« Fab labs », « makerspaces » : entre innovation et émancipation ? »

16 12 2014

Sous ce titre est récemment paru un article dans le dernier numéro (n° 334, octobre 2014) de la Revue internationale de l’économie sociale (RECMA).
Pour rendre accessible son contenu, je vais le reproduire en une série de cinq billets. En voici ci-dessous l’introduction, qui sera donc le premier billet.

* * *

Rattrapés par les enthousiasmes technophiles et l’idéologie entrepreneuriale, les fab labs (fabrication laboratories) pourraient facilement passer pour un nouvel avatar de l’économie de l’innovation[1]. Une espèce de variante des « start-up » ou la manifestation d’un esprit similaire. Ces lieux de fabrication et surtout d’expérimentation, à base de technologies numériques généralement, sont alors presque assimilés (voire réduits) à des incubateurs d’entreprises orientés vers les technologies innovantes. C’est une possibilité, mais parmi d’autres, notamment si on la replace dans une tendance au développement d’une multiplicité d’espaces plus ou moins communautaires visant à partager l’accès à des équipements sophistiqués à vocation productive, comme les makerspaces également, cet autre type de lieu permettant de se réunir et collaborer pour créer et fabriquer en commun.

Gershenfeld - Fab _ The Coming Revolution on Your DesktopInitialement, les fab labs sont certes des ateliers orientés vers les nouvelles technologies, mais conçus pour être accessibles à des non-professionnels : ils mettent à disposition des outils avancés, généralement plus facilement disponibles dans le monde industriel, afin que leurs utilisateurs puissent fabriquer leurs propres objets. L’idée, inspirée du travail du Professeur Neil Gershenfeld à la fin des années 1990 au Massachusetts Institute of Technology (MIT)[2], portée également par son laboratoire (le Center for Bits and Atoms), a été reprise dans de nombreux pays, et pas seulement ceux habituellement considérés comme étant les plus avancés techniquement, puisque des fab labs réputés sont aussi présents au Ghana et en Inde par exemple[3].

Le mouvement ainsi lancé a eu tendance à être absorbé par tout un discours emphatique allant jusqu’à annoncer une « nouvelle révolution industrielle »[4]. Mais fab labs et makerspaces (les dénominations diverses recouvrant en fait souvent des démarcations poreuses[5]) semblent révéler d’autres potentialités et peuvent aussi représenter une nouvelle forme, actualisée, d’ateliers communautaires ou d’ateliers de quartier. Un penseur critique comme André Gorz, dans ses dernières années, a défendu ce genre d’espoir, dans une forme de réactualisation et de promotion de « l’autoproduction communale coopérative »[6]. La formulation était encore dans le registre de l’hypothèse. Avec le développement notable de ces lieux, une telle hypothèse peut-elle trouver davantage de substance ? Plus précisément, fab labs et makerspaces peuvent-ils constituer un mode de production (si on les analyse par leurs débouchés) ou un système productif différent (si on les analyse par leur tissu organisationnel et leur inscription spatiale) ? Dans quelle mesure ? Même s’ils paraissent se situer à l’écart de l’ordre industriel, peuvent-ils l’affecter, le perturber ?

Les potentialités des fab labs semblent tenir à l’assemblage qu’ils réalisent[7] : des machines qui se rapprochent des standards professionnels, des modes de fonctionnement basés sur l’ouverture, des cadres relationnels propices aux échanges et à un apprentissage en commun. Comparés à l’ordre industriel, ces lieux laissent entrevoir des possibilités de reconfigurations multiples et interreliées, en l’occurrence dans le rapport :
– aux équipements et systèmes techniques ;
– au travail et aux fonctionnements organisationnels ;
– à l’espace et aux territoires ;
– aux objets et aux matières ;
– aux circuits économiques.

Pour mieux appréhender ces potentialités (dépendant donc des types d’acteurs qui s’agrègent aux projets, mais aussi des intérêts et valeurs qu’ils vont introduire et pousser, des utilisations et pratiques qu’ils vont promouvoir), la suite de l’article reviendra d’abord sur les caractéristiques de ces lieux et les promesses qu’ils paraissent ainsi porter[8] (1). On montrera ensuite en quoi ces espaces participent d’une redistribution de capacités, pas seulement techniques (2). Si un système productif paraît presque prendre forme à distance de l’ordre industriel, il s’agira enfin d’en évaluer les forces et les implications, y compris politiques (3).

À suivre donc…

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[1] Cf. « Les Fab Labs, l’avenir de l’innovation », L’Entreprise, 18/10/2013, http://lentreprise.lexpress.fr/conduite-de-projets/les-fab-labs-l-avenir-de-l-innovation_43717.html

[2] Pour une présentation et une remise en perspective du projet, voir Neil Gershenfeld, 2007.

[3] « Fab Wiki », le wiki de la « communauté » des fab labs, permet entre autres de suivre l’augmentation du nombre d’implantations (du moins celles enregistrées) à travers le monde (http://wiki.fablab.is/wiki/Portal:Labs). S’agissant de la France, 70 initiatives étaient recensées début août 2014, dont 25 « en développement » et 5 « en projet ».

[4] Parmi les textes influents, voir par exemple Anderson, 2012.

[5] On ne traitera pas ici des TechShops, qui sont une version proche, mais où, dans une logique commerciale, les usagers doivent payer pour l’utilisation des machines, souvent plus professionnelles, et les formations éventuelles.

[6] « Crise mondiale, décroissance et sortie du capitalisme », in Gorz, 2008, p. 121. Voir aussi les derniers passages de Gorz, 2007, p. 105-106.

[7] Sur l’intérêt d’une approche par les potentialités (« potentialisme technologique »), voir également Rumpala, 2013a.

[8] Cet article s’appuie sur une recherche en cours sur les processus d’expérimentation d’alternatives sociales à l’écart du marché et de l’État, les types d’activités originales qu’elles déploient et les formes d’affinités qu’elles peuvent trouver entre elles malgré leur diversité.


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