Au-delà de la « société du risque »

4 01 2015

Quelques mots et commentaires suite au décès du sociologue allemand Ulrich Beck le 1er janvier dernier. Difficile de ne pas croiser les réflexions du penseur de la « société du risque » quand on s’intéresse aux enjeux écologiques, à leur construction et à leur prise en charge. Ce fut le cas pour mes premières recherches (par exemple sur la qualification de problèmes comme « risques environnementaux » et la tendance institutionnelle à les convertir en problèmes économiques), qui m’avaient amené à discuter ses travaux.

La société du risqueDe fait, la réflexion d’Ulrich Beck a pris une place importante dans le champ des théories abordant la confrontation entre les sociétés contemporaines et les problèmes environnementaux qui leur sont imputables. En 1986, il publiait un ouvrage qui allait devenir majeur sur ce qu’il a appelé la « société du risque » (Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne[1]). Ce livre a ouvert tout un ensemble de discussions sur un large éventail (avec des réflexions qui ne se limitent pas aux questions environnementales, mais qui touchent aussi au travail, aux relations entre sexes, aux trajectoires de vie…), au point de faire désormais figure de classique. Ses autres écrits développant ce thème continuent à susciter de riches débats académiques autour des enjeux environnementaux et de leur prise en charge collective[2].

Les analyses développées par Ulrich Beck ont effectivement un effet stimulant lorsqu’il s’agit d’essayer d’appréhender les changements sociaux qui ont marqué ces dernières décennies, notamment ceux rattachables aux préoccupations de plus en plus diffuses engendrées par les pressions des activités humaines sur les milieux naturels et sur l’humanité elle-même[3]. Ce sont d’ailleurs des changements profonds qu’Ulrich Beck donne à voir, des changements qui mettent en question les soubassements même de la modernité sur laquelle s’est construite la société industrielle. L’argumentation avancée part des contradictions qui opèrent à l’intérieur même du système, assis sur un « progrès » technico-économique qui finit par le faire ployer, au point de le mettre au bord de l’écroulement et de rendre de plus en plus dérisoire l’idée d’une quelconque maîtrise. Pour cela, la perspective d’Ulrich Beck a donné lieu à des commentaires qui l’ont couramment placée en position antagonique par rapport au courant théorique de la « modernisation écologique » : cette perspective sur la « société du risque » est souvent vue comme une description fortement teintée par le pessimisme, notamment parce qu’elle s’avère très sceptique sur le rôle que peuvent prendre la science et la technologie pour surmonter la crise écologique[4]. Les questions soulevées par Ulrich Beck croisaient en tout cas des points importants de mon questionnement et méritaient par conséquent une prise en compte attentive.

Un des traits marquants de la réflexion d’Ulrich Beck se trouve dans sa manière de prendre en considération les enjeux environnementaux. Les menaces pesant sur l’environnement ne sont pas abordées comme un élément périphérique, une donnée secondaire dans une entreprise théorique traitant des évolutions de la société moderne, mais bien comme un facteur central à intégrer pour accéder à la compréhension de ces évolutions[5]. Ulrich Beck met en effet en relief l’installation d’un nouveau contexte, résultant d’une pression croissante sur l’environnement, à la fois quantitativement et qualitativement. De ce point de vue, les détériorations sont d’autant plus inquiétantes qu’elles ont changé de nature : elles sont devenues globales, elles tiennent à l’utilisation de plus en plus large de substances toxiques, et il apparaît probable que certaines de ces détériorations sont irréversibles. À ces risques, dont l’ampleur tient notamment à leur caractère cumulatif, s’ajoutent en outre toutes les catastrophes que peuvent laisser craindre les installations nucléaires, chimiques, les manipulations génétiques. Bref, les risques touchant l’environnement tendent à prendre une dimension qu’ils n’avaient jamais connue auparavant dans l’histoire de l’humanité.

En fait, l’optique d’Ulrich Beck pousse bien plus loin que la description de l’aspect général des menaces engendrées par les processus d’industrialisation, puisqu’il s’agit surtout pour lui de montrer les répercussions que ces menaces peuvent avoir au sein même des orientations de la société industrielle. C’est justement à cause de ces menaces de dimension nouvelle que la société industrielle entre dans une dynamique de changement profond, autrement dit que se dessine ce qu’Ulrich Beck appelle la « société du risque »[6]. Dans ce type de société, la satisfaction des besoins matériels des populations tend à susciter des problèmes et des tiraillements de moindre importance que ceux liés à la production, à la définition et à la distribution des risques. La logique « négative » de distribution des risques semble ainsi effacer la logique « positive » de distribution des richesses[7].

Le raisonnement d’Ulrich Beck combine plusieurs lignes d’argumentation. Il insiste sur le caractère de plus en plus ambivalent des technologies les plus avancées : derrière les progrès que ces technologies sont censées apporter à l’humanité en matière nucléaire, chimique, de génie génétique, se trouve aussi un potentiel de destruction, ressenti de manière diffuse par le public sans que celui-ci en ait pour autant une perception très précise. Le poids de plus en plus important de l’expertise scientifique est abordé de manière corrélative. L’imbrication des questions écologiques et technologiques débouche en effet sur une dépendance croissante envers les experts, avec d’ailleurs tout un discours qui se veut rassurant et qui est censé rendre compte d’une capacité à maîtriser les risques hérités du développement de la société industrielle.

Ecological Politics in an Age of RiskPour Ulrich Beck, l’intervention des États souffre en fait d’un grave défaut d’adaptation, dans la mesure où la sécurité qu’ils promettent pouvait peut-être convenir à la société industrielle, mais retarde désormais d’un siècle, face à des risques dotés d’une dimension et d’un caractère fort différents. Confrontée à ces risques, la société devient en quelque sorte un laboratoire, mais un laboratoire dans lequel il paraît difficile de dire qui est responsable des effets de l’expérimentation en cours[8]. C’est pour cela qu’Ulrich Beck parle d’« irresponsabilité organisée »[9]. Cette notion vise à rendre compte de l’attitude ambiguë des institutions sur lesquelles s’appuie la société moderne, celles-ci reconnaissant et niant en même temps la menace. Ulrich Beck essaye ainsi de mettre en lumière les divers dispositifs sociaux, politiques, économiques, qui finissent, plus ou moins volontairement, par ne plus rendre visibles les sources et les effets des menaces environnementales[10].

La science et la technologie prennent dans cette perspective un rôle particulier. Ulrich Beck leur donne d’ailleurs une position centrale dans l’analyse des agencements institutionnels qui participent aux processus de changement repérés. C’est en effet pour une large part à partir de l’appareillage scientifique que peut s’effectuer la perception des risques environnementaux. Pour que des risques puissent être décrits et leur nature évaluée, c’est tout un ensemble de connaissances qui doit être mobilisé. En fait, avec l’entrée dans la « société du risque », science et technologie se trouvent placées dans un contexte nouveau, qui donne un caractère obsolète au corps d’idées et de principes jusque-là utilisé. En cela, la science et la technologie apparaissent aussi à l’origine des problèmes rencontrés, notamment parce qu’elles continuent à opérer sans disposer de l’outillage conceptuel adéquat pour appréhender des questions apparemment nouvelles. Face à cette situation, la science est toutefois poussée vers une forme plus réflexive, qui tend à modifier ses conditions d’insertion dans la société. En suivant ce mouvement, la science peut ainsi contribuer également à la réorganisation de la perception sociale des risques, et fournir des soubassements à une phase de « modernité réflexive »[11].

En fait, la transition qui engage la société industrielle dans une modernisation réflexive touche à la fois les domaines de la science et de la politique. Ulrich Beck présente ce mouvement comme le double résultat d’un processus d’individualisation et de la logique de distribution des risques. Le premier axe correspond à une « détraditionnalisation » des modes d’organisation sociale de la société industrielle (travail, famille, couple). Le second axe s’inscrit quant à lui dans le prolongement de la révélation des risques amenés par la modernisation, l’argument étant que, dans la société du risque, distribution des richesses et distribution des risques renvoient non seulement à des logiques incompatibles mais aussi concurrentes.

Dans l’esprit d’Ulrich Beck, la modernisation réflexive n’exprime pas un effacement, mais une radicalisation de la modernité. Et c’est la société industrielle elle-même qui vient saper la stabilité de ses fondements. Science et politique, qui faisaient partie des éléments constitutifs, perdent les contours précis que pouvaient avoir leurs fonctions dans l’organisation sociale. Ce faisant, elles prennent aussi une nouvelle place. La modernité réflexive témoigne en somme d’un désenchantement de la science et d’une institutionnalisation du doute.

Le questionnement qui guidait ma recherche amenait à accorder une attention particulière à la situation de l’intervention étatique dans le schéma décrit par Ulrich Beck[12]. L’intervention des États peut être considérée comme une expression de leur engagement à assurer à leurs citoyens la sécurité en matière économique et environnementale. Pour cela, ce sont les outils conceptuels et les institutions de la société industrielle qui ont été employés. Or, ces outils et institutions hérités d’un autre contexte se révèlent inadaptés pour traiter des risques environnementaux qui ont pris une dimension nouvelle. La conséquence est une délégitimation radicale de l’État dans sa vocation protectrice[13].

World at RiskAvec les craintes liées aux dégradations à grande échelle de l’environnement, aux menaces de catastrophe, le pire entre dans le registre du possible. La légitimité de l’autorité étatique tend par là à être durement affaiblie, en même temps que les bureaucraties administratives voient démenties les prétentions à la rationalité qui auréolaient leur activité. Par réaction, dans une forme d’état d’urgence généralisé, la prévention des risques repérables peut entraîner une emprise croissante du pouvoir scientifique et bureaucratique sur une part de plus en plus large de la vie quotidienne, au point d’inhiber des principes fondamentaux de la démocratie. Cependant, le terrain politique paraît également ouvert à de nouvelles formes de protestation qui sortent du cadre institutionnel consacré. Ulrich Beck entrevoit ainsi un espace composite qui se trouve entre le politique et le non-politique, et qu’il qualifie de « sub-politique ». C’est notamment dans cet espace que se diffusent les thématiques portées par les mouvements écologistes (du moins lorsque ceux-ci ne sont pas absorbés par le jeu institutionnel du système politique central).

Bien qu’elle paraisse très stimulante, la réflexion d’Ulrich Beck conserve un certain nombre de points embarrassants et d’autres qui peuvent sembler manquer d’approfondissement. Le concept de risque y est employé sous une forme assez large, les problèmes environnementaux figurant en bonne place mais sans que soient véritablement différenciés les traits particuliers de chaque type de problème. En outre, Ulrich Beck montre bien les conflits qui existent dans la définition des risques, mais il ne s’engage pas pour essayer de voir plus précisément ce qui constitue la nature de ces risques, les propriétés qu’ils peuvent avoir. En ce sens, l’usage qui est fait de la notion de risque n’est pas discriminant, ce qui permet de repérer des traits communs, mais cela présente l’inconvénient de mettre sur un même plan des phénomènes qui jouent sur la durée, par l’accumulation de dégradations, et des catastrophes qui renvoient à des événements ponctuels, même si leurs effets peuvent être tout aussi irréversibles.

Par ailleurs, comme le fait remarquer David Goldblatt, la vision qu’Ulrich Beck adopte à propos de la législation et des conflits concernant l’environnement est principalement axée sur les problèmes de pollution, en particulier ceux qui ont un impact sur la santé humaine[14]. Mais de nombreux autres sujets nourrissent aussi les préoccupations et les contestations : les transformations des paysages, les disparitions d’espèces, etc. Au surplus, l’attention d’Ulrich Beck porte davantage sur la composante législative des stratégies de régulation, et elle tend à laisser de côté d’autres éléments de l’outillage étatique qui ont d’ailleurs connu un développement notable, comme les pratiques de concertation ou les instruments économiques. Même si elle est déjà large, la réflexion d’Ulrich Beck semblait aussi conserver une certaine faiblesse quant à la dimension économique des changements repérés, notamment (et ceci m’intéressait particulièrement pour ma thèse), dans les orientations des interventions étatiques. Dans le schéma avancé, ce qui renvoie à la rationalité économique reçoit peu d’attention et, de fait, cette analyse de la « société du risque » insiste beaucoup sur le rôle de la rationalité techno-scientifique. Si ce point peut effectivement être justifié, on peut toutefois ajouter que la rationalité économique joue aussi un rôle majeur, autant à l’origine des menaces que dans la volonté de les maîtriser. Enfin, une difficulté importante réside dans l’étayage empirique de la réflexion d’Ulrich Beck : celui-ci avance un grand nombre d’idées qui peuvent avoir un effet fulgurant en première lecture, mais pour lesquelles on se demande également souvent si une analyse plus approfondie et nourrie empiriquement donnerait effectivement des éléments de confirmation. Mais c’est aussi probablement cela qui a permis à sa pensée de nourrir de riches débats.

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  • [1] Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag. En français : La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001.
  • [2] Voir par exemple parmi des écrits qui n’ont pas été traduits en français : Ecological Enlightenment. Essays on the Politics of the Risk Society (Atlantic Highlands, Humanities Press, 1995), Ecological Politics in an Age of Risk (Cambridge, Polity Press, 1995), et « Risk Society and the Provident State », in Risk, Environment and Modernity. Towards a New Ecology, edited by Scott Lash, Bronislaw Szerszynski and Brian Wynne, London, Sage Publications, 1996.
  • [3] Pour une présentation critique de la réflexion d’Ulrich Beck en liaison avec les problématiques environnementales, voir « The Sociology of Risk: Ulrich Beck », in David Goldblatt, Social Theory and the Environment, Cambridge, Polity Press, 1996, et Arthur P.J. Mol, Gert Spaargaren, « Environment, Modernity and the Risk-Society: the Apocalyptic Horizon of Environmental Reform », International Sociology, vol. 8, n° 4, December 1993.
  • [4] Arthur P.J. Mol, Gert Spaargaren, « Environment, Modernity and the Risk-Society », op. cit., p. 433 et 439 ; et Andrew Blowers, « Environmental Policy: Ecological Modernisation or the Risk Society? », Urban Studies, vol. 34, n° 5/6, May 1997.
  • [5] Ce point est souligné par David Goldblatt (Cf. « The Sociology of Risk: Ulrich Beck », op. cit., p. 155).
  • [6] Ulrich Beck en donne une définition dans Ecological Politics in an Age of Risk (op. cit., p. 67) : « I use the term ‘risk society’ for those societies that are confronted by the challenges of the self-created possibility, hidden at first, then increasingly apparent, of the self-destruction of all life on this earth ».
  • [7] Ulrich Beck, « On the Logic of Wealth Distribution and Risk Distribution », in Risk Society, op. cit., p. 19-50.
  • [8] Ulrich Beck, « A Phony Trick: Acceptable Levels », in Risk Society, op. cit., p. 69, et « The World as Laboratory », in Ecological Enlightenment, op. cit.
  • [9] Notion qui figurait dans le titre original de l’édition allemande de Ecological Politics in an Age of Risk : Gegengifte. Die organisierte Unverantwortlichkeit (Frankfurt, Suhrkamp, 1988). C’est effectivement un des thèmes centraux du livre, développé notamment dans le troisième chapitre (« Industrial Fatalism: Organized Irresponsibility »).
  • [10] Ulrich Beck remarque qu’en cas de problème, la responsabilité tend à être reportée sur les institutions politiques : « The fact is that no direct decisions are made about technology in the political system (with exception of nuclear power plants). But on the other hand, if anything goes wrong, the political institutions are made responsible for decisions they didn’t take and for consequences and threats they know nothing about » (« Politics of Risk Society », in The Politics of Risk Society, edited by Jane Franklin, Cambridge, Polity Press, 1998, p. 14-15). Il faudrait toutefois préciser que les pouvoirs publics, par leurs décisions, soutiennent aussi un ordre socio-économique, dont les risques repérés sont un des produits.
  • [11] « Science beyond Truth and Enlightenment? », in Risk Society, op. cit., p. 155-182.
  • [12] Ce point est synthétisé par David Goldblatt (Cf. « The Sociology of Risk: Ulrich Beck », op. cit., p. 179-187).
  • [13] David Goldblatt fait remarquer que la vision du rôle protecteur de l’État qui est avancée correspond en fait essentiellement à des procédures et des institutions mises en place en Europe occidentale et continentale, c’est-à-dire à trois caractéristiques particulières : l’utilisation de l’assurance comme principal moyen de compensation sociale, la place centrale de la loi comme instrument de protection et de contrôle dans le domaine de l’environnement, la position essentiellement régulatrice des institutions étatiques face à la pollution (Cf. « The Sociology of Risk: Ulrich Beck », op. cit., p. 181).
  • [14] « The Sociology of Risk: Ulrich Beck », op. cit., p. 183.




20 ans après…

29 05 2014

Je suis très déçu : je pensais que l’arrivée de Ségolène Royal à la tête du Ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie allait faire exploser les ventes de mon premier livre, Régulation publique et environnement (L’Harmattan, 2003), qui était issu de ma thèse. Plus de vingt ans après, Ségolène Royal semblait retrouver un poste relativement familier, qui faisait partie de mon étude sur « les changements dans la régulation publique des problèmes d’environnement au tournant des années 1980 et 1990 » et qui aurait pu justifier un regard rétrospectif de la part des médias et analystes de la vie politique.

Blague à part, revenir sur le passé d’un acteur politique, a fortiori dans une position de direction (et autrement que dans la veine du journalisme « people »), est forcément utile pour appréhender les logiques d’action qui vont être portées dans un champ d’intervention. Dans le cas de Ségolène Royal, il est effectivement possible d’utiliser un point de comparaison, celui de l’époque (du 3 avril 1992 au 29 mars 1993) où elle pilotait un « Ministère de l’Environnement », dans un format certes plus réduit puisqu’il peinait encore à sortir d’une situation institutionnelle plutôt périphérique.

Pays, paysans, paysagesÉpisode intéressant, car, après la démission de Brice Lalonde, le Ministère de l’Environnement repris par Ségolène Royal a fait à l’époque figure de « vitrine » permettant au gouvernement socialiste de Pierre Bérégovoy d’entretenir des possibilités de rapprochements avec les formations écologistes. Face à un contexte électoral qui s’annonçait difficile, celui des élections législatives de mars 1993, il apparaissait en effet nécessaire aux responsables socialistes de maintenir la confiance d’électeurs qui pouvaient être tentés par les arguments écologistes. Pour ce qui se rapporte à l’action gouvernementale, il s’agissait de montrer que l’exercice du pouvoir par les socialistes avait su intégrer le souci environnemental[1], qu’un travail concret avait été effectué en ce sens[2]. Pendant ces quelques mois de 1992 et 1993, Ségolène Royal a effectivement essayé de donner cette image à son action ministérielle, ce qui se traduira notamment par un positionnement et une loi plutôt opportunistes sur les paysages.

S’agissant des vieilles discussions sur l’introduction d’une fiscalité écologique dans le domaine des transports, les positions récentes de la ministre sur l’« écotaxe poids lourds » sont également intéressantes à observer et à comparer. L’histoire est longue et ancienne en effet, et c’est en fait un ensemble de discours sur les corrections tarifaires à effectuer entre les différents modes de transport qui a conservé une assise importante dans la réflexion poursuivie au Ministère de l’Environnement sous l’égide de Ségolène Royal. Celle-ci en fait même une des priorités à venir lorsqu’il s’agit de tirer le bilan de son action ministérielle (ainsi dans la brochure publiée avant son départ : « rétablir les conditions d’égalité économique entre la route et le rail, en faisant prendre en charge par le transport routier le coût des atteintes à l’environnement ; définir une solidarité financière entre le système autoroutier et le rail pour les grandes infrastructures de transport combiné dont la France et l’Europe ont besoin »[3]). Les souhaits affichés tendent ainsi à converger vers l’extension du recours aux incitations fiscales pour réduire les déséquilibres de prix qui affectent le fonctionnement du marché des transports (comme le précise plus loin la même brochure : « Le rééquilibrage du prix de la route par rapport au fer, et de la voiture individuelle par rapport aux transports collectifs est le seul moyen de développer les transports publics, du transport combiné et du ferroutage. Il mettra fin à la fuite en avant dans les autoroutes et à la fragilisation du secteur routier soumis à la politique des flux tendus des entreprises »[4]).

Dans la science politique francophone, il y a peu de travaux sur la question de l’influence du ministre titulaire du portefeuille, plus précisément comme variable susceptible d’affecter le cours d’une action publique. Dans quelle mesure la personne à ce type de poste oriente-t-elle les politiques publiques qui relèvent de son champ d’intervention ? Pierre M. Chabal avait retranscrit ce type d’enquête dans un article (« Les ministres « font »-ils une « différence » ? Le style individuel des ministres dans le changement programmé de politiques publiques », Revue internationale des sciences administratives, vol. 69, n° 1, 2003). À partir des cas d’une vingtaine de ministres européens (français, britanniques, espagnols et allemands), il avait conclu que les ministres développent leur style propre à la tête de leur ministère. D’autres travaux, à partir d’approches différentes, pourraient donner une vision moins tranchée et montrer l’influence plus profonde d’autres variables (par exemple l’influence diffuse de courants d’idées).

Ces questions, toujours intéressantes, sont désormais plus éloignées de mes recherches actuelles, et je vais donc laisser à d’autres le soin de reprendre et nourrir avec de nouveaux matériaux ce genre d’analyses.

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[1] Cette intention est perceptible dans le positionnement adopté face à l’écologie, à l’image de cet extrait provenant de réflexions du Secrétariat National à la Formation du Parti Socialiste : « Aujourd’hui, à l’heure où les partis écologistes ont réussi une percée politique et électorale sans précédent aux municipales de mars 1989, aux européennes de juin 1989 et surtout aux régionales de mars 1992, il était urgent de montrer que les socialistes avaient pleinement intériorisé la préoccupation écologiste. C’est pourquoi le choix de l’un des leurs, Ségolène Royal, pour succéder à Brice Lalonde, ou encore de Marie-Noëlle Lienemann au titre du secrétariat d’État au cadre de vie et au logement, permettra sans doute à la fois d’assurer une continuité et de mettre en exergue l’évolution des socialistes dans ce domaine » (« Bilan de la politique d’environnement des gouvernements socialistes depuis 1981, in Secrétariat National à la Formation du Parti Socialiste / Centre Condorcet, L’écologie dans le combat socialiste, Paris, Parti Socialiste, juin 1992, p. 211).

[2] Argument que l’on retrouvera dans la presse du parti : « Les vrais écologistes ce sont les socialistes qui ont œuvré en profondeur en faveur de l’environnement et d’une meilleure qualité de la vie » (in « L’écologie a besoin des Socialistes », Vendredi, n° 175 du 12 février 1993).

[3] Ségolène Royal, une année d’action pour la planète, Paris, Ministère de l’Environnement, 1993, p. 1.

[4] Comme le précise plus loin la même brochure : « Le rééquilibrage du prix de la route par rapport au fer, et de la voiture individuelle par rapport aux transports collectifs est le seul moyen de développer les transports publics, du transport combiné et du ferroutage. Il mettra fin à la fuite en avant dans les autoroutes et à la fragilisation du secteur routier soumis à la politique des flux tendus des entreprises » (« développer les incitations et la fiscalité écologique », ibid., p. 10).





Lost in Speculation

26 10 2013

À propos de :
Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.

Le compte rendu qui suit vient de paraître dans la Revue française de science politique (vol. 63, n° 3-4, Juin-Août 2013).

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Le dernier livre de Bruno Latour peut passer pour un objet curieux, autant dans son positionnement que dans son contenu. Il a d’abord l’ambition d’être plus qu’un livre. Les lecteurs sont, en effet, invités à se reporter conjointement à un site Internet (http://www.modesofexistence.org/index.php/site/index), censé donner accès à un « livre augmenté » ainsi que les moyens de contribuer eux-mêmes à la réflexion proposée. L’époque étant aux démarches collaboratives et contributives, l’ambition affichée est ainsi de pouvoir associer les lecteurs à l’enquête (s’ils ne finissent pas noyés dans les circonvolutions de l’argumentation, comme on le verra). Pour partie, le livre est le prolongement d’un autre plus ancien qui, dans une forme de provocation, avait été intitulé Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (Paris, La Découverte, 1991). Il est même censé en constituer la réponse, la version « positive », en présentant ce que « nous » avons alors été, à défaut d’avoir été modernes, en d’autres termes en repérant les valeurs qui sont désormais présumées constituer l’héritage collectif des derniers siècles. Le lecteur habitué aux écrits de Bruno Latour retrouvera la part maintenant récurrente de mise en scène personnelle, consistant notamment à expliquer, à lui lecteur naïf, que le monde entier a été jusque-là dans l’erreur et l’obscurité et qu’il se charge d’apporter la lumière nécessaire.

L’ouvrage a une ambition systématique, notamment par l’étendue qu’il prétend couvrir, et apparaît présenté comme un travail d’anthropologie philosophique. Comme l’indique le sous-titre, il s’agit en effet d’une « anthropologie des Modernes », plus précisément d’une étude de ce par quoi les « Modernes » auraient été obsédés. L’orientation ontologique de ce travail donne à l’argumentation des accents métaphysiques, qui ne sont pas sans rejoindre une espèce d’effet de mode diffus dans certaines communautés philosophiques qui peuvent maintenant, grâce à Internet, discuter de manière transnationale. Le lecteur est convié à accompagner l’enquête d’une anthropologue et à suivre ses perplexités et découvertes. Il devra s’accrocher au moins autant que cette enquêtrice fictive pour pénétrer une argumentation à la fois touffue et tortueuse. Le lecteur un peu déboussolé ne pourra d’ailleurs pas s’appuyer sur ce qui peut aider habituellement en science sociales, à savoir des notes de bas de page avec des références ou une bibliographie indiquant les points d’appui de l’auteur. Était-il censé faire des allers-retours constants entre le livre et le site ? Ce site compagnon l’aidera en fait peu puisqu’il ne semble guère avoir évolué depuis sa mise en ligne et qu’il en est resté, malgré les mois écoulés, à une présentation des grandes orientations de l’enquête.

Dommage, car la tendance de l’auteur à enrober ses positions fait qu’on finit souvent par ne plus savoir par quel bout les prendre. L’impression est en effet celle d’une espèce de long exercice intellectuel dans un univers à part. Nombreux sont ainsi les moments où l’on avance dans la lecture en se demandant où l’auteur veut en venir. D’autant qu’on ne peut pas dire qu’un gros effort soit fait pour définir ou expliciter les notions et termes utilisés. Certes, il s’agit d’une enquête sur des « modes d’existence », dont on peut à la limite convenir qu’elle soit sans a priori ontologique, mais est-ce pour autant qu’il ne faille rien définir ou situer dans un espace intellectuel (potentiellement controversé, comme l’auteur, promoteur de « cartographies des controverses », est bien placé pour le savoir) ? Quand Bruno Latour donne l’apparence de critiquer des positions, le lecteur est bien embêté pour savoir à qui ou à quoi il se réfère, ce qui est d’autant plus gênant lorsqu’on est amené à se demander si les supposés porteurs de ces positions existent vraiment. Avec le même aplomb, l’argumentation peut aussi prétendre parler des « Modernes » sans fournir aucun repère temporel. Pour apprendre ce que « nous » sommes ou ne sommes pas (« modernes » ou non), encore faut-il au moins des définitions, des points de référence (temporels, géographiques). Il ne faudra pas compter sur le texte (et guère plus sur le paratexte) pour les avoir. Cette absence de références peut paraître d’autant plus surprenante que la modernité comme sujet de réflexion a rempli des rayonnages entiers. L’auteur fait le choix d’ignorer d’autres types de réflexions plus ou moins récentes qui ont été influentes en la matière (celles d’Hannah Arendt, de Zygmunt Bauman, d’Anthony Giddens, de Jürgen Habermas, d’Alain Touraine pour n’en citer que quelques-unes). Comme s’il était seul à essayer d’aborder ce type de thématique. Bien sûr, il est facile de les écarter en prétendant qu’elles raisonnent à partir de catégories défectueuses. Et pourraient être aussi évoquées les « modernités multiples », pour reprendre un autre champ de recherches prétendant également à un décentrement par rapport à la trajectoire occidentale et à ses expressions culturelles. Les quelques rares appuis évoqués sont ceux relatifs à la notion de « mode d’existence », empruntée au philosophe de l’esthétique Étienne Souriau et au philosophe des techniques Gilbert Simondon. La notion permet à Bruno Latour de donner un cadre englobant à la lutte contre différents dualismes qu’il poursuit depuis quelques décennies : signe/chose, sujet/objet, nature/culture, matière/esprit, esprit/corps, etc. Là aussi, la notion de mode tend à être traitée comme si elle était évidente et homogène. Elle donne en tout cas à Bruno Latour les bases d’un métalangage qui va donc lui permettre de comparer des « modes d’existence » et de proposer une forme de pluralisme ontologique. L’intention est en effet d’accéder à des régimes de vérité tout en préservant leur pluralité. Chacun de ces « modes d’existence » impliquerait des formes de véridiction (contribuant à distinguer le vrai et le faux) et, à l’instar des actes de langage, des conditions de félicité spécifiques. Par rapport à ces formes et conditions, il serait ainsi possible d’apprécier les modalités de constitution et d’intervention de toute entité contribuant à composer notre monde. La perspective sous-jacente est aussi celle de la tradition pragmatique, spécialement celle du philosophe américain William James, qui fournit une part des inspirations et qui lui paraît être la théorie politique adéquate pour aborder ces questions.

Si le projet affiché par Bruno Latour est celui d’une « philosophie empirique », sa réalisation tend souvent ici à se détacher de l’empirie. De longs arguments sont déroulés sans ancrages empiriques. Retour donc à d’anciennes aspirations philosophiques, celles des débuts intellectuels de l’auteur, mais à un niveau d’analyse qui, au-delà de quelques exemples construits pour conforter l’argumentation, se situe loin du monde prétendument décrit. Beaucoup de lecteurs qui croiraient retrouver le Bruno Latour sociologue risquent donc d’être surpris, car l’exercice engagé amène et laisse le plus souvent dans le monde des abstractions, avec d’étonnants accents religieux en plus. Pour ceux qui l’ont suivi depuis quelques années, une large part des idées ne sera pas non plus nouvelle. Ce sont notamment celles qui incitent à réévaluer les distinctions (devenues familières et incapacitantes) entre faits et valeurs, entre science et politique, entre nature et culture, entre sujets et objets. L’ouvrage laisse toutefois l’impression bizarre que la pensée de Bruno Latour n’est pas allée dans le sens de la simplicité et de la clarté (bon courage pour comprendre le tableau des quinze « modes d’existence » repérés qui est censé synthétiser la réflexion à la fin de l’ouvrage). La lecture donne le sentiment fréquent que les arguments pourraient être formulés de manière bien plus simple, moins alambiquée, moins contournée (ou alors c’est l’orientation ontologique et métaphysique qui veut cela). Pour être sûr de bien comprendre l’auteur, il n’est souvent pas inutile de reprendre aussi ses articles récents, qui s’avèrent de fait généralement plus clairs.

L’entreprise générale est présentée comme un travail de reconstruction, celle du système des valeurs des « Modernes ». Ce dernier ne se réduirait pas à un avènement de la Raison, de surcroît dans sa version occidentale, et il faudrait donc en faire une présentation plus « réaliste ». De l’histoire qui nous aurait été racontée, il faudrait autrement dit d’abord se départir, car elle serait trop facilement ramenée à celle de la Raison et de ses différents prolongements (scientifiques, organisationnels, économiques, etc.) diffusés par les « Modernes » dans toutes les régions du monde qu’ils auraient explorées, découvertes et occupées. Dans ce mouvement, cette prétention rationalisante aurait surtout eu tendance à scinder le monde, au surplus sur de multiples plans, sur le modèle du sujet, avec son esprit propre, face à quelque chose d’autre, relevant du matériel, du naturel et tendanciellement traité en objet. Avec ce genre de conception, nous est-il expliqué, il deviendrait difficile d’articuler des éléments autant séparés, ce qui effectivement peut paraître problématique lorsqu’un simple regard autour de soi suffit à montrer un monde peuplé de manière croissante par des « hybrides » : « Le but était de s’extraire le plus complètement possible des notions de Nature, de Matière, d’Objet et de Sujet pour donner à l’expérience des différents modes le soin de nous guider » (p. 298).

D’autres « modes d’existence » sont donc à retrouver pour faire réapparaître la pluralité des régimes de vérité que les « Modernes » ont déployés au fur et à mesure. L’enquête doit alors passer par ces lieux centraux qui contribuent à produire les « vérités » orientant les collectivités et qui sont couramment désignés comme relevant de la science, de la technique, du droit, de la politique, etc. Incité à réajuster ses manières de voir le monde, le lecteur devra aussi essayer de se repérer dans des qualificatifs multiples entre lesquels les liens sont difficiles à établir : Bruno Latour parle non seulement de modes, mais aussi d’institutions, de domaines. Les réseaux mis en avant dans ses travaux antérieurs sont toujours présents (l’auteur précise ainsi d’une autre manière « l’objet de cette enquête : continuer de suivre la multiplicité indéfinie des réseaux mais en qualifiant les manières, chaque fois distinctes, qu’ils ont de s’étendre », p. 60), mais ces réseaux paraissent jouer un rôle réévalué. Ils sont maintenant considérés comme un « mode d’existence » parmi d’autres, celui marquant en l’occurrence la capacité de traverser les « domaines » et de connecter des éléments hétérogènes. Ce qu’il appelle les « domaines » semble être une manière de reprendre la technique, la politique, le droit, l’économie, la morale, vers lesquels Bruno Latour avait étendu ses réflexions. Si la conception de la science reste dans la perspective des réflexions antérieures, elle est toutefois davantage envisagée dans l’ouvrage à travers le terme de « référence », qui est censé souligner les multiples médiations et attachements contribuant pour les scientifiques à la solidité des liens avec ce qui les occupe et dont ils parlent dans leur travail.

L’auteur privilégie une ontologie qu’on pourrait qualifier de plate et de relationnelle. Plate parce que, dans sa perspective, le monde ne peut pas être conçu comme s’il s’ordonnait sur plusieurs niveaux (micro et macro) et que, dans les descriptions à faire, aucun être ou « actant » ne peut y avoir un quelconque privilège, une quelconque supériorité intrinsèque (d’où le fréquent recours dans ses écrits à un procédé rhétorique que certains auteurs anglophones comme Ian Bogost ont baptisé « Latour litanies », typiquement des petites listes qui permettent de faire suivre et de mettre sur le même plan des personnes, des objets techniques, des animaux, etc.). Relationnelle parce que ce qui est premier pour lui, ce sont les relations, et non des entités (dont il n’est plus possible alors de présupposer une substance ou une identité). Le monde est toujours en train de se faire à travers les agencements hétérogènes, hybrides, formés par des relations évolutives entre des êtres qui sont loin d’être seulement des humains. L’erreur serait de passer par un « méta-répartiteur », quel qu’il soit (Nature, Société, Marché, a fortiori avec des majuscules).

Ce vaste changement de perspective doit permettre de sortir des illusions que les « Modernes » ont eux-mêmes entretenues, dans une sorte de conduite paradoxale où ce qu’ils ont fait en pratique n’a pas correspondu à ce qu’ils prétendaient faire. Le « Moderne », c’est celui qui voit les autres comme ceux qui croient, mais sans voir qu’il a lui aussi ses propres croyances. Revenir sur la modernité, c’est donc revenir sur les catégories qui ont été installées avec elle pour ramener les « Modernes » à une position d’humains ordinaires, qui ne pourraient pas se targuer d’une supériorité de la Raison. Les « Modernes » en auraient trop abusé pour affirmer une séparation entre la « culture » et la « nature » ; ils auraient amalgamé la « Science » avec la Raison pour prétendre accéder à l’objectivité et se dégager d’une espèce d’emprise qui leur semblait extérieure. Et s’ils ont certes composé un monde, ce serait par une gigantesque exclusion, en se constituant une « société », mais en faisant comme si cette dernière pouvait s’élever et s’organiser politiquement à l’écart des « non-humains », pourtant en pratique toujours plus intimement associés. Le lecteur est donc invité à se détacher de « l’écrasante partition entre Objet et Sujet » (p. 188), mais il va lui falloir maintenant se débrouiller avec des « quasi-objets » et des « quasi-sujets ».

La revanche de Gaïa

D’une manière qui peut paraître plaquée, l’enquête est aussi justifiée par une invocation à Gaïa. Que vient faire cette figure presque mythologique dans l’histoire ? Pour Bruno Latour, dans une forme de prolongement à peine explicité avec les travaux de James Lovelock sur les fonctionnements autorégulateurs de la biosphère (et probablement sous l’influence de discussion avec la philosophe Isabelle Stengers), « c’est désormais devant Gaïa que nous sommes appelés à comparaître » (p. 15). Gaïa n’est pas un concept facile à utiliser et Bruno Latour ne semble guère y accorder d’importance, pas plus qu’aux connotations spiritualistes et animistes qu’il tend par là à (ré)introduire dans la question écologique (il ne peut évidemment pas aller jusqu’à parler de notre « mère Nature »). Pour lui, les possibles manifestations vengeresses de Gaïa produisent une situation incontournable, et l’enquête qu’il propose est un travail à la fois anthropologique, philosophique et diplomatique présenté comme nécessaire pour affronter collectivement cette situation, en revenant sur ce qu’ont laissé ceux qui se sont prétendus « modernes » et en signalant une nouvelle tâche, à savoir « écologiser ». Ce serait la grande alternative face à la modernisation : « Entre moderniser ou écologiser, il faut choisir » (p. 19). Ou, comme Bruno Latour l’ajoute plus loin : « S’il s’agit d’écologiser et non plus de moderniser, il va peut-être devenir possible de faire cohabiter un plus grand nombre de valeurs dans un écosystème un peu plus riche » (p. 23). Reste à établir ce que signifie « écologiser », pour ne pas en rester à des généralités creuses. Malheureusement, ce n’est pas avec ce livre que le lecteur pourra le savoir clairement et il préférera peut-être plutôt se reporter à Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie (Paris, La Découverte, 1999), où le thème avait aussi été abordé, mais à l’époque sans directement convoquer Gaïa. S’il s’agissait déjà d’oublier la « nature » comme catégorie conceptuelle et interprétative, la figure de Gaïa vient apparemment plus comme une espèce de présence tutélaire pour donner les directions dans lesquelles recomposer un monde commun. L’intention semble être d’amener à une nouvelle appréhension des relations des humains à leur planète. Des relations prises de fait dans des institutions qui peuvent aller de la science à la religion, de l’économie à la politique, de la morale au droit. Mais le lecteur appâté devra se référer à d’autres textes plus récents de Bruno Latour, notamment les Gifford Lectures à l’Université d’Édimbourg, pour trouver des clarifications (voir les vidéos ou la retranscription). Cette forme de reprise de l’hypothèse Gaïa peut du reste paraître curieuse de la part de quelqu’un s’évertuant à réfuter ceux qui considèrent trop facilement que le tout est plus que la somme des parties.

Difficile également de voir où il veut en venir quand il traite de politique. Sauf au moins sur un point : quand on s’appelle Bruno Latour, on doit avoir une position forcément différente et à l’écart de cette « bizarrerie : la science politique » (p. 335). En reprenant les pistes de textes précédents et en renvoyant de manière allusive et codée à l’américain Walter Lippman, un accent important est en fait mis sur la parole politique, dont une fonction essentielle serait d’articuler représentation (le passage de la multitude à l’unité) et obéissance (le retour de l’unité à la multitude) dans une boucle circulaire. Mais pas grand-chose auquel se raccrocher pour saisir les situations et les processus sur lesquels le philosophe anthropologue est censé discourir. La médiation de l’action est censée passer par des « scripts », mais sans que l’on sache bien quel est leur statut, puisqu’ils semblent pouvoir être portés autant par des formes de discours que par des artefacts. S’il cherche lui-même des exemples, le lecteur peut effectivement penser au travail des employés des centres d’appel, mais la perspective de Bruno Latour semble bien plus large (sans lien d’ailleurs avec la littérature sur les conventions et les procédures) et l’on est obligé là aussi de revenir à ses travaux antérieurs.

De même, au fur et à mesure qu’avance cette enquête sur les valeurs des « Modernes », l’absence de définition de la notion de valeur devient de plus en plus gênante, compte tenu là aussi de la vaste quantité de travaux sociologiques qui ont essayé de travailler cette notion. Ces valeurs s’avèrent ainsi traitées à un niveau qui les homogénéise fortement et qui n’aide pas à comprendre les conditions, pratiques notamment, pour vivre ensemble (comment faire communauté ?). Suivre la présentation des modes était difficile, comprendre leur croisement (puisqu’ils peuvent se croiser) le devient plus encore. D’autant qu’à nouveau, les exemples sont rares. Pas sûr d’ailleurs qu’on soit plus avancé, par exemple pour traiter des effets de la science sur la religion et réciproquement (qu’est-ce qu’un telle perspective apporterait de plus pour comprendre le développement du courant de l’« intelligent design » ?). Est-ce que cette construction ontologique aide à penser la fusion du vivant et du machinique ? Il est permis d’en douter.

The Ecological Modernisation Reader

Bruno Latour donne peu d’éclairages sur la formation, la reproduction ou l’évolution des « modes d’existence » qu’il prétend repérer. Ces « modes d’existence » ne semblent pas avoir d’historicité. Le flou n’est pas non plus dissipé sur les êtres, les actants, les forces (on ne sait plus comment les appeler) qui participent à la production de ces « modes d’existence ». Le monde présenté s’avère de surcroît tellement aplati qu’il devient difficile de penser les formes de domination (mot que l’auteur récusera probablement de toute manière) et les enjeux de justice (qui sont bel et bien des enjeux politiques et moraux). Bruno Latour, si l’on prolonge ses métaphores guerrières, ne se soucie guère de savoir pourquoi ce sont presque toujours les mêmes qui sont les vainqueurs. Que des intérêts finissent par l’emporter (par enrôlements et associations) et par imposer leurs visions du monde, il n’y a qu’à décrire et constater, mais pas à se poser de questions. De même, s’il s’agit de suivre le déploiement de réseaux, il n’y aurait pas lieu de se demander s’ils sont polarisés et pourquoi. Ni comment et pourquoi l’entretien d’interdépendances peut conforter des relations inégalitaires. Certes, on pourra toujours se borner à cartographier des activités de lobbying qui tendent à maintenir artificiellement des controverses en manipulant le doute (comme sur l’enjeu climatique, qui fournit une situation illustrative pour l’ouverture du livre). À ce compte-là, notre porte-parole de Gaïa aura beau réclamer une écologisation, il pourra encore attendre longtemps. Sauf à espérer que le renouvellement des catégories et le déplacement ontologique qu’il propose feront miraculeusement évoluer les esprits. D’autant que la modernisation semble continuer à avancer, comme si le processus était inexorable. Le substrat environnemental est transformé en « ressources », en « capital naturel », en « services écologiques », ce qui peut ouvrir la voie à des formes de marchandisation. Certains pourraient même reprocher à l’aplatissement ontologique de Bruno Latour de favoriser l’appropriation et l’artificialisation des processus vivants et de ce qui reste des écosystèmes. S’il n’y a plus ni intérieur, ni extérieur, il n’y aurait plus de limites. Les humains peuvent être traités comme des non-humains ; tout peut être manipulé sans distinction morale. C’est négliger aussi comment les considérations écologiques peuvent être absorbées par la modernisation. Face aux menaces de changement climatique, l’adoption des solutions de « géo-ingénierie » est aussi une trajectoire qui semble devenir plus probable. Exemple ultime de la prétention des « Modernes » à intervenir dans et sur la « Nature » ? En tout cas, signe de la perpétuation des schémas de pensée qui peuvent être considérés comme ayant une large part dans les phénomènes devenus problématiques. Bruno Latour, qui affiche son intérêt pour les « hybrides », trouverait d’ailleurs un bel exemple en sociologie avec la théorie de la « modernisation écologique », qui laisse entendre que les processus de développement industriel et de croissance économique commencent à intégrer des logiques de « durabilité » environnementale, voire pourraient y contribuer (notamment grâce à des adaptations technologiques et des politiques de soutien à l’innovation). Tant qu’à développer une réflexion ontologique, celle autour de la belle notion d’écoumène, subtilement retravaillée par le géographe Augustin Berque, serait peut-être plus productive, tout en permettant de conserver une ontologie relationnelle, celle d’une espèce humaine irrémédiablement reliée à quelque chose qui l’entoure et la dépasse.

Finalement, c’est l’auteur lui-même qui offre un moyen facile de conclure ce compte rendu. Difficile de ne pas saisir la perche lorsque, dans les dernières pages, il résume son enquête comme « [u]n pêlemêle de curiosités qui en dit long sur les goûts bizarres de l’autodidacte qui les a rassemblées, mais très peu sur le monde qu’il prétend décrire » (p. 474). Et quant à savoir quoi en faire, le sentiment de certains lecteurs pourra être résumé de la même manière (en retirant toutefois l’amusement) : « Ils n’auront fait que visiter, avec un mélange d’amusement et d’agacement, un modèle réduit du modernisme, sorte de Palais du facteur Cheval, certes plein de fantaisie, mais à peu près aussi utile pour eux que la reconstitution de Paris en allumettes ou de Pékin en bouchons de liège… » (p. 475). Sur ce point au moins, il ne pourra pas une fois de plus écarter ses critiques en disant qu’ils ne l’ont pas compris.





Sur le côté obscur (de l’analyse) des réseaux

21 03 2013

À propos de :
Sean F. Everton, Disrupting Dark Networks, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.

Le compte rendu qui suit est aussi paru sur le site nonfiction.fr.

* * *

Dans sa version dérivée des sciences sociales, l’analyse de réseaux peut être un outil puissant, a fortiori avec les possibilités offertes par les avancées informatiques[1]. Utile et puissant pas seulement pour les sociologues et les chercheurs de disciplines plus ou moins proches. Autrement dit, pas seulement pour des travaux académiques, mais aussi pour des usages correspondant davantage à des enjeux sociaux. La question est de savoir entre quelles mains un tel outil peut tomber et à quelles fins il peut être utilisé.

Disrupting Dark NetworksOn peut d’autant plus se poser cette question en voyant passer un livre récent (dont quelques éléments directement accessibles en ligne sont aussi fournis par l’éditeur et l’auteur), qui montre les potentialités de cet outillage et les applications possibles dans des stratégies « contre-insurrectionnelles ». L’ouvrage a été écrit par Sean F. Everton, un professeur d’une école navale militaire américaine. Comme l’indique le titre (Disrupting Dark Networks, Cambridge University Press, 2012), il vise les réseaux « noirs » ou « obscurs », ceux qui sont clandestins ou jugés illégaux[2], et il propose d’expliquer comment l’analyse des réseaux sociaux peut donner des moyens de suivre, déstabiliser, voire démanteler ce type particulier de réseaux. Différentes méthodes et logiciels sont en effet aujourd’hui disponibles et permettent de faire des topographies de ces configurations sociales sur une multiplicité de paramètres. Le postulat reste que le comportement des acteurs (individus, groupes ou organisations) est fonction de leurs liens et relations avec d’autres acteurs au sein des réseaux dont ils font partie. Comme illustration, le livre se sert du cas concret d’un réseau « terroriste » actif en Indonésie (mettre le mot « terroriste » entre guillemets peut être justifié compte tenu des usages extensifs du terme qui ont été faits cette dernière décennie par les agences et services de sécurité américains[3]). Sur un réseau de ce type comme pour d’autres, si des données sont disponibles, il est possible de mesurer et de visualiser son degré de cohésion, de centralisation, etc., ces éléments topographiques pouvant alors devenir des indicateurs de la stabilité du réseau et de son efficacité. L’approche est également censée permettre de suivre les changements dans la structure du réseau, en essayant de repérer conjointement les facteurs qui ont pu susciter ces changements (que ce soit dans le sens d’un renforcement, avec par exemple l’acquisition de financements, de matériels explosifs, ou d’un affaiblissement, avec par exemple la capture ou l’arrestation de dirigeants).

Évidemment, il serait naïf de croire qu’un tel outil est neutre, sans arrière-plan politique ou éthique. L’application pour des usages policiers ou militaires a de quoi soulever de lourdes questions. Qui va définir ce qui relève des « réseaux noirs » ? Sur quels critères ? Dans quelles logiques ? Il est permis de douter que certains utilisateurs de ce genre d’analyse de réseaux soient toujours animés des meilleures intentions[4]. Suffit-il pour des autorités de déclarer justes et responsables leurs interventions pour qu’elles le deviennent ? À partir de quels moments des opposants sont-ils considérés comme légitimes ou non ? Sur son blog, Sean F. Everton a évoqué lui-même le cas de Żegota, une organisation clandestine proche de certaines institutions catholiques qui a permis de cacher des Juifs pendant l’occupation nazie de la Pologne entre 1942 et 1945. Cette forme de résistance a eu la chance de pouvoir échapper à l’occupant, à une époque où croiser les informations était relativement difficile.

Un tel questionnement rejoint en fait celui plus général sur les usages sécuritaires des capacités croissantes de rassemblement et de traitement de grosses masses de données informatisées. Toutefois, on peut aussi montrer que d’autres utilisations sont possibles pour ce genre d’outillage, pour des buts restant foncièrement démocratiques[5]. L’enjeu pourrait être justement de développer également ces utilisations : pour aider à mieux percevoir les phénomènes de pouvoir, les reconfigurations des stratifications sociales, les processus de concentration de ressources…. Le chantier peut être au moins aussi vaste que celui visant le côté obscur des réseaux.


[1] Pour une présentation des possibilités, voir par exemple Alain Degenne, Michel Forsé, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, 2e édition, 2004 et Emmanuel Lazega, Réseaux sociaux et structures relationnelles, Paris, PUF / Que sais-je ?, 2e édition, 2007.

[2] En reprenant des éléments de définition déjà posés par d’autres spécialistes des réseaux. Cf. Jörg Raab, H. Brinton Milward, « Dark Networks as Problems », Journal of Public Administration Research and Theory, vol. 13, n° 4, October 2003, pp. 413-439.

[3] Sur le cas des mouvements environnementaux radicaux utilisant des tactiques de sabotage, voir par exemple Steve Vanderheiden, « Radical environmentalism in an age of antiterrorism », Environmental Politics, vol. 17, n° 2, 2008, pp. 299-318.

[4] Sean F. Everton est aussi conscient de ces aspects éthiques et les aborde dans le dernier chapitre de son livre.

[5] Cf. Yannick Rumpala, « La connaissance et la praxis des réseaux comme projet politique », Raison publique, n° 7, octobre 2007, pp. 199-220.





Une critique en forme d’appel à renouveler l’imaginaire écologique de la science-fiction

30 07 2012
À propos de Julian
de Robert Charles Wilson (Denoël, 2011)

Le texte qui suit est paru sur le site actusf.com. Il fait partie d’une rétrospective estivale des œuvres qui ont marqué l’année précédente et qui ont pu, comme dans le cas ci-dessous, susciter quelques débats. Ce qui me permet donc d’ajouter quelques arguments.

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Ne pas faire confiance à une quatrième de couverture. C’est la leçon que je retiendrai après avoir lu Julian, le dernier roman traduit en français du désormais canadien Robert Charles Wilson. J’avais plutôt apprécié Spin et j’étais donc prêt à me laisser tenter par une autre production de l’auteur. D’autant que l’éditeur annonçait comme contexte du livre : « Un pays en ruine, exsangue, en guerre au Labrador contre les forces mitteleuropéennes. Un combat acharné pour exploiter les ultimes ressources naturelles nord-américaines ». Et, surtout, ce qui devait me taper dans l’œil compte tenu de mes recherches académiques[1] : « Une réussite majeure et une critique sans concession des politiques environnementales actuelles ». J’avoue ne pas avoir bien saisi où pouvait être cette critique. Même en étant attentif aux détails.

Ce roman certes plutôt bien écrit (car l’auteur a du métier), je l’ai lu sans avoir été passionné par l’intrigue. En changeant les noms des belligérants et quelques lieux, j’aurais pu avoir l’impression de lire un roman mi-historique mi-initiatique se déroulant aux États-Unis lors de la guerre de Sécession. Le roman est pourtant censé se passer dans le même pays, mais à la fin du XXIIe siècle. En fait, ce pays compte dix États supplémentaires par rapport à aujourd’hui et  il y a surtout une différence importante : le monde décrit a subi la « Crise de la Pénurie », conséquence cauchemardesque d’un enfermement du développement économique dans l’exploitation à outrance des ressources naturelles, et notamment fossiles. Le roman pourrait ainsi être ajouté à la longue liste des « écofictions », comme les appelle Christian Chelebourg, ces imaginaires angoissants de catastrophe écologique et de fin du monde[2]. Dans Julian, le cadre est en effet celui d’une société qui a épuisé ses réserves pétrolières et qui, du fait de son imprévision, semble avoir subi un véritable retour en arrière, autant sur le plan technique que politique. Avec la guerre en plus.

En termes d’imaginaire historique, on retrouve le type de situation trouble qui est souvent considéré comme propice à l’irruption des « grands hommes », avec tous les récits mythiques qui peuvent être construits autour de leur destin[3]. De ce point de vue, le récit proposé ici n’en serait qu’un nouvel exemple romancé, agrémenté d’une subtilité supplémentaire sous la forme d’une transposition lointaine de la vie de l’empereur Julien l’Apostat (331-363). D’où l’allusion, en guise de sous-titre, sur la couverture du roman dans sa version française : « Apostat. Fugitif. Conquérant ».

Dans le cas de Julian Comstock, rejeton d’une famille qui s’est disputé le pouvoir, sa trajectoire est effectivement ascensionnelle : jeunesse dans un exil contraint pour assurer sa protection, péripéties militaires glorieuses, promotion comme général mais en étant envoyé sur le front le plus dangereux, montée vers la présidence grâce au soutien populaire. Les épisodes de la vie de celui qui est censé être le héros sont en fait décrits à travers le récit souvent naïf d’un autre protagoniste, ami malgré son appartenance à une classe inférieure, Adam Hazzard, et finissent presque par paraître périphériques.

Mais c’est surtout le contexte général du récit qui a de quoi laisser perplexe. À un moment, lors d’un passage chez celle qui va devenir sa compagne, Adam Hazzard lit un passage d’un livre rédigé par un certain Arwal Parmentier et intitulé Histoire de l’Amérique depuis la Chute des Villes. Le passage est censé éclairer le déroulement historique des événements qui ont contribué au déclin de l’ensemble de l’humanité :

« Il ne faut pas uniquement interpréter la montée de l’Aristocratie comme une réaction à l’épuisement quasi-total du pétrole, du platine, de l’iridium et des autres ressources essentielles à l’Efflorescence Technologique.  La tendance à l’oligarchie précède cette crise et y a contribué. Avant même la Chute des Villes, l’économie globale était devenue ce que nos paysans appellent une « monoculture », rationalisée et relativement efficace, mais sans l’utile diversité favorisée durant les époques antérieures par l’existence de frontières nationales et de régulation locale des affaires. Bien avant que les maladies, la faim et le manque d’enfants réduisent si dramatiquement la population, les richesses avaient déjà commencé à se concentrer entre les mains d’une minorité de puissants Propriétaires. Voilà pourquoi, en éclatant, la Crise de la Pénurie n’a pas provoqué une réaction prudente et bien préparée, mais une prise déterminée du pouvoir par les Oligarques ainsi qu’un repli dans le dogmatisme religieux et l’autorité ecclésiastique de la population effrayée et privée du droit de vote » (p. 213-214).

Bien entendu, toute ressemblance avec la situation présente ne serait pas purement fortuite. Elle sonne comme une mise en garde sur la tendance à la connivence et à la confusion des pouvoirs politique et économique, tendance diffuse et potentiellement lourde de conséquences en termes de restriction de l’espace démocratique. Le poids de la religion (incarnée dans le roman par le « Dominion » et ses représentants) paraît également facile à concevoir dans le contexte américain, et pourrait être une extrapolation de la situation des États-Unis de ce début de XXIe siècle, avec la frange la plus religieuse et puritaine du Parti Républicain solidement installée au pouvoir et sans intention de le quitter.

C’est une partie du tableau, et elle est complétée ailleurs, par petites touches. À un autre moment du livre, lors d’un répit passager chez la mère de Julian, ce dernier donne aussi son explication des événements à son ami Adam :

« La Fin du Pétrole, ou plus précisément la fin du pétrole bon marché, a handicapé le régime économique déséquilibré des Profanes. Mais il y a eu des crises du même genre avec l’eau et les terres arables. Les guerres pour les ressources de première nécessité se sont développées, tandis que l’agriculture mécanique devenait plus coûteuse et finalement difficile à pratiquer. La faim a pesé jusqu’au point de rupture sur les économies nationales, les maladies et les épidémies ont renversé toutes les barrières hygiéniques érigées par les Anciens pour les arrêter. Les grandes villes, incapables de survenir aux besoins de leurs propres populations, ont été envahies par des paysans affamés puis pillées par des foules furieuses. Avec la Chute des Villes est venue l’instauration des premières Propriétés rurales et la vente sous contrat des hommes valides. Le tout compliqué par l’Épidémie d’Infertilité qui a si drastiquement réduit la population mondiale et dont nous commençons tout juste à nous remettre » (p. 290-291).

Impression familière là aussi : n’importe quel lecteur qui a envie de suivre l’évolution du monde peut effectivement retrouver et percevoir des risques de plus en plus souvent signalés, pas seulement dans le flux médiatique mais aussi dans toute une série de rapports internationaux plus ou moins récents et plus ou moins alarmistes. Pas forcément de surprise donc.

En revanche, on s’explique mal comment l’épuisement de ressources fossiles pourrait aboutir à la série de régressions technologiques que le roman met en scène. Dans le pays que traversent Julian et ses compères, le cheval et le train à vapeur sont redevenus les principaux moyens de transport pour les longues distances. L’usage courant de l’électricité semble inconnu à la très grande partie de la population, spécialement celle en dehors des zones urbaines. Les technologies qui ont marqué le XXe siècle ne sont plus présentes que sous forme d’illustrations dans les rares livres encore accessibles ou récupérables. Comment autant de connaissances accumulées peuvent-elles être oubliées ? Uniquement par la pression des dogmes religieux ? Pourquoi n’y a-t-il plus de traces des déchets à longue durée de vie laissés par notre civilisation industrielle ? Les États-Unis devraient être jonchés de carcasses de voitures, de camions, d’avions, etc. Difficile de supposer que tout ait déjà pu être récupéré et recyclé.

Bref, le roman a beau relever de la science-fiction, il reste qu’on a du mal à imaginer les enchaînements causaux qui auraient amené à la situation dépeinte. Les risques d’épuisement des ressources naturelles, et spécialement énergétiques, ne peuvent-ils se résoudre que par une régression généralisée de l’humanité ? Sortir d’une « pétrocratie » (pour reprendre le titre français d’un livre récent et documenté de Timothy Mitchell[4]) ne peut-il se faire que par des voies chaotiques ? Au-delà de ce livre, il y aurait presque un débat à mener sur la possibilité dans la science-fiction d’imaginer une vision positive, inspirante, du futur écologique de la planète.

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En guise d’écho à cette dernière remarque et pour prolonger la réflexion, je renvoie aussi à un complément radiophonique auquel j’ai récemment participé : l’émission « On verra ça demain » du vendredi 27 juillet 2012 sur France Inter, qui portait justement sur le thème « Entre science et fiction – Les Utopies ». L’émission peut être récupérée ici et j’y reprends quelques idées déjà développées ailleurs, avec une brève ouverture vers le grandiose « cycle de la Culture » de l’écossais Iain M. Banks.


[1] Voir par exemple Développement durable ou le gouvernement du changement total, Lormont, éditions Le Bord de l’eau, 2010.

[2] Voir Les écofictions. Mythologies de la fin du monde, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2012.

[3] Le politiste américain Murray Edelman avait fait une analyse intéressante de ces constructions narratives. Cf. « La construction et les usages des dirigeants politiques », in Pièces et règles du jeu politique, Paris, Seuil, 1991.





T comme… transition

28 04 2012

Quelques brefs commentaires autour de réflexions en cours et pour profiter de la sortie du dernier numéro (Avril 2012) de CultureScience.mag, le magazine de culture scientifique de l’Université Nice-Sophia Antipolis. Ce quinzième numéro essaye de donner une série d’éclairages sur les turbulences qui agitent depuis quelques années l’économie mondiale, et  propose pour cela un « ABéCédaire de la crise ». À la lettre T (comme transition), il retranscrit des éléments d’un entretien que j’ai eu avec Laurie Chiara, rédactrice en chef du magazine. Nous avions abordé les questions qui occupent mes recherches en ce moment, dans le prolongement de mes travaux précédents sur les enjeux de « soutenabilité écologique », les façons dont ils sont traités et les formes envisagées ou envisageables de transition vers d’autres modèles d’organisation socio-économique.

L’article permet d’aborder des exemples sur lesquels je réfléchis actuellement (formes renouvelées d’agriculture urbaine, promotion de l’open source pour la conception de matériels, fab labs) et qui ont pour particularité de se placer en dehors des cadres marchands dominants. Sans forcément bénéficier d’une grande visibilité, ces expérimentations et initiatives, parmi d’autres en plein foisonnement, tentent de construire à leur manière un début de transition : elles se développent avec l’objectif plus ou moins explicite d’essayer de préparer un autre monde, construit sur d’autres bases que les seules logiques productivistes et consuméristes. Sur le mode du bricolage, pour parler comme Claude Lévi-Strauss, elles paraissent chercher de nouveaux espaces collectifs, à l’écart du système économique dominant, et de nouveaux types de ressources, pouvant permettre de vivre sans tomber dans sa dépendance et à partir de principes qui ne soient pas strictement marchands.

Pour plus de détails, deux possibilités : télécharger seulement l’article (2 pages de lecture) ou, pour élargir aux autres entrées de l’abécédaire, récupérer le numéro complet du magazine.





Trois critères pour la recherche d’alternatives

8 07 2011

Le texte qui suit est aussi paru avec quelques légères variations sur le site nonfiction.fr (dans la rubrique « Actualité des idées »), accompagné d’un chapeau et d’intertitres de la rédaction du site.

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            C’est peu de dire que l’idée d’alternative est dans l’actualité. Mais comment se construit une alternative ? Sur quelles bases peut-elle tenir ? Je commence à réfléchir à la question pour nourrir mes recherches sur les formes d’organisation qui subsistent ou tentent de se développer à la fois en dehors de l’État et du marché. Pour ce type de questionnement, un préalable utile peut être effectivement de revenir à cette idée d’alternative, ou plus précisément de potentialité alternative (si on veut essayer de traduire le terme « alternativeness » déjà disponible en anglais). Est-il encore possible de mettre des alternatives en face des logiques étatiques et marchandes qui se sont sédimentées et combinées au fil des derniers siècles ? En revenant à l’idée d’alternative, c’est donc un espace de réflexion qui peut être à redévelopper.

L’état d’esprit à adopter pour cela peut se rapprocher de celui de du géographe britannique David Harvey lorsqu’il réfléchit aux possibilités de dépassement du « néolibéralisme » : « La question des alternatives est fréquemment abordée comme s’il s’agissait de tracer les plans d’une société à venir et de suggérer l’itinéraire qui y conduit. Il y a beaucoup à gagner à de tels exercices. Mais il faut d’abord initier un processus politique susceptible de nous amener à un point où des alternatives praticables, de réelles possibilités, deviennent identifiables »[1].

Travailler seulement sur les possibilités d’identifier ces alternatives paraît toutefois limité : il faut aussi pouvoir les évaluer, ce qui suppose également de construire des grilles pour ce faire. Dans le répertoire des explorations analytiques, Erik Olin Wright en esquisse une qui doit selon lui permettre d’évaluer les alternatives sociales selon trois critères différents : leur désirabilité, leur viabilité et leur réalisabilité[2]. Erik Olin Wright, par ailleurs actuellement président de l’American Sociological Association, a été un promoteur de ce qu’on a appelé un « marxisme analytique », une forme de combinaison entre marxisme et philosophie analytique. Sa cible est le « capitalisme » et son projet est de contribuer à construire une « science sociale émancipatrice ». Les trois critères qu’il propose sont à comprendre dans cette perspective. Le premier critère incite à sortir du seul plan des principes abstraits dans lequel se maintiennent beaucoup de théories (il vise notamment certains préceptes marxistes et les théories de la justice), pour réfléchir aux institutions qui pourraient les prolonger en étant de surcroît robustes et soutenables. Le deuxième critère permet de réintroduire le contexte socio-historique et les conditions particulières qui peuvent en résulter, étant entendu que ces conditions vont être appréciées à travers le filtre de représentations et de croyances (lesquelles peuvent expliquer que prévale un certain fatalisme ou un sentiment d’impuissance devant ces mêmes conditions). Le troisième critère est une manière de signaler l’importance des rapports de pouvoir et des questions de stratégies, parce que les individus et groupes qui travaillent à l’application d’un projet doivent aussi tenir compte des obstacles et oppositions qu’ils vont rencontrer.

Erik Olin Wright propose en fait ces critères sans les travailler de manière très approfondie (et c’est aussi pour cette raison que j’ai un peu reformulé ses explications). On peut néanmoins les prendre en première approche comme une base de réflexion. Ces critères peuvent être une manière de rappeler que le devenir de propositions ne dépend pas seulement de leur cohérence interne, mais qu’elles doivent aussi trouver un espace social et politique dans lequel pouvoir s’implanter.

Autrement dit, face à des dynamiques politiques ou économiques qui paraissent implacables, lutter contre le sentiment d’impuissance suppose certes de pouvoir montrer des alternatives. Mais ce que permettent de préciser les trois critères précédents, c’est aussi que ces alternatives gagnent d’autant plus de force lorsqu’elles rencontrent des désirs individuels et collectifs, qu’elles peuvent trouver des conditions relativement favorables pour se développer, et qu’elles sont assises sur des stratégies suffisamment solides pour pouvoir affronter les tentatives d’empêchement.

Prenons un exemple. Dans le monde académique anglophone, une littérature s’est par exemple développée sur les « réseaux alimentaires alternatifs » (« alternative food networks »), ces expériences collectives qui cherchent justement des alternatives aux systèmes agroalimentaires industrialisés et globalisés. Cette littérature permet de montrer avec finesse les potentialités mais aussi les difficultés et les ambiguïtés de ces expériences. De manière plus ou moins militante, la recherche d’alternatives peut de fait se vivre aussi à travers l’alimentation, de sa production jusqu’à sa consommation. L’alimentation est au cœur des modes de vie et elle peut donner des prises concrètes facilitant les questionnements et les remises en cause.

Les trois critères précédents peuvent donc être utilisés pour montrer et préciser les enjeux des expériences qui se développent à travers le monde en réaction aux productions massifiées, standardisées, insipides, écologiquement dommageables. Dans ce domaine agroalimentaire, la désirabilité d’alternatives peut se manifester par des formes d’expression qui ne sont pas forcément directes et précisément formulées. Une part croissante de consommateurs se détourne ou se méfie des produits de l’agriculture intensive et productiviste. Dans des formes plus structurées, différents mouvements sont engagés dans des tentatives de réorientation des pratiques : Slow Food, locavores, Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne (AMAP), etc. Dans cette recherche d’alternatives, ce ne sont pas seulement les produits et leur qualité qui sont en jeu ; comptent aussi les réseaux[3] à travers lesquels ces produits sont échangés, ce qui contribue donc à donner également une importance à la nature des relations (plus ou moins directes, plus ou moins personnalisées) et au type d’échanges (monétarisés ou non, contractualisés ou non) entre producteurs et consommateurs. La viabilité de ces initiatives est recherchée par leur ancrage local, la garantie de débouchés aux productions (c’est un des principes des AMAP), l’installation de relations de confiance entre producteurs et consommateurs, et leur respect des contraintes environnementales. Ces réseaux reconfigurent les formes et les circuits de distribution des produits. Les circuits courts permettent de réduire les transports et le nombre d’intermédiaires. Une question importante reste toutefois de savoir si les avantages apparents peuvent suffire pour que le type de projet porté par ces expériences devienne réalisable à plus grande échelle. L’alternative prendra davantage forme si ces expériences parviennent à sortir de leur situation de niche, mais sans être récupérées par les circuits tendanciellement oligopolistiques. Il ne faudrait d’ailleurs pas idéaliser ces courants d’initiatives outre mesure[4], mais ils peuvent avoir un effet d’exemplarité.

Toutefois, les forces contraires sont puissantes, conquérantes même, et continuent à orienter les modèles de production et d’organisation des territoires. À Nice où j’habite, les rares surfaces d’agriculture périurbaine qui subsistent dans la plaine du Var risquent de ne pas peser lourd face aux projets d’aménagement en cours (mais labellisés « développement durable », rassurons-nous). La recherche d’alternatives est donc aussi une lutte. Ou plutôt un assemblage de luttes, souvent partielles, et qui ne pourront se rejoindre qu’en trouvant une capacité à s’inscrire dans un projet plus large.


[1] David Harvey, « Les horizons de la liberté », Actuel Marx, 2006/2 (n° 40), p. 45. Traduction du dernier chapitre (« Freedom’s Prospect ») de A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005.

[2] En version originale : desirability, viability, achievability. Cf. Erik Olin Wright, « Chapter 2: The Tasks of Emancipatory Social Science », in Envisioning Real Utopias, London, Verso, 2010.

[3] D’où l’importance à nouveau de penser la configuration de ces réseaux. Voir à ce sujet Yannick Rumpala, « La connaissance et la praxis des réseaux comme projet politique », Raison publique, n° 7, octobre 2007 (article accessible en ligne ou disponible en pdf).

[4] Pour une synthèse des arguments sur les aspects bénéfiques et/ou problématiques mis en évidence par les recherches sur ces expériences, voir par exemple Angela Tregear, « Progressing knowledge in alternative and local food networks: Critical reflections and a research agenda », Journal of Rural Studies, 2011.





Développement durable ou le gouvernement du changement total

29 10 2010

 

 

Parution

aux éditions Le Bord de l’eau,

collection « Diagnostics ».

 

 

 

 

 

 

Un auteur est toujours impatient de voir sortir en librairie son dernier livre, a fortiori lorsqu’il résulte d’un long travail. Sort donc en ce moment un nouvel ouvrage qui permet de rassembler différents travaux entrepris depuis quelques années autour du « développement durable ». Il aidera, j’espère, à mieux comprendre les logiques et les implications des politiques qui se réclament de ce label ou qui prétendent se placer dans ce sillage.

En guise de présentation, voici quelques lignes de l’introduction pour préciser l’orientation du livre :

Faire changer l’ensemble de la société. Tel est le grand but qui semble devenu impératif avec la mise à l’ordre du jour du « développement durable ». Il faut reconnaître que l’enjeu présenté est fort : il en irait du devenir de la planète elle-même, soumise à des pressions de plus en plus lourdes à supporter. De multiples échos, médiatiques, scientifiques, politiques, répercutent des séries de menaces, écologiques notamment, qui paraissent suffisamment nombreuses, graves et étendues pour justifier le besoin d’une réaction collective ferme.

Le thème du « développement durable » s’est trouvé progressivement construit comme un axe majeur de réponse. L’emballage normatif et rhétorique de cette problématique a été abondamment souligné, notamment par ceux qui se sont efforcés d’en retracer l’origine ou la diffusion. Mais l’analyse doit maintenant aller au-delà. Pourquoi ? Parce que la saisie de plus en plus fréquente de l’enjeu semble quitter le simple registre rhétorique et que les effets pratiques de la circulation de cette thématique commencent à s’accumuler. Au point même que l’ordre et le fonctionnement institutionnels peuvent paraître à une période de basculement, sous l’effet précisément de transformations cumulatives. C’est donc à un autre stade de la réflexion qu’il faut dorénavant passer pour appréhender plus précisément le mouvement d’adaptation apparemment ébauché.

En prenant pour objet le « développement durable », l’objectif de cet ouvrage n’est pas en effet de refaire l’analyse d’une production idéologique, de se limiter à l’interprétation du sens d’un concept ou à l’histoire de son implantation, ce qui reviendrait à répéter des travaux qui commencent à devenir redondants. Il s’agit ici davantage de cerner les prolongements, les implications, les incarnations de ce grand but en terme de tâches et d’activités gouvernementales. Dans la manière dont est institutionnellement saisi et mis en chantier l’objectif de « développement durable » pourrait en effet bien se jouer une mutation historique d’importance, liée au réarrangement des capacités collectives pour tenter de répondre aux enjeux convergents mis sur le devant de la scène.

En quoi s’agirait-il alors d’un nouveau moment historique ? La réponse renvoie notamment au rapport des institutions au changement et à la manière de le prendre en charge collectivement. Avec l’impératif de « durabilité » ou de « soutenabilité » du développement, ce rapport paraît notablement évoluer. Derrière les multiples ajustements et repositionnements qui s’effectuent, semblent prendre forme et s’assembler les pièces d’un nouveau grand dessein commun, qui serait non seulement de promouvoir un changement profond et général mais aussi désormais de piloter et de gérer ce changement. C’est principalement ce réagencement, ses logiques organisatrices et les processus le rendant possible que cette étude propose d’interpréter. Précisément parce que les activités et stratégies de gouvernement, en pénétrant sur ce nouveau terrain, semblent changer de registre.

 

La suite dans le livre. Et pour ceux que le sujet intéresserait, une occasion de soutenir sa librairie de quartier…





Éric Woerth et le futur de la sociologie des élites

17 08 2010

Il faudrait peut-être remercier Éric Woerth. Oui, le remercier, mais plutôt pour sa contribution involontaire à la restauration de l’étude sociologique des « élites » (ou de la « classe dirigeante », ou de la « classe dominante », puisque les termes peuvent renvoyer à des courants sociologiques différents). Riche en épisodes, l’affaire dite Woerth-Bettencourt aura au moins joué comme un révélateur de relations, d’habitudes, de pratiques, dans des cercles qui n’apprécient guère ce type d’éclairage. C’est pour cela que le plus intéressant dans cette histoire à multiples tiroirs n’était peut-être pas dans les différentes mises en cause et les suites de rebondissements du début de l’été, mais plutôt dans la lumière soudain portée sur le milieu dans lequel se meuvent les protagonistes de l’affaire.

De ce point de vue, les comptes rendus qui ont émergé sur la scène médiatique ont effectivement presque une vertu sociologique, notamment parce que les recherches récentes sur les élites sont loin d’être pléthoriques. L’affaire est venue en quelque sorte compenser ponctuellement le manque de données sérieuses et actualisées sur les interactions et fréquentations qui peuvent exister entre hauts responsables politiques et milieux d’affaires. Elle donne envie de se (re)plonger dans des investigations politologiques sur les comportements des catégories dirigeantes, de profiter de ces quelques révélations pour tirer le fil de la pelote. Car il y a ensuite largement matière à dérouler les questions : sur les effets de ces relations et fréquentations, sur les influences réciproques, sur les visions du monde et les convergences idéologiques qu’elles peuvent produire, sur les rapprochements que peuvent trouver les intérêts, etc.

Questions d’autant plus vives qu’il y a un autre terme qui peut venir rapidement à l’esprit en suivant les soubresauts de ce type d’affaire : c’est celui d’oligarchie. L’« affaire Woerth-Bettencourt » vient ajouter une pièce de plus dans un tableau où semblaient déjà s’accumuler certaines marques de cette forme de gouvernement, a fortiori depuis la dernière élection présidentielle. Malheureusement, s’il s’agit de ne pas en rester à une série de vagues hypothèses, les quelques informations glanées dans le sillage de cette distrayante affaire risquent plutôt de susciter leur lot de frustrations intellectuelles, car il manque là aussi de vrais travaux remis à jour sur les tendances oligarchiques perceptibles dans les sociétés industrialisées, et encore plus sur leurs éventuels effets (sur l’État, sur l’action publique…). On trouvera quelques réflexions qui se posent la question pour les États-Unis, en mettant en relation distribution de richesses et influence politique (voir par exemple Jeffrey A. Winters and Benjamin I. Page, « Oligarchy in the United States?  », Perspectives on Politics, vol. 7, n° 4, December 2009, pp. 731-751). Mais ce type de travaux est encore en quête de consistance. Quant à la France, difficile de répondre à ce genre de question, parce que les analyses sociologiques ont tendance à y être cloisonnées et qu’elles produisent le plus souvent des visions parcellisées, avec certes des travaux sur le personnel politique, sur la haute fonction publique, sur la bourgeoisie, sur les dirigeants de grandes entreprises, mais sans que ces travaux discutent vraiment entre eux.

On pourra provisoirement se consoler en constatant que ce manque semble avoir réveillé des initiatives du côté de certains jeunes sociologues, puisqu’un groupe de travail « Sociologie des élites » a été constitué au sein de l’Association Française de Sociologie (avec un blog qui présente aussi la démarche d’ensemble).  À défaut d’avoir une « cartographie du pouvoir », comme y aspirent d’autres travaux sociologiques soucieux de rendre utiles les connaissances produites, peut-être aura-t-on au moins, grâce aux efforts en cours, une vision plus précise de ces relations entre élites. Peut-être pourra-t-on alors aussi commencer à tracer les réseaux ainsi constitués, et mieux comprendre les orientations qu’ils impulsent (« réformes », ouverture de certains marchés, etc.).





Science-fiction et péjoration

20 04 2010

Un groupe « Pour que l’on cesse d’employer « science-fiction » de manière péjorative » s’est créé récemment sur un site et réseau social dont il n’y a pas besoin de faire la publicité. Groupe qui est sans doute le résultat d’une irritation à voir l’expression « science-fiction » utilisée à tort et à travers, sans considération pour le contenu qui peut être derrière. La science politique, discipline que je fréquente professionnellement, ne craint pas non plus de faire des usages complètement déplacés de l’expression. Un exemple récent nous est fourni par la revue Politique européenne, dont le dernier numéro est intitulé : « L’identité européenne, entre science politique et science fiction » (n° 30, 2010/1). Il faut se creuser les méninges pour trouver le lien. L’article introductif, qui reprend le même titre, ne donne guère d’explication sur ce qui pouvait justifier l’emploi du terme, et l’on aimerait que l’usage de l’expression « science-fiction » fasse l’objet d’autant d’attention et de précaution que celle d’« identité européenne ». J’avoue que je suis de parti pris, puisque j’avais essayé de montrer qu’on peut rapprocher sérieusement science-fiction et science politique (la contribution peut être récupérée ici). Et quand on connaît un peu le potentiel d’évocation de la science-fiction sur les questions d’identité, on ne peut qu’avoir d’autant plus de regrets…