié.

Ces expérimentations ont même commencé à s’agréger dans un mouvement qui ambitionne de s’étendre à une échelle mondiale. L’International Fab Lab Association prétend aider à promouvoir, organiser et structurer la communauté qui s’est développée[6]. Si le nombre d’implantations augmente notablement, une part de la population peut espérer accéder à de nouvelles capacités de production dans un environnement proche. L’inspirateur des fab labs, Neil Gershenfeld, a pu lui-même appuyer ce type de vision en lui donnant une portée extensive : « Ces laboratoires font partie d’un « mouvement maker » plus vaste et composé d’adeptes d’un do-it-yourself en version haute technologie, qui sont en train de démocratiser l’accès aux moyens modernes de fabriquer des choses » (Gershenfeld, 2012, p. 48, traduction personnelle). Il n’est pas seul à esquisser cette dynamique et il y a dans ces communautés une forme de conscience que certains ressorts déjà plus ou moins présents peuvent effectivement aider à renverser des dépendances.

À suivre…

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[1] Voir par exemple Gershenfeld, 2012.

[2] Traduction en français consultée le 12 juin 2014 sur http://wiki.fablab.is/wiki/Fab_Charter/fr . Pour la version originale (car les traductions peuvent varier), voir « The Fab Charter », http://fab.cba.mit.edu/about/charter/

[3] http://www.labfab.fr/portfolio/oreiller-lumineux/, consulté le 12 juin 2014.

[4] « Les projets devront viser le développement économique des entreprises, et à ce titre devront proposer des services à destination des entreprises. Dans cette optique, les projets devront s’engager dans un travail de recherche d’une pérennité économique, et devront prévoir de définir et de tester un modèle économique impliquant les entreprises utilisatrices » (http://www.dgcis.gouv.fr/secteurs-professionnels/aide-au-developpement-des-ateliers-fabrication-numerique, consulté le 11 avril 2014).

[5] Un site lui est dédié : http://www.fablabhouse.com/en

[6] Cf. « Why we are here », http://www.fablabinternational.org/fab-association/why-we-are-here, consulté le 6 avril 2014.





« Fab labs », « makerspaces » : entre innovation et émancipation ? »

16 12 2014

Sous ce titre est récemment paru un article dans le dernier numéro (n° 334, octobre 2014) de la Revue internationale de l’économie sociale (RECMA).
Pour rendre accessible son contenu, je vais le reproduire en une série de cinq billets. En voici ci-dessous l’introduction, qui sera donc le premier billet.

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Rattrapés par les enthousiasmes technophiles et l’idéologie entrepreneuriale, les fab labs (fabrication laboratories) pourraient facilement passer pour un nouvel avatar de l’économie de l’innovation[1]. Une espèce de variante des « start-up » ou la manifestation d’un esprit similaire. Ces lieux de fabrication et surtout d’expérimentation, à base de technologies numériques généralement, sont alors presque assimilés (voire réduits) à des incubateurs d’entreprises orientés vers les technologies innovantes. C’est une possibilité, mais parmi d’autres, notamment si on la replace dans une tendance au développement d’une multiplicité d’espaces plus ou moins communautaires visant à partager l’accès à des équipements sophistiqués à vocation productive, comme les makerspaces également, cet autre type de lieu permettant de se réunir et collaborer pour créer et fabriquer en commun.

Gershenfeld - Fab _ The Coming Revolution on Your DesktopInitialement, les fab labs sont certes des ateliers orientés vers les nouvelles technologies, mais conçus pour être accessibles à des non-professionnels : ils mettent à disposition des outils avancés, généralement plus facilement disponibles dans le monde industriel, afin que leurs utilisateurs puissent fabriquer leurs propres objets. L’idée, inspirée du travail du Professeur Neil Gershenfeld à la fin des années 1990 au Massachusetts Institute of Technology (MIT)[2], portée également par son laboratoire (le Center for Bits and Atoms), a été reprise dans de nombreux pays, et pas seulement ceux habituellement considérés comme étant les plus avancés techniquement, puisque des fab labs réputés sont aussi présents au Ghana et en Inde par exemple[3].

Le mouvement ainsi lancé a eu tendance à être absorbé par tout un discours emphatique allant jusqu’à annoncer une « nouvelle révolution industrielle »[4]. Mais fab labs et makerspaces (les dénominations diverses recouvrant en fait souvent des démarcations poreuses[5]) semblent révéler d’autres potentialités et peuvent aussi représenter une nouvelle forme, actualisée, d’ateliers communautaires ou d’ateliers de quartier. Un penseur critique comme André Gorz, dans ses dernières années, a défendu ce genre d’espoir, dans une forme de réactualisation et de promotion de « l’autoproduction communale coopérative »[6]. La formulation était encore dans le registre de l’hypothèse. Avec le développement notable de ces lieux, une telle hypothèse peut-elle trouver davantage de substance ? Plus précisément, fab labs et makerspaces peuvent-ils constituer un mode de production (si on les analyse par leurs débouchés) ou un système productif différent (si on les analyse par leur tissu organisationnel et leur inscription spatiale) ? Dans quelle mesure ? Même s’ils paraissent se situer à l’écart de l’ordre industriel, peuvent-ils l’affecter, le perturber ?

Les potentialités des fab labs semblent tenir à l’assemblage qu’ils réalisent[7] : des machines qui se rapprochent des standards professionnels, des modes de fonctionnement basés sur l’ouverture, des cadres relationnels propices aux échanges et à un apprentissage en commun. Comparés à l’ordre industriel, ces lieux laissent entrevoir des possibilités de reconfigurations multiples et interreliées, en l’occurrence dans le rapport :
– aux équipements et systèmes techniques ;
– au travail et aux fonctionnements organisationnels ;
– à l’espace et aux territoires ;
– aux objets et aux matières ;
– aux circuits économiques.

Pour mieux appréhender ces potentialités (dépendant donc des types d’acteurs qui s’agrègent aux projets, mais aussi des intérêts et valeurs qu’ils vont introduire et pousser, des utilisations et pratiques qu’ils vont promouvoir), la suite de l’article reviendra d’abord sur les caractéristiques de ces lieux et les promesses qu’ils paraissent ainsi porter[8] (1). On montrera ensuite en quoi ces espaces participent d’une redistribution de capacités, pas seulement techniques (2). Si un système productif paraît presque prendre forme à distance de l’ordre industriel, il s’agira enfin d’en évaluer les forces et les implications, y compris politiques (3).

À suivre donc…

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[1] Cf. « Les Fab Labs, l’avenir de l’innovation », L’Entreprise, 18/10/2013, http://lentreprise.lexpress.fr/conduite-de-projets/les-fab-labs-l-avenir-de-l-innovation_43717.html

[2] Pour une présentation et une remise en perspective du projet, voir Neil Gershenfeld, 2007.

[3] « Fab Wiki », le wiki de la « communauté » des fab labs, permet entre autres de suivre l’augmentation du nombre d’implantations (du moins celles enregistrées) à travers le monde (http://wiki.fablab.is/wiki/Portal:Labs). S’agissant de la France, 70 initiatives étaient recensées début août 2014, dont 25 « en développement » et 5 « en projet ».

[4] Parmi les textes influents, voir par exemple Anderson, 2012.

[5] On ne traitera pas ici des TechShops, qui sont une version proche, mais où, dans une logique commerciale, les usagers doivent payer pour l’utilisation des machines, souvent plus professionnelles, et les formations éventuelles.

[6] « Crise mondiale, décroissance et sortie du capitalisme », in Gorz, 2008, p. 121. Voir aussi les derniers passages de Gorz, 2007, p. 105-106.

[7] Sur l’intérêt d’une approche par les potentialités (« potentialisme technologique »), voir également Rumpala, 2013a.

[8] Cet article s’appuie sur une recherche en cours sur les processus d’expérimentation d’alternatives sociales à l’écart du marché et de l’État, les types d’activités originales qu’elles déploient et les formes d’affinités qu’elles peuvent trouver entre elles malgré leur diversité.





Sur la « décroissance » et ses conditions (2) : comprendre les pratiques

18 04 2010

Dans le précédent billet, j’avais commencé à signaler ce qu’un projet de « décroissance » demandait comme réflexions supplémentaires pour quitter le registre du slogan simplificateur et gagner éventuellement en consistance sociologique. Comme je l’expliquais déjà dans un autre article, le deuxième terrain important à prendre en compte est celui des pratiques. Prétendre faire évoluer les pratiques suppose là aussi de retrouver les déterminants de ces pratiques[1], de les disséquer pour pouvoir démêler les facteurs entretenant les logiques de consommation, de production et d’accumulation[2]. C’est pour cela qu’un projet de transformation sociale à vocation écologique peut avoir intérêt à replacer l’attention sur les usages des biens et certains déterminants des conditions de vie.

Dans ses réflexions qui accompagnent celles sur la « décroissance », Paul Ariès, l’un des théoriciens de ce courant, se rapproche de cet angle d’analyse sur les pratiques. Il met en effet en avant la nécessité de lutter contre ce qu’il appelle le « mésusage » (par exemple les produits jetables, « hors-sol », etc.), notamment en faisant en sorte que ce « mésusage » soit rendu plus coûteux (par exemple en faisant payer plus cher l’eau utilisée pour remplir une piscine privée)[3]. Pour lui, c’est l’individu dans son rôle d’usager qui doit être privilégié, plutôt que son rabaissement à une simple position de consommateur de produits. Dans cette perspective, l’idée serait de garder une forme de maîtrise sur les biens consommés et de donner à chacun la possibilité de se réapproprier les usages, ce qui peut notamment passer par des expériences associatives, communautaires ou locales (comme dans le cas des jardins partagés).

Une gamme de travaux sociologiques sur la consommation s’est effectivement développée en montrant l’importance de relier les biens à leurs usages concrets, soulignant ainsi que l‘évolution de ces usages dépend des représentations, des significations sociales, qui sont attachées à ces biens, et des déterminants culturels et économiques dans lesquels ils s’inscrivent[4]. En remontant aux facteurs influençant les pratiques, ces travaux de chercheurs pourraient servir d’appui aux propositions qui essayent de ralentir le rythme de renouvellement des marchandises, voire aideraient à ne pas céder trop rapidement à l’argument selon lequel tout nouveau produit est forcément plus éco-efficace. La durée de vie moyenne des produits est d’ailleurs une variable qui suscite des réflexions dans les milieux scientifiques et professionnels, notamment parce que permettre une plus grande longévité peut se traduire par des effets environnementaux positifs, tant du point de vue de la consommation de matières que pour le traitement des déchets[5]. Stephen Graham et Nigel Thrift ont aussi souligné que les questions de réparation et de maintenance pouvaient être des enjeux politiques, car les processus correspondants peuvent être réalisés de manière plus ou moins attentive et plus ou moins efficace[6]. Rassemblés, ces différents leviers d’action (usages, durée, entretien et maintenance des produits) pourraient au final participer à une éthique du non-gaspillage.

S’il s’agit d’appuyer une dynamique de « décroissance », la réorientation des usages peut au surplus demander de faire évoluer le rapport à la propriété, notamment parce que celle-ci tend à fonctionner comme un élément d’enfermement dans les trajectoires de développement héritées du système économique dominant[7]. Là aussi, des alternatives et des sources d’inspiration peuvent être trouvées dans des formes de mise en commun, comme les pratiques de peer-to-peer[8].

La réduction du temps de travail peut être prise comme un facteur supplémentaire facilitant de telles évolutions. L’utilisation des gains de productivité peut être réorientée vers d’autres objectifs sociaux que ceux accompagnant les systèmes productivistes et consuméristes. Certaines modélisations montrent même des effets positifs en termes d’empreinte écologique[9]. La réduction du temps de travail peut dégager du temps individuel, mais elle doit être assurée par des évolutions favorables des systèmes économique et institutionnel[10], en particulier s’il s’agit de favoriser des formes d’expression personnelles qui ne soient pas complètement absorbées par la consommation.


[1] Sur la nécessité de comprendre comment des routines s’installent à partir de l’entrée de certaines technologies dans les foyers, voir par exemple Kirsten Gram-Hanssen, « Consuming technologies – developing routines », Journal of Cleaner Production, vol. 16, n° 11, July 2008, pp. 1181-1189.

[2] Sachant que le sujet ouvrira forcément des discussions sur les variables à privilégier. Pour un effort de repérage de ces variables, voir par exemple Inge Røpke, « The dynamics of willingness to consume », Ecological Economics, vol. 28, n° 3, March 1999, pp. 399-420.

[3] Paul Ariès, Le mésusage. Essai sur l’hypercapitalisme, Lyon, Parangon/Vs, 2007.

[4] Voir par exemple les travaux d’Elizabeth Shove (comme Comfort, Cleanliness and Convenience. The Social Organization of Normality, Oxford, Berg Publishers, 2003).

[5] Voir par exemple Tim Cooper, « Slower Consumption: Reflections on Product Life Spans and the “Throwaway Society” », Journal of Industrial Ecology, vol. 9, n° 1-2, Winter/Spring 2005, pp. 51-67.

[6] Cf. Stephen Graham, Nigel Thrift, « Out of Order. Understanding Repair and Maintenance », Theory, Culture & Society, vol. 24, n° 3, 2007, pp. 1-25.

[7] Cf. Pascal van Griethuysen, « Why are we growth-addicted? The hard way towards degrowth in the involutionary western development path », Journal of Cleaner Production, vol. 18, n° 6, April 2010, pp. 590-595.

[8] Cf. Michel Bauwens, « The Political Economy of Peer Production », CTheory, 12/1/2005.

[9] Cf. Anders Hayden, John M. Shandra, « Hours of work and the ecological footprint of nations: an exploratory analysis », Local Environment, vol. 14, n° 6, July 2009, pp. 575-600.

[10] Pour une analyse de ce type, voir Juliet B. Schor, « Sustainable Consumption and Worktime Reduction », Journal of Industrial Ecology, vol. 9, n° 1-2, pp. 37-50.





Sur les conditions de la « décroissance »

10 04 2010

L’idée de « décroissance » commence à susciter de plus en plus de débats, notamment parce qu’elle arrive à un moment où le système économique montre plus que jamais ses faiblesses et qu’elle porte les critiques jusque dans ses principes mêmes. Si on prend soin de ne pas la confondre avec le qualificatif de « récession », réfléchir sur cette idée s’avère très intéressant, parce que son positionnement à contre-courant montre les difficultés à lui trouver des bases et des appuis dans les configurations sociales et institutionnelles actuellement dominantes. De grosses difficultés même, bien que les limites écologiques de la planète paraissent de plus en plus perceptibles. C’est aussi pour cette raison que j’avais essayé de souligner que le projet de « décroissance » avait, au plan intellectuel, encore un gros travail de défrichage à faire, tant pouvaient être nombreux les obstacles sur ce chemin (Cf. « La décroissance soutenable face à la question du « comment ? ». Une remise en perspective par les processus de transition et leurs conditions de réalisation », Mouvements, n° 59, juillet-septembre 2009, article disponible sous format revue ou directement en ligne).

Besoins, désirs, valeurs,  intérêts, c’est en effet dans cet enchevêtrement que l’objectif de « décroissance » doit pouvoir trouver des ancrages pour devenir crédible. Sur ce plan, les réflexions sur la « décroissance » avancent, sont portées dans le champ politique (y compris sur le terrain électoral), mais elles doivent encore travailler le rapport que peuvent entretenir ces facteurs et variables avec le changement collectif souhaité.

De fait, le projet de « décroissance » pousse un cran plus loin que celui de « développement durable », plus consensuel dans sa formulation la plus générale. « Décroître » signifie a priori qu’il s’agit de favoriser dans les processus sociaux ceux qui peuvent contribuer à ne plus alimenter l’imaginaire dominant du « toujours plus ». C’est pouvoir laisser jouer ce qu’André Gorz appelait la « norme du suffisant », dont il a montré l’érosion du fait de l’expansion capitaliste et la cascade d’effets insidieux qui en a résulté. C’est, de manière individuelle et collective, remettre ensemble le niveau de satisfaction et le rapport au travail, de sorte que les aspirations vitales puissent trouver des formes d’expression échappant à l’obsession de l’efficacité économique[1].

La question reste de savoir quels ancrages sociaux ce type de norme alternative peut encore trouver. Or, tout un ensemble de réactions montre que les consommateurs ne sont pas forcément imperméables à des considérations éthiques, qui peuvent effectivement aller jusqu’au choix de la « simplicité volontaire »[2]. Favoriser la réflexivité des consommateurs peut être un moyen de faire perdre au système économique son apparente naturalité. Les actes de consommation peuvent intégrer de nouvelles dimensions réflexives lorsque certains de leurs effets sont mis en lumière et bénéficient de larges publicisations. Une logique de « décroissance » supposerait que cette réflexivité puisse être poussée relativement loin. S’expriment déjà des formes plurielles de résistances pas forcément visibles ou bruyantes[3]. Les professionnels du marketing sont conscients de ce qui est pour eux un problème, puisqu’ils travaillent sur ces phénomènes de résistance du consommateur[4]. Le sociologue américain Stephen Zavestoski avait noté que l’immersion dans la société de consommation pouvait engendrer un stress socio-psychologique et éloignait plutôt d’un sens de l’authenticité. C’est ce manque, impossible selon lui à compenser par la consommation, qui peut favoriser un processus individuel d’introspection aboutissant justement à des attitudes anti-consommation et tentant de trouver un remède au sentiment d’insatisfaction[5].

Mais, si cette réflexivité existe sous des formes plus ou moins développées au niveau individuel, il reste à savoir jusqu’à quel point elle peut être cumulative et comment cela pourrait nourrir une dynamique collective. De fait, le flux permanent d’achats sur lequel repose la croissance économique est entretenu par une exploitation rationalisée et puissante des désirs. Compte tenu de la position asymétrique dans laquelle se retrouve le consommateur face à une telle machinerie, la réflexion du sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman permet d’une certaine manière de rappeler que les préoccupations éthiques ne peuvent être défendues au seul niveau individuel, mais qu’elles doivent être aussi soutenues sous des formes collectives[6]. L’assise sociale d’un mouvement comme celui de la « simplicité volontaire » pourrait être plus importante s’il était complété par d’autres efforts pour déplacer les critères de rationalité et les faire revenir vers des bases plus écologiquement et socialement responsables. Il peut y avoir des convergences avec des voies explorées de manière théorique et pragmatique, comme celles au croisement du don et de la gratuité[7], surtout si certains biens peuvent être mis en commun et partagés. Les activités en peer-to-peer se rapprochent de ce type d’imaginaire et peuvent même contribuer à le diffuser si elles ne sont plus réservées aux échanges de fichiers informatiques[8]. Restera à voir si ces rapprochements pourront se développer pour produire des transformations plus larges.


[1] Cf. André Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », Actuel Marx, n° 12, 2e semestre 1992.

[2] Cf. Deirdre Shaw, Terry Newholm, « Voluntary simplicity and the ethics of consumption », Psychology and Marketing, vol. 19, n° 2, pp. 167-185.

[3] Cf. Dominique Roux, « Résistance du consommateur : un état de l’art sur les formes de réponses adverses au marché et aux firmes », Actes du 4ème Congrès International des Tendances du Marketing, Paris, 2005.

[4] Comme en témoigne le numéro spécial consacré au phénomène d’anti-consommation par le Journal of Business Research en février 2009 (vol. 62, n° 2).

[5] Cf. Stephen Zavestoski, « The social-psychological bases of anticonsumption attitudes », Psychology and Marketing, vol. 19, n° 2, pp. 149-165.

[6] Cf. Zygmunt Bauman, L’éthique a-t-elle une chance dans un monde de consommateurs ?, Paris, Climats, 2008.

[7] Cf. Jacques T. Godbout en collaboration avec Alain Caillé, L’esprit du don, Paris, La Découverte / Poche, 2000 ; Jacques Godbout, Le don, la dette et l’identité. Homo donator vs. homo oeconomicus, Paris, La Découverte / MAUSS, 2000 ; Viv(r)e la gratuité ! Une issue au capitalisme vert, sous la direction de Paul Ariès, Villeurbanne, Éd. Golias, 2009.

[8] Pour une vision en ce sens, voir par exemple Michel Bauwens, Rémi Sussan, « Le peer to peer : nouvelle formation sociale, nouveau modèle civilisationnel », Revue du MAUSS semestrielle, n° 26, 2005, pp. 193-210.





Autre monde, autres réseaux ?

10 03 2010

Quels leviers reste-t-il encore aujourd’hui pour les projets de transformation sociale, notamment ceux qui affirment qu’« un autre monde est possible » ? Question difficile, car l’époque semble être davantage aux doutes et aux désorientations. Construire une alternative politique suppose en effet de retrouver des prises sur notre monde et son évolution. Malheureusement, un certain fatalisme peut conduire à penser que les forces et dynamiques en jeu sont quasiment devenues insaisissables, notamment celles qui sous-tendraient la lame de fond de la « globalisation ».

De ce point de vue, les attentes de renouvellement théorique et pratique sont donc fortes. Dans un article paru en octobre 2007 dans la revue Raison publique (« La connaissance et la praxis des réseaux comme projet politique », téléchargeable en fichier pdf), j’avais essayé de voir dans quelle mesure une pensée et une praxis des réseaux pouvaient fournir une forme de secours. La proposition, avec les outils de la philosophie politique et des sciences sociales, visait plus précisément à tester s’il pouvait y avoir là, dans cette pensée des réseaux, un moyen de reconstruire un projet politique adapté aux configurations contemporaines.

Si notre monde devient un monde de réseaux (comme nombre d’analyses tendent à le confirmer), il faut en effet le saisir avec des outils du même ordre. Et c’est seulement après ce travail qu’il devient possible de réfléchir plus sérieusement à un « autre monde possible ». Pour prendre un exemple emblématique, Toni Negri, un des théoriciens actuellement influents dans la pensée radicale, évoque le rôle des réseaux et les formes de pouvoir qui en découlent, mais il ne pousse pas la réflexion autant qu’il le pourrait. Selon son analyse, le vaste appareil de gouvernement qui s’est installé et qu’il appelle « l’Empire » (notamment dans le livre du même nom) serait d’autant plus difficile à contrecarrer qu’il s’avérerait expansif, enveloppant, décentralisé et déterritorialisé. Et, si on continue à suivre ce type de perspective, ce serait dans et par les « multitudes » que de nouvelles formes de résistance devraient être amenées à se développer. Sauf qu’on peut aussi considérer que la construction d’une alternative politique n’a guère avancé si ces nouveaux réseaux de pouvoir restent dans une appréhension abstraite, lointaine et nébuleuse. Ces réseaux, comme je le proposais, il faudrait faire l’effort d’essayer de les tracer véritablement, pour au moins commencer à donner les voies permettant d’en sortir ou éventuellement de les reconfigurer, et c’est ensuite qu’il serait possible de fournir des bases aidant à reconstruire un véritable projet politique.

Certes, la tendance de l’époque paraît déjà être à vouloir tout tracer. Mais ce n’est pas tellement ce penchant à la surveillance et au contrôle disciplinaire qu’il s’agit d’encourager. À rebours de cette tendance, l’enjeu serait plutôt de faire en sorte que ce traçage généralisé des réseaux garde un potentiel émancipateur, donc surtout ne conduise pas à une dérive sous forme d’instrumentalisation policière ou autoritaire.

L’article, qui esquisse en trois étapes les grandes lignes d’un tel projet, est désormais accessible directement en ligne sur le site de la très dynamique et souvent très stimulante revue Raison publique.





Le changement social comme motif sous-jacent de la science-fiction

17 07 2009

Vu leur diversité, il pourrait paraître hasardeux de verser l’ensemble des récits de science-fiction dans une unité thématique. Pourtant, de manière plus ou moins directe, ces récits et les descriptions qui les tissent semblent tourner autour d’une question : celle du changement social. Pour résumer, on peut dire que la science-fiction est une forme de questionnement sur le grand récit du Progrès. Elle constitue un flux d’interrogations sur l’au-delà de la « modernité »[1]. Si l’on revient à ce qui nourrit fondamentalement ces productions fictionnelles, le principal matériau travaillé se révèle être en effet la façon dont l’humanité change du fait de ce qu’elle produit. Ce qui est aussi une manière de poser la question des conditions de maîtrise de ce changement. Même si elle n’est pas forcément la plus apparente, la dimension politique est donc loin d’être absente.

 

            – La remise en visibilité des forces du changement social

En passant par la forme romancée, le travail narratif permet de remettre en visibilité les forces qui animent le changement social. La science-fiction est par exemple une manière de s’intéresser à ce qui se prépare dans les laboratoires, mais d’une façon différente de la vulgarisation scientifique. Le registre fictionnel peut d’ailleurs faire écho à des préoccupations montantes quant aux effets de certaines avancées technoscientifiques. Au début des années 1980, l’américain Greg Bear s’est ainsi saisi du thème des bio-puces pour en faire le sujet d’un de ses romans : La musique du sang[2]. L’histoire est celle d’un généticien travaillant sur des sortes d’ordinateurs vivants de la taille d’une cellule. Découvrant qu’une partie de ses recherches s’avère en fait plutôt personnelles, son laboratoire décide de le renvoyer. Le « héros » choisit donc de s’injecter le résultat de son travail en espérant pouvoir le récupérer par la suite. Mais ces cellules vont se multiplier, prendre leurs propres orientations, coloniser et remodeler le corps de leur hôte, jusqu’à aller au-delà…

Sans que les événements soient survenus,  la voie fictionnelle permet d’agencer des hypothèses de changement et de déployer, de manière plus ou moins continue, une chaîne de conséquences imaginables. À défaut de pouvoir prédire assurément des effets dans la réalité, elle donne un cadre d’expérimentation pour  évaluer ce que pourraient être les répercussions techniques et sociales des nouvelles technologies. C’est ce que la littérature plus ou moins proche du courant cyberpunk fait avec les nanotechnologies, en leur attribuant souvent ce pouvoir de changement. Abordant ces dernières dans une perspective à la frontière de l’histoire culturelle et de l’analyse littéraire, Sylvie Catellin prend comme exemple L’âge de diamant (The Diamond Age) de Neal Stephenson, qui peut être vu effectivement comme un « roman-monde, dans lequel la nanotechnologie omniprésente a redessiné la civilisation, la géographie politique, la vie quotidienne et les relations humaines dans leurs multiples dimensions »[3]. Tous ces changements insérés dans l’intrigue peuvent être pris comme autant de pistes de questionnement, précisément sur les formes que pourrait prendre ce nouvel âge où l’humanité aurait la capacité de manipuler les atomes et donc de façonner la structure minérale la plus dure, pour reprendre l’image de Neal Stephenson qui pousse en effet loin la métamorphose sociale.

D’une certaine manière, la science-fiction prend aussi acte de l’imbrication des enjeux technoscientifiques et des enjeux sociopolitiques. Ce n’est pas pour rien que, dans le courant cyberpunk notamment, la ville est souvent prise comme lieu révélateur, comme cadre de la concentration des transformations sociales[4]. Que serait une planète où l’espace serait devenu majoritairement urbain ? Les relations sociales en seraient-elles affectées ? Corps et machines finiraient-ils combinés tant au plan individuel qu’à l’échelle du collectif ? Est-ce la simple extrapolation d’un réel dans lequel les villes semblent de plus en plus devenir des hybrides d’organismes et d’artefacts, interconnectés dans et par des systèmes techniques[5] ?

 

            – Une interrogation sur la maîtrise des fonctionnements sociaux

La question du changement social appelle presque logiquement celle de sa maîtrise et l’on retrouve effectivement cet enjeu corrélatif dans nombre d’œuvres majeures. C’est le cœur du cycle de Fondation, série de livres rédigés par Isaac Asimov, d’abord dans les années 1940 puis dans les années 1980. Partant de l’enjeu de la restauration d’une civilisation galactique en déclin, l’argument narratif est notamment bâti autour d’une science novatrice, la « psychohistoire », dont la vocation est de prévoir et même d’organiser les évolutions sociales à large échelle (interplanétaire en l’occurrence), en s’appuyant sur des outils mathématiques et psychosociologiques très poussés. De manière subtile, les différents volumes permettent de poser de stimulantes questions sur les possibilités de modéliser les multiples actions des groupes humains et de les orienter en fonction de plans établis à l’avance.

D’autres univers fictionnels montrent les difficultés des sociétés futures à s’adapter à leurs propres productions. Les univers mis en scène dans le courant cyberpunk sont une manière de questionner le rôle des nouvelles technologies dans les évolutions sociales. Ces fictions d’un futur saturé de technologies électroniques fonctionnent aussi comme des interrogations sur les nouveaux dispositifs de surveillance, de contrôle et de manipulation, rendus possibles par les évolutions technologiques.

En étirant certaines lignes d’évolutions sociales, ces productions fictionnelles questionnent aussi la possibilité de trouver des prises sur les déterminants plus ou moins repérables de ces évolutions. Que faire avec la science et la technique si on ne sait pas où elles peuvent conduire et dans quelle mesure leurs orientations pourraient être maîtrisables ? Expérimenter par des voies imaginaires les évolutions possibles des collectivités humaines peut ainsi aboutir à composer d’autres formes de questionnement sur les modes de régulation de ces collectivités, et donc à mettre aussi le politique en situation expérimentale.

 

            – Un regard sur les lieux du politique et la nature du pouvoir

Par les mondes qu’elles mettent en scène, les œuvres de science-fiction touchent forcément au politique, même si, là aussi, c’est de manière plus ou moins directe. En dépaysant les représentations, elles peuvent offrir de nouveaux cadres, plus prospectifs, aux réflexions sur le pouvoir. Les fictions qui ont placé leurs protagonistes dans des univers numériques ont aussi été une façon de montrer que ces univers, fussent-ils « virtuels », n’étaient pas exempts de relations de pouvoirs. Le courant cyberpunk a justement contribué à décrire le « cyberespace » comme un terrain de lutte et un enjeu de pouvoir. Dans les visions produites, la maîtrise de ce « cyberespace » devient une nouvelle forme de pouvoir. Dans les récits de la mouvance cyberpunk, le pouvoir véritable est souvent attribué à de vastes organisations économiques multinationales, dont l’influence tient notamment à leur capacité à contrôler les flux d’informations. Dans les représentations proposées, les dissidences semblent atomisées et condamnées à se réfugier dans des sous-cultures urbaines aux activités souvent interlopes.

La science-fiction peut être aussi une manière de questionner les logiques de puissance et les formes de conflit dans des lieux qui ne sont plus simplement terrestres[6]. Avec le « space opera », sous-genre déplaçant les récits d’aventure vers des horizons interplanétaires, elle a de fait exploré relativement tôt la militarisation de l’espace. Elle signale ainsi à sa manière que le déploiement de nouvelles armes sur de nouveaux champs de bataille peut effectivement soulever des enjeux originaux, notamment en termes d’intensité technologique. Et, dans des relations en forme d’allers-retours presque constants, cette imagination fictionnelle est d’ailleurs loin d’être sans influence sur les développements technologiques en matière militaire, même jusque dans les choix politiques et scientifiques qui les soutiennent (l’exemple le plus évident étant le programme « Star Wars » soutenu par Ronald Reagan)[7].

 


[1] Ce n’est pas pour rien que Fredric Jameson, un des analystes majeurs du « post-modernisme », s’est intéressé à la science-fiction. Voir par exemple Fredric Jameson, Archéologies du Futur. Le désir nommé utopie, Paris, Max Milo Editions, 2007.

[2] Paris, Galimmard / Folio SF, 2005 (Blood Music, New York, Arbor House, 1985). Pour des éléments d’interprétation, voir Jérôme Goffette, « De Claude Bernard à La musique du sang de Greg Bear : voir et savoir l’intérieur du corps », Alliage, n° 62, avril 2008.

[3] Sylvie Catellin, « Nanomonde : entre science et fiction. Quelles visions du futur ? », Alliage, n° 62, avril 2008, pp. 67-78.

[4] Cf. Roger Burrows, « Virtual culture, urban social polarisation and social science fiction », in Brian Loader (ed.), The Governance of Cyberspace. Politics, Technology and Global Restructuring, London, Routledge, 1997.

[5] Cf. Matthew Gandy, « Cyborg Urbanization: Complexity and Monstrosity in the Contemporary City », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 29.1, March 2005, pp. 26-49.

[6] Cf. Mark Hamilton, « Intergalactic Relations and The Politics of Outer Space: Lessons from Science Fiction », in Securing Outer Space. International Relations Theory and the Politics of Space, Edited by Michael Sheehan and Natalie Bormann, London, Routledge, 2008.

[7] Cf. Charles E. Gannon, Rumors of War and Infernal Machines. Technomilitary Agenda-Setting in American and British Speculative Fiction, Lanham, Rowman and Littlefield, 2005.





Ce que la science-fiction peut apporter à la pensée politique

17 12 2008

Le passé est souvent utilisé pour éclairer le présent. Mais le futur semble l’être beaucoup moins. L’exercice paraît effectivement plus périlleux. Évidemment, nul ne peut savoir ce que sera exactement le futur. Le besoin d’en avoir une connaissance, et même de le maîtriser, n’a pas cessé pour autant. Dans l’espoir d’arriver à appréhender et traiter plus facilement des enjeux actuels, les tentatives ont continué à se développer en cherchant des garanties scientifiques et en ébauchant des méthodes, comme celles de la prospective et de son travail sur scénarios.

Je propose d’explorer une autre voie, celle de la science-fiction, et de montrer les apports qui peuvent en être dégagés pour la pensée politique. Ce serait facile d’écarter la proposition d’un geste condescendant. Il suffirait de ramener les œuvres et productions de ce domaine à un simple exercice d’imagination débridée. Mais ce serait ignorer ce que des œuvres puissantes ont pu apporter aux débats et aux réflexions sur l’évolution du monde[1]. Ce serait aussi croire que ces écrits n’ont d’autre ambition que celle de l’imaginaire.

Sortis des clichés, les écrits de science-fiction peuvent en effet trouver d’autres résonances. De manière significative, les interrogations, mais aussi les manifestations d’anxiété, montent sur l’accélération du changement technique et social, et a fortiori sur ses effets[2]. Ces interrogations nourrissent de plus en plus de doutes sur l’adaptation des outils intellectuels actuellement disponibles[3]. Dans des écrits plus ou moins proches de la sphère académique, quantité d’indices sont mis en avant pour signaler qu’un autre monde est en train de se construire. Sauf que, devant la rapidité apparente des évolutions, la réflexion risque aussi d’être en retard par rapport à leur potentiel de transformation sociale[4].

Pour appréhender le monde qui vient, il peut donc être utile de réfléchir à d’autres approches et opérations intellectuelles. La première peut être tout simplement de prendre de la distance dans la manière de percevoir le monde et son fonctionnement. La science-fiction offre un matériau propice à ce type d’attitude et il va s’agir ici de montrer que ce matériau peut aussi être incorporé dans un processus de production de connaissance. Ces potentialités ont été pour partie plus ou moins entrevues[5], mais elles méritent d’être pleinement développées.

L’hypothèse centrale fondant et nourrissant mon approche est que la science-fiction représente une façon de ressaisir le vaste enjeu du changement social, et derrière lui celui de ses conséquences et de leur éventuelle maîtrise. Autrement dit, que ce soit sur le versant utopique ou dystopique, ce qui se construit aussi dans ces productions culturelles, c’est un rapport au changement social. La science-fiction offre, certes plus ou moins facilement, des terrains et des procédés pour s’exprimer sur des mutations plus ou moins profondes, plus précisément sur les trajectoires que ces mutations pourraient suivre. Elle constitue une voie par laquelle le changement social se trouve réengagé dans une appréhension réflexive.

C’est parce que le présent contient les conditions de fabrication du futur que l’enjeu est aussi d’être capable de développer une réflexion à rebours. Science et technique ont évidemment des implications politiques, et leurs évolutions potentielles demandent non seulement de maintenir l’attention, mais aussi de garder des prises réflexives sur le champ des possibles. D’où l’intérêt des œuvres de science-fiction pour la pensée politique, ce que j’essaierai d’exposer et d’expliquer en trois étapes à venir prochainement sur ce blog. La première permettra de mettre en évidence le potentiel heuristique de la science-fiction. La deuxième visera à montrer en quoi les récits proposés constituent aussi des dispositifs de problématisation. En soulignant que le changement social transparaît ainsi comme un motif latent, la troisième cherchera enfin à préciser comment il est possible de tirer parti des idées avancées sous forme fictionnelle et de les rendre productive du point de vue de la théorie politique.

À suivre…

[1] 1984 de Georges Orwell et Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley servent de références classiques. Sur la force philosophique de ces oeuvres dans l’évocation du totalitarisme, voir Michel Freitag, « Totalitarismes : de la terreur au meilleur des mondes », Revue du MAUSS, n° 25, 2005/1, pp. 145-146.

[2] Cf. Hartmut Rosa, « Social Acceleration: Ethical and Political Consequences of a Desynchronized High-Speed Society », Constellations, vol. 10, n° 1, 2003, pp. 3-33.

[3] Cf. Nicholas Gane, « Speed up or slow down? Social theory in the information age », Information, Communication & Society, vol. 9, n° 1, February 2006, pp. 20-38.

[4] Comme le fait remarquer Cynthia Selin : « sociologic tools readily equip scholars to look at the future in terms of how various people today talk about tomorrow; but they do not enable taking the social reality of futures seriously » (« The Sociology of the Future: Tracing Stories of Technology and Time », Sociology Compass, 2/6, 2008, p. 1882).

[5] Sur l’utilisation du film Blade Runner, inspiré du romancier américain Philip K. Dick, comme source de réflexion sur la nature humaine et comme incitation à un passage de la théorie politique par le cinéma, voir par exemple Douglas E. Williams, « Ideology as Dystopia: An Interpretation of Blade Runner », International Political Science Review, vol. 9, n° 4, 1988, pp. 381-394.