Face à l’apocalypse

17 03 2020

Ce titre peut paraître légèrement racoleur en période d’expansion du coronavirus. C’était en fait aussi le titre (« Face à l’apocalypse : ressources fictionnelles devant la fin d’un monde ») de la première section du deuxième chapitre du livre sorti en 2018 (Hors des décombres du monde). Comme une impression bizarre en repensant à cet intitulé, dont on n’imaginait pas qu’il puisse avoir une résonance aussi forte avec une actualité future… Ce moment où l’on se dit que tout un imaginaire de l’invasion zombie ne peut pas être sans influence… Il y a une espèce d’ironie à voir des livres comme ceux de Max Brooks, notamment son Guide de survie en territoire zombie (The Zombie Survival Guide, Three Rivers Press, 2003), figurer parmi les fortes ventes du moment sur certains sites de vente en ligne.

Essayons toutefois de prendre ces réactions autrement que comme un signe d’anxiété ou un réflexe de type survivaliste. Certes, ces fictions exposent la fragilité des infrastructures modernes et du relatif confort dans lequel nous vivons. Mais le monde ne disparaît pas ; il y a une vie qui reprend ensuite. Après tout, leur intérêt est aussi de montrer comment une société peut repartir sur de nouvelles bases, qui permettront peut-être d’éviter la répétition d’erreurs antérieures.

Quelle est la probabilité que les efforts collectifs s’orientent en ce sens ? Bonne question… Comment ne pas sombrer dans la panique générale ? Comment traiter collectivement et démocratiquement ce type d’épisode ? Coïncidence : un livre de l’anthropologue Christos Lynteris sorti il y a quelques mois (Human Extinction and the Pandemic Imaginary, chez Routledge) visait à montrer, en proposant la notion d’« imaginaire pandémique », comment la représentation d’une possibilité d’extinction humaine en cas de pandémie pouvait contribuer à refaçonner notre compréhension de l’humanité et de sa place dans le monde, autrement dit de ce que signifie être humain.

Les fictions (post-)apocalyptiques gardent l’intérêt de montrer les puissances d’agir qui restent ou peuvent être reconstituées dans des situations catastrophiques pour des individus ou des collectifs. Pas forcément réjouissant en période de confinement obligé, mais ce type de regard peut amener à les (re)lire différemment…

« Que lire alors ? », me direz-vous peut-être, puisque c’est devenu un des petits jeux du moment. Il se trouve qu’on m’a déjà posé la question pour Bibliobs et j’ai répondu en donnant une liste de 10 livres accompagnés de quelques mots d’explication pour chaque choix. Voici à nouveau cette liste qui comporte évidement beaucoup de romans de ce qui est presque devenu un genre à part entière, le « post-apo » (pour « post-apocalyptique »), mais aussi quelques détours du côté de l’uchronie et de la « hard science » :

Le monde enfin de Jean-Pierre Andrevon

La Terre demeure de George R. Stewart

Chronique des années noires de Kim Stanley Robinson.

Je suis une légende de Richard Matheson

World War Z, de Max Brooks.

Feed de Mira Grant

Station Eleven de Emily St. John Mandel

Bird Box de Josh Malerman

Le passage de Justin Cronin

L’échelle de Darwin et Les enfants de Darwin de Greg Bear





Conclusion : l’imagination apocalyptique comme exploration du monde commun

15 03 2016

Que faire face à l’apocalypse ? Suite et fin du texte développé dans les billets précédents, essayant d’explorer à partir de la science-fiction ce que cet imaginaire collectif, malgré son apparent pessimisme, peut avoir de productif.

La contribution complète sera présentée au colloque international sur les « Formes d(e l)’Apocalypse » (15-17 mars 2016). Elle est également téléchargeable en un seul fichier, en attendant une publication plus tard dans l’année (P.S. : maintenant disponible dans la revue Questions de communication).

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Prises dans leur ensemble et de loin, ces visions apocalyptiques et dystopiques peuvent facilement passer pour les manifestations des anxiétés d’une époque, la science-fiction servant en quelque sorte de réceptacle. Plutôt que les considérer de cette manière superficielle, il s’avère plus intéressant d’appréhender ces productions culturelles par les contenus symboliques qu’elles agencent et véhiculent. Si ces contenus parviennent à avoir des effets et des prolongements sociaux, c’est certes par leur audience, mais aussi par les différentes façons d’y investir du sens qu’ils peuvent susciter. Nous avons donc cherché à montrer comment ces contenus symboliques peuvent prendre sens. Car on peut considérer que des puissances d’agir sont aussi représentées dans ces récits et qu’en fonction du sens investi, elles sont susceptibles d’engendrer des types d’appréhension différents.

Ces imaginaires entrent en effet en résonance avec une conscience croissante et diffuse que les collectifs humains, même si c’est de manières différenciées, sont responsables de leur destin commun et des contextes dans lesquels ils vivent. Si des modèles ont pu être installés pour de larges collectivités, ils ne sont pas intangibles pour autant et cette gamme de récits est une façon d’en exposer la fragilité.

Une part de l’apprentissage collectif peut se jouer dans des productions culturelles et des imaginaires tels que ceux relevant de la science-fiction. Pour cela, même si la veine catastrophiste y est largement exploitée, il ne faudrait pas la réduire à un exercice consistant à imaginer les pires des mondes possibles. En ajoutant au réservoir des représentations, ce registre fictionnel peut être aussi un appui dans l’exploration du monde commun, présent et à venir.

Comme d’autres devant ces formes évolutives de descriptions apocalyptiques, on peut donc préférer les envisager sous un angle différent de celui dérivé de la mythologie religieuse : comme un moment de révélation effectivement, mais aussi comme un point de départ pour l’exploration d’une gamme nouvelle ou différente de possibilités (et non comme la fin de toutes les possibilités)[1]. Ce qui est intéressant dans cet imaginaire de l’effondrement, c’est la place restant pour un projet collectif. Dans ce qui est mis en scène transparaît un refus diffus de subir la situation catastrophique. Le propre de l’humain apparaît alors aussi sous une autre dimension : celle de ne pas éprouver passivement le monde. Même si, dans leur accumulation et leur pluralité, ils réintroduisent de l’incertitude, les récits post-apocalyptiques permettent également de remettre en visibilité des prises et des leviers d’action.

Restent certes les versions radicalement pessimistes, où tend à être décrite une humanité incapable d’apprendre de ses erreurs. Dans ce type de cas, l’avenir paraît presque plus simple, car la planète pourrait très bien survivre à l’espèce humaine. C’est-à-dire sans elle…

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[1] Dans le même sens, voir Richard Alan Northover, « Ecological Apocalypse in Margaret Atwood’s MaddAddam Trilogy », Studia Neophilologica, 2016.





Face aux menaces, la fiction comme moyen de réimaginer des puissances d’agir ?

14 03 2016

Que faire face à l’apocalypse ? Suite et troisième partie du texte développé dans les billets précédents pour le colloque international « Formes d(e l)’Apocalypse ».

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Ces représentations fictionnelles sont certes des lignes de fuite (pour parler comme Gilles Deleuze[1]), mais qui paraissent terminer en impasses (a fortiori lorsque l’esthétisation d’un chaos indépassable est poussée loin). Si ces effondrements sont survenus, c’est qu’il n’a pas été possible de les empêcher. Ou alors il faut considérer que la question importante est davantage ce qui reste après (l’apocalypse, la catastrophe, l’effondrement). Certaines versions de l’apocalypse font en effet jouer la dialectique de la fin et du recommencement. On y voit, malgré les épreuves, des sociétés qui tentent de se reconstruire. Autrement dit, ce qu’on appellerait, avec un vocabulaire récent, leur « résilience ». Les récits donnent ainsi à voir comment les chocs peuvent être (à différents degrés) encaissés. Car tout ne s’arrête pas ; sinon, il resterait peu à raconter.

Même si les situations décrites paraissent particulières et peu souhaitables, ces fictions peuvent aussi être considérées pour ce qu’elles produisent comme connaissance du monde. Catastrophes et effondrements (ou plutôt les facteurs qui les constituent et qui sont mis en scène : aléas naturels, virus, guerres, etc.) accomplissent un travail de déconstruction.

Le plus souvent, ce n’est pas le moment apocalyptique ou la bifurcation dystopique qui est présenté, mais l’après, la période où ceux qui restent doivent s’adapter, trouver de nouvelles ressources. L’enjeu collectif est alors de pouvoir reconstituer une communauté sociale. Ces situations, telles qu’elles paraissent vécues, sont des incitations, et même plutôt des obligations, à l’apprentissage. Après l’apocalypse, les humains n’ont guère d’autres choix que de devoir faire preuve d’adaptation en milieu hostile. Même si c’est peut-être de manière provisoire, ce qui paraît interrompu dans la plupart de ces représentations, c’est en effet aussi le processus de civilisation. Les institutions, dont la présence pouvait être rassurante, ne sont plus que souvenir ou dans un état résiduel.

Dans cet univers de sens, ce qui devient par conséquent intéressant n’est pas seulement l’image du monde qui est donnée, mais plutôt ce qui est laissé comme puissances d’agir. Ou, pour le dire autrement, le sens de ces situations (post-)apocalyptiques est également à chercher dans les puissances d’agir (les formes d’agency[2]) qui subsistent. De quelle nature sont-elles ? Comment sont-elles redistribuées ? Que peuvent les individus, groupes et communautés qui héritent d’un monde dystopique ou apocalyptique ? Comment se réorganisent les relations entre humains ? Sur quelles ressources peuvent-ils encore compter ? Quelles sont les implications de devoir vivre dans des ruines ? Autant de questions qui peuvent être activées grâce à l’effondrement d’un monde connu. Et on peut même montrer que, si ces récits laissent des puissances d’agir, celles-ci s’avèrent souvent (et logiquement) fortement amoindries ou limitées, et en tout cas difficiles à redévelopper.

La déconstruction du système dominant semble tellement difficile que son écroulement devient presque le seul moyen d’en sortir. Fredric Jameson a interprété la montée en popularité des romans catastrophistes comme la manifestation d’un désir collectif de recommencer à zéro[3]. La situation apocalyptique offrirait une incarnation au célèbre vers de L’Internationale, une façon de réaliser un projet révolutionnaire : « Du passé faisons table rase […]. Le monde va changer de base […] ». Ce qu’avançait aussi Alain Musset d’une autre manière : « La catastrophe peut ainsi parfois être vue comme un moyen de ne pas passer par le Grand Soir. Puisque tout est détruit, il est possible d’envisager une autre reconstruction. Le monde est rasé ? Profitons-en, il n’était de toute façon pas très réussi. Il y a là l’aveu d’une incapacité politique, celle de changer le monde par nous-mêmes »[4].

Dr. Bloodmoney de Philip K. Dick[5] est une manière de décrire ce qui peut se passer après une guerre nucléaire, lorsqu’une société tente de se réorganiser. Dans le roman, les situations sociales, après le cataclysme atomique, sont pour une bonne part renversées[6]. Le jeune handicapé révèle des capacités qui lui valent davantage de considération, notamment comme réparateur (les « dépanneurs » deviennent en effet « les gens les plus précieux au monde »). D’autres vont perdre tout ce qui faisait la valeur de leur position antérieure. À cela s’ajoutent, pour certains, des pouvoirs nouveaux et curieux résultant des mutations engendrées par la radioactivité. S’il y a une vie quotidienne qui peut encore fonctionner (et c’est la richesse du roman que de rester à ce niveau), elle a au total largement changé de bases.

Autre question : qu’est-ce qui peut être reconstruit ou refait après une catastrophe ? Comme le signalent Bernadette de Vanssay et ses collègues en partant de contextes plus réels : « Introduire le changement dans la société est une tâche difficile, voire impossible, en situation de routine quotidienne ; la catastrophe, en créant un bouleversement des habitudes, peut être considérée comme une opportunité pour repenser des partis pris d’urbanisme obsolètes ou inadaptés à l’évolution urbaine récente. La reconstruction doit se situer dans une perspective dynamique, prenant en compte le développement futur »[7].

Le calculeurLes catastrophes décrites fictionnellement aident à imaginer comment des sociétés peuvent se débrouiller sans certaines infrastructures auparavant capitales, mais devenues hors d’usage. Est-il plus facile de reconstruire à partir de ruines ? La rupture ou la discontinuité oblige à réévaluer les priorités et les ressources disponibles pour les atteindre. Que ce soit par exemple dans des romans post-apocalyptiques comme La route de Cormac McCarthy[8] ou Le monde enfin de Jean-Pierre Andrevon[9], le réflexe des survivants est de chercher les produits de l’ancienne civilisation, idéalement sous forme de stocks ou de réserves réalisés avant l’effondrement. Les situations post-apocalyptiques obligent individus et groupes à réorganiser la hiérarchie de leurs besoins et priorités. Elles sont aussi une façon, certes contrainte et apparemment souvent désagréable, de redécouvrir les vertus du « low tech », du bricolage, de la débrouillardise. Même longtemps après la catastrophe, il peut rester nécessaire de trouver des ressources humaines plutôt que techniques. Par exemple, pour reconstituer la puissance de calcul d’un ordinateur, mais sans processeurs, composants électroniques ni électricité, comme dans Les âmes dans la grande machine de Sean McMullen, où bien après le « Grand Hiver », l’humanité reste comme si elle n’avait pas encore pu sortir d’un âge féodal et préindustriel[10]. D’où, à côté d’autres solutions recourant à des énergies « naturelles » (trains à pédales, etc.), celle qui consistera à utiliser et coordonner une armée de condamnés et d’esclaves pour faire fonctionner des bouliers.

Rappelant ce qui est important pour la (sur)vie et ce qui ne l’est pas, la représentation de situations post-apocalyptiques pointe par contraste le superflu d’une bonne part de la « société de consommation ». Le retour d’une rareté des ressources oblige à moins de gaspillages. Le recyclage y devient une nécessité, ou au moins devient nécessaire une réflexion sur ce qui doit être conservé ou jeté (en fonction de besoins plus ou moins prévisibles). Que les individus soient isolés ou en groupe, il faut se débrouiller avec ce qui est à disposition : les outils qui s’imposent sont ceux qui paraissent les plus appropriés. Des compétences qui ont pu être ordinaires (repérer les plantes comestibles, faire du feu, etc.) doivent être réapprises. Au total, ces visions (post-)apocalyptiques créent un décalage qui permet de souligner les anciennes dépendances (aux sources énergétiques, à certains biens matériels, etc.). Ne pouvant plus compter sur les circuits longs de la globalisation, les survivants doivent se rabattre sur des ressources communautaires.

Dans nombre de représentations, la catastrophe et le désastre sont au surplus fréquemment supposés dissoudre les solidarités (« Chacun pour soi ») et favoriser le réveil des pires penchants de la nature humaine. D’où des comportements proches de la prédation, abondamment décrits, dans des œuvres qui vont de la série des Mad Max au cinéma à La route en littérature (puis au cinéma). Ce qui est symboliquement montré, c’est la difficulté à réenclencher un processus de civilisation. Et cela joue aussi au plan individuel : s’il y a une question qui est accentuée, c’est de savoir à qui il est possible de faire confiance. Comme le résume presque Jean-Marie Kauth, en prolongeant notamment l’exemple de The Road : « Society has reached the point where the sole qualifier for morality is not eating people »[11]. Comment est-il alors possible de retrouver des solidarités ou de créer des solidarités nouvelles ? Suffit-il de réemployer un uniforme d’employé des postes, comme dans le roman de David Brin, Le facteur[12]. Lorsque les anciens rôles sociaux ne sont pas oubliés, en reprendre un, comme celui de facteur en l’occurrence, peut contribuer à réactiver des espérances dans des communautés fragilisées. Plutôt que l’errance sans but véritablement défini, le courrier à distribuer devient ainsi la transposition symbolique du lien à renouer entre les villes ou les communautés (tout en étant aussi dans le roman un moyen de trouver accueil et subsistance, et avec l’aide plus particulière des femmes).

De toute manière, quels morceaux de savoirs sont encore accessibles et à nouveau exploitables ? C’est un des questionnements que Walter M. Miller met en scène dans Un cantique pour Leibowitz[13]. Pour continuer à exister, ces savoirs (ou leurs vestiges) doivent pouvoir être conservés et reproduits. D’où l’importance qu’ils puissent encore trouver des supports (qui seront notamment des livres), des formes d’institution (en l’occurrence un nouvel ordre monastique assumera un rôle renouvelé), et des serviteurs prêts à les entretenir (des moines, dans le roman, et ceux d’une abbaye en particulier). Le récit évolue cependant en laissant progressivement penser que les tentatives de reconstitution ne garantissent pas nécessairement un usage plus sage de ces savoirs. Et ce sont même les conditions pour une nouvelle apocalypse qui, au fil du temps, seront réalisées.

Ce qui caractérise majoritairement la situation apocalyptique ou dystopique, c’est qu’on ne sait pas ou qu’on ne voit pas comment en sortir : comme un trou noir, elle a absorbé les énergies positives. Dans les mondes post-apocalyptiques, les humains paraissent souvent condamnés à errer pour trouver de quoi vivre ou fuir les menaces. Le constat fait aussi par François-Ronan Dubois peut être généralisé au-delà des séries télévisées qu’il analyse : « […] l’agentivité valorisée dans ces programmes est presque toujours d’ordre personnel, individuel et marginal »[14]. S’il reste des puissances d’agir dans ces visions, leur agrégation semble difficile et soumise à des contraintes qui seront autant d’épreuves.

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[1] Qui expliquait ainsi, de manière presque programmatique : « D’abord, une société nous semble se définir moins par ses contradictions que par ses lignes de fuite, elle fuit de partout, et c’est très intéressant d’essayer de suivre à tel ou tel moment les lignes de fuite qui se dessinent » (Entretien entre Gilles Deleuze et Antonio Negri, reproduit sous le titre « Contrôle et devenir » dans Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Ed. de Minuit, 1990, p. 232).

[2] Bruno Latour évoquait aussi l’intérêt à « utiliser le terme d’origine spinoziste « puissance d’agir » pour traduire le terme d’agency, pour éviter l’horrible « agentivité », et surtout pour détacher agency de l’intentionnalité et de la subjectivité humaine » (Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015). Notre perspective est toutefois différente, notamment à cause des ambiguïtés que peut produire une association avec la référence abstraite et presque spirituelle à « Gaïa ».

[3] Cf. Fredric Jameson, Archéologies du futur. Le désir nommé utopie, Paris, Max Milo, 2007.

[4] « Alain Musset : « l’apocalypse est un phénomène politique, social et économique » », Article 11, 12 décembre 2013, http://www.article11.info/?Alain-Musset-l-apocalypse-est-un

[5] Dr Bloodmoney, Paris, J’ai lu, 2002 (Dr Bloodmoney or How We Got Along After the Bomb, New York, Ace Books, 1965).

[6] Pour une analyse plus développée, voir « Après Armageddon : Système de personnages dans Dr Bloodmoney », in Fredric Jameson, Penser avec la science-fiction, Paris, Max Milo, 2008.

[8] La route, Paris, éditions de l’Olivier, 2008 (The Road, New York, Alfred A. Knopf, 2006).

[9] Paris, Fleuve Noir, 2006.

[10] Sean McMullen, Les âmes dans la grande machine – 1. Le calculeur, Paris, Robert Laffont, 2003 (Souls in the Great Machine, New York, Tor, 1999).

[11] « Post-Apocalyptic Storytelling as Global Society’s Environmental Unconscious », in Luigi Manca and Jean-Marie Kauth (eds), Interdisciplinary Essays on Environment and Culture: One Planet, One Humanity, and the Media, Lanham, Lexington Books, 2015, p. 294.

[12] Paris, J’ai lu, 1987 (The Postman, New York, Bantam Books, 1985).

[13] Paris, Denoël, 1961 (A Canticle for Leibowitz, Philadelphia, Lippincott, 1960).

[14] « Fantastique, science-fiction et résolution individualiste des crises globales dans les séries télévisées étasuniennes de 1990 à nos jours », Magazine de la communication de crise et sensible, n° 21, 2013.





Sur les fonctions possibles des récits apocalyptiques et dystopiques

12 03 2016

Que faire face à l’apocalypse ? Suite et deuxième partie du texte commencé dans les billets précédents, qui sera présenté au colloque international « Formes d(e l)’Apocalypse » (15-17 mars 2016) avant future publication.

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L’influence de ces contenus symboliques est à relier aux logiques de sens auxquels ils peuvent s’articuler. Si de telles visions du monde sont aussi désespérantes, quel sens en effet donner à leur production et à leur circulation ? Pour cela, plus que leur interprétation, l’enjeu peut être de saisir comment elles peuvent participer à la production d’une forme de connaissance sociale[1]. Ces représentations variées peuvent contribuer à activer une plus ou moins grande réflexivité chez celles et ceux qui les reçoivent, et ainsi différents types d’orientations intellectuelles. C’est ce qu’esquissait Lucy Sargisson : « Dystopias matter because they make us think. They help us to imagine and envisage how the present can change into something very nasty. They tell us what’s wrong with the now, and they imagine how things could (easily) become much worse. Dystopias identify key themes, trends or issues in the present and extrapolate these »[2]. La dramatisation des enjeux est aussi de nature à susciter différents niveaux de réaction.

S’il s’agit de donner un sens à ces représentations, on peut en effet envisager différents arguments donnant une utilité, voire une fonction sociale, aux récits dystopiques ou apocalyptiques. Ces arguments peuvent eux-mêmes être classés. En écartant la posture nihiliste de découragement (« Peu importe, tout est foutu ») et en croisant (comme dans le tableau ci-dessous) les degrés de réflexivité et de réactivité qu’ils peuvent activer, ces schémas dystopiques et apocalyptiques peuvent relever de quatre fonctions :

– une fonction critique, voire pédagogique, de désenchantement, d’alerte et de mise en garde ;

– une fonction cathartique et de réassurance, voire de consolation ;

– une fonction d’habituation ;

– une fonction de capacitation et d’émancipation.

Faible réactivité Forte réactivité (proactivité)
Faible réflexivité Habituation Alerte
Forte réflexivité Catharsis Capacitation


– Une fonction d’alerte et de mise en garde

Sous ces formes plus ou moins alarmistes, cette science-fiction dystopique et apocalyptique peut être vue comme une forme de prise de conscience et de mise en scène de la vulnérabilité humaine (mise en scène qui peut aller jusqu’à la spectacularisation de la catastrophe). Ces représentations deviennent alors une manière d’explorer les limites de la planète (dans ses capacités d’adaptation) et de montrer des conséquences négatives. Autrement dit, si les dystopies et apocalypses peuvent être un appui cognitif, c’est en aidant à rendre perceptibles les prolongements potentiellement problématiques de certaines orientations. Elles donnent à voir les implications logiques de tendances et peuvent alors se rapprocher de l’« heuristique de la peur » promue par Hans Jonas. Dans cette logique, l’image négative doit inciter au changement.

Récemment, les historiens Naomi Oreskes et Erik M. Conway ont utilisé le registre de la science-fiction dans ce type d’esprit, en l’occurrence pour écrire une histoire à rebours de l’incapacité de l’humanité à prendre au sérieux et éviter le péril du changement climatique[3]. Pouvoir alerter par ce déplacement dans le futur était clairement dans leur intention. Dans cette perspective, l’enjeu est d’éviter d’attendre les effets d’un changement climatique global pour constater leur gravité.

Plus qu’une incitation à la réflexion, il y aurait dans ces visions dystopiques ou apocalyptiques fictionnelles, par la force de l’illustration, une capacité à amorcer une logique de précaution. Si le « catastrophisme éclairé » prôné par Jean-Pierre Dupuy doit trouver des supports, ce type de fiction lui en fournit un supplémentaire : de quoi donner une substance à la maxime qui lui permet de pousser plus loin les réflexions de Hans Jonas et de proposer une voie pour que l’humanité ne soit pas condamnée à un destin apocalyptique : « obtenir une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation, à un accident près »[4].

En suivant ce type de conception, on est amené à supposer que le raisonnement apocalyptique peut produire des effets allant jusqu’à la réorientation des comportements. Si c’est le cas, il est alors activé par une base de représentation, donnant un point de référence aussi fictionnel soit-il, et peut alors être considéré comme une forme de conséquentialisme, où ce sont les conséquences envisagées qui tendent à primer dans le jugement. Ce lien est défendu par certaines recherches[5].

WALL-ECertains récits d’effondrement ont même aussi pour eux l’avantage d’une relative précision : ils montrent des points de fragilité dans les systèmes socio-économiques. Autrement dit, là où des vulnérabilités n’ont pu être corrigées. Symétriquement, ces visions de futurs laissent entrevoir ce que les collectifs devraient éviter de faire. Ils sont une manière de signaler ou de pointer des responsabilités. C’est pour cela que l’avenir peut ne pas paraître complètement fermé. Même lorsque la Terre a été submergée sous les déchets, obligeant l’ensemble des humains à quitter leur planète originelle, comme dans le film d’animation Wall-E, ces derniers gardent un espoir de pouvoir y retourner et y vivre. Ils peuvent donc revenir pour y compris eux-mêmes (et non plus seulement des robots) contribuer au grand nettoyage. Et s’il reste une morale, c’est que les objets et produits achetés un jour finiront immanquablement plus tard en ordures à traiter[6].


– Une fonction cathartique et de réassurance

En remettant en visibilité une part sombre des sociétés humaines, ces fictions apocalyptiques offrent un autre niveau d’appréhension où elles jouent comme une libération du refoulé, notamment d’éléments tendanciellement traumatisants. Comme si, du fait d’une dépossession généralisée, il y avait aussi un empressement plus ou moins latent à voir finir le monde actuel, ce type de réaction que Michaël Foessel interprète comme une « perte en monde »[7]. Ou comme si était recherchée une manière d’exprimer au moins des insatisfactions face à des dynamiques systémiques qui ne se laissent plus saisir.

Pour Sébastien Jenvrin, « ces fictions permettent d’extérioriser la violence humaine »[8]. Pour lui, plus précisément : « En figurant le mal par des monstres, des extraterrestres, des androïdes, des armes dévastatrices et d’autres catastrophes, la science-fiction exerce une fonction d’exorcisation du mal moderne. Plus qu’une fonction prophétique, les récits mettant en scène la fin du monde ont finalement la même fonction que les mythes traditionnels : résorber les problèmes du mal et de la violence en les extériorisant ». Et le mal pourrait être les humains eux-mêmes. Si ces derniers disparaissent à cause d’un virus qu’ils ont créé ou manipulé, n’ont-ils pas alors bien mérité leur triste sort ? Mettre en scène la menace permettrait de commencer à se racheter un peu.

Grâce à l’intermédiaire fictionnel, lecteurs, spectateurs ou joueurs de jeux vidéo peuvent avoir le frisson (celui devant une forme particulière de « sublime ») tout en restant en (provisoire ?) sécurité. La possibilité cathartique ainsi offerte peut (pour partie) expliquer que les visions apocalyptiques et dystopiques se multiplient sans forcément inciter à changer de trajectoire. En définitive, les fictions catastrophistes ont un côté rassurant ; elles permettent de se dire : « Par comparaison, jusqu’ici tout va bien ». Au lieu d’amener à réagir, les images négatives et les esquisses d’anticipation présentées laissent à penser que la situation vécue est encore acceptable ou qu’il reste des marges de manœuvre.

 

Une fonction de divertissement et d’habituation

Outre l’augmentation quantitative, le constat peut être aussi celui d’une absorption des descriptions apocalyptiques dans une logique spectaculaire, spécialement au cinéma. Elles seraient devenues un produit, parmi d’autres, des industries culturelles. Un point de vue de théorie sociale critique peut en effet amener à y voir une manifestation de la capacité du système économique à faire de toute crise (écologique en l’occurrence) une source de profit, en transformant la catastrophe en élément récréatif[9]. Converties en produits commerciaux, les images catastrophiques et dystopiques finissent ainsi par paraître banalisées.

L’accumulation de ces dystopies et récits alarmistes ne finirait-elle pas par devenir une manière de préparer les esprits à des lendemains qui ne chanteront pas ? Ces représentations apocalyptiques créent une familiarité avec la catastrophe. Comme s’il s’agissait d’apprendre à la collectivité à vivre dans des situations extrêmement contraintes ou des environnements extrêmement dégradés… Dans ce cas, l’aliénation n’est pas loin. La liberté perdue dans la fiction est presque l’annonce d’une liberté qui risque d’être perdue dans le monde réel.

Au bout du compte, ce que produit l’accumulation des descriptions apocalyptiques peut finir par ressembler à du découragement. De quoi en effet se sentir désarmé ou impuissant si l’on finit convaincu de l’inéluctabilité de la catastrophe. À la manière de Frédéric Neyrat, l’usage qui est fait des menaces de désastre peut amener à s’interroger sur la manière dont ces imaginaires viennent participer au développement d’une « biopolitique des catastrophes »[10]. Les imaginaires de l’effondrement, a fortiori s’ils s’emplissent en absorbant toutes les angoisses de l’époque, tendent à activer un besoin de protection. Lorsque l’espérance est évacuée et remplacée par des horizons plus sombres, il devient presque excusable de se laisser aller à l’abattement, au découragement ou à l’apathie.

Dans La vérité avantdernière[11], roman de Philip K. Dick construit sur le principe (familier chez lui) de la manipulation générale, les populations sont maintenues dans des abris souterrains au prétexte que la surface resterait encore contaminée par la guerre entre blocs. Leurs ressources pour vivre sont indexées sur leur capacité à produire la quantité d’armements robotisés qui leur est demandée pour les combats censés encore avoir lieu en surface. L’apocalypse n’est plus tout à fait à l’ordre du jour, mais seule une minorité est en position de le savoir.

Une fonction de capacitation et d’émancipation

Chez les sociologues, certains, comme Ulrich Beck, ont avancé l’idée qu’un certain catastrophisme pouvait avoir des vertus émancipatrices[12]. Dans cette perspective, amener des collectivités à discuter des maux les menaçant pourrait créer une dynamique aux effets positifs. Un de ceux-ci serait notamment un effet de choc.

Pour Frédéric Claisse et Pierre Delvenne, dans un esprit voisin (en amalgamant d’ailleurs peut-être rapidement les activités intellectuelles relevant des sciences sociales et celles relevant de la littérature), il peut y avoir une part d’« empowerment » dans la dystopie[13]. Ils visent plus précisément ce qui peut s’enclencher lorsqu’un futur dystopique est identifié comme crédible : l’effet collectif pourrait dépasser la seule prise de conscience, car celle-ci donnerait également des capacités pour faire émerger d’autres possibilités et tracer d’autres voies. Vue sous cet angle, la dystopie s’apparente alors à une connaissance anticipatrice et, pour les communautés concernées, elle ajoute des appuis (cognitifs et normatifs) pour réagir. Cette capacité supplémentaire ne tient pas tellement ou pas seulement à l’œuvre elle-même, mais aussi et peut-être surtout aux usages sociaux que la circulation de l’œuvre va permettre (Frédéric Claisse et Pierre Delvenne prennent l’exemple classique de 1984 de George Orwell et des menaces sur la vie privée que permet de mettre en scène cette version romancée de la surveillance totalitaire).

La représentation apocalyptique produit le type de distorsion permettant de questionner l’ordre établi. La démonstration spectaculaire de la possibilité de la catastrophe devient alors un levier pour secouer la passivité en aidant à reconstruire la perception d’une responsabilité plus ou moins grande de chacun dans la préparation de cette catastrophe. Une version émancipatrice du catastrophisme aiderait à éviter que des options technologiques soient trop rapidement transformées en solutions évidentes et incontournables, à l’instar de la géo-ingénierie qui tend à agréger une variété d’intérêts puissants pour en faire une solution de recours contre un changement climatique global[14]. Ces apports à la réflexion seraient aussi une manière de ne pas fermer les débats et de les laisser dans un espace démocratique et délibératif (et non simplement technocratique).

S’agissant de capacités d’anticipation et de réaction, on trouve d’ailleurs des auteurs qui jouent entre les registres sérieux et ludiques pour proposer des guides de survie adaptés à des périls inconnus jusque-là. Mais la menace y est davantage représentée par des êtres non humains, zombies et robots notamment, comme chez Max Brooks avec son Guide de survie en territoire zombie[15] et Daniel H. Wilson qui prétend aider à Survivre à une invasion robot[16]. Nonobstant leur point de départ très hypothétique mais du fait des analogies possibles avec certaines épidémies, les écrits de Max Brooks sur les zombies lui ont quand même valu l’écoute sérieuse du corps des Marines aux États-Unis[17]. Les capacités recherchées s’avèrent en fait là davantage liées, voire réduites, à une logique sécuritaire (se préparer à gérer des situations de crise). D’autres sont possibles.

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[1] Cf. Yannick Rumpala, « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique », Raisons politiques, n° 40, novembre 2010, pp. 97-113 ; Yannick Rumpala, « Littérature à potentiel heuristique pour temps incertains : la science-fiction comme support de réflexion et de production de connaissances », Methodos. Savoirs et textes, n° 15, 2015. URL : http://methodos.revues.org/4178

[2] « Dystopias Do Matter », in Fátima Vieira (ed.), Dystopia(n) Matters: On the Page, on Screen, on Stage, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2013 p. 40.

[3] Naomi Oreskes, Erik M. Conway, L’effondrement de la civilisation occidentale, Paris, Les Liens qui libèrent, 2014. Le livre reprend et étend un article plus ancien : Naomi Oreskes, Erik M. Conway, « The Collapse of Western Civilization: A View from the Future », Daedalus, vol. 142, n° 1, Winter 2013, pp. 40-58.

[4] Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2002, p. 214.

[5] Par exemple, Robin Globus Veldman, « Narrating the Environmental Apocalypse: How Imagining the End Facilitates Moral Reasoning Among Environmental Activists », Ethics and the Environment, vol. 17, n° 1, Spring 2012, pp. 1-23.

[6] Même si le film reste ambigu quant au rapport aux objets de consommation. Cf. Christopher Todd Anderson, « Post-Apocalyptic Nostalgia: WALL-E, Garbage, and American Ambivalence toward Manufactured Goods », Lit: Literature Interpretation Theory, vol. 23, n° 3, 2012, pp. 267-282.

[7] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012.

[8] Sébastien Jenvrin, « Catastrophe, sacré et figures du mal dans la science-fiction : une fonction cathartique », Le Portique, n° 22, 2009. URL : http://leportique.revues.org/index2203.html

[9] Dans ce sens, voir par exemple Tanner Mirrlees, « Hollywood’s Uncritical Dystopias », cineaction, n° 95, 2015, pp. 4-15.

[10] Frédéric Neyrat, Biopolitique des catastrophes, Paris, Éditions MF, 2008.

[11] Paris, Robert Laffont, 1974 (The Penultimate Truth, New York, Belmont Books, 1964).

[12] Cf. Ulrich Beck, « Emancipatory catastrophism: What does it mean to climate change and risk society? », Current Sociology, vol. 63, n° 1, January 2015, pp. 75-88.

[13] Cf. Frédéric Claisse, Pierre Delvenne, « Building on anticipation: dystopia as empowerment », Current Sociology, vol. 63, n° 2, March 2015, pp. 155-169.

[14] Cf. Shinichiro Asayama, « Catastrophism toward ‘opening up’ or ‘closing down’? Going beyond the apocalyptic future and geoengineering », Current Sociology, vol. 63, n° 1, January 2015, pp. 89-93.

[15] Max Brooks, Guide de survie en territoire zombie, Calmann-Lévy, 2009 (The Zombie Survival Guide, New York, Three Rivers Press, 2003).

[16] Daniel H. Wilson, Survivre à une invasion robot, Orbit, 2012 (How to Survive a Robot Uprising, New York, Bloomsbury Pub., 2005).

[17] Cf. Nicolas Gary, « Pour lutter contre les zombies, l’armée américaine fait appel à des écrivains », ActuaLitté, 15.02.2016, https://www.actualitte.com/article/monde-edition/pour-lutter-contre-les-zombies-l-armee-americaine-fait-appel-a-des-ecrivains/63510





Variétés d’effondrement : ce qui disparaît et ce qui reste après l’apocalypse

11 03 2016

Que faire face à l’apocalypse ? Début de réponse et première partie de la contribution qui sera présentée au colloque international « Formes d(e l)’Apocalypse » (15-17 mars 2016).

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Les visions d’effondrement et d’apocalypse ne commencent évidemment pas avec la science-fiction[1]. Mais les productions du genre ont notablement contribué à les entretenir[2]. Ces représentations fictionnelles sont des manières particulières d’envisager des mondes possibles et de les explorer, sous les formes les plus funestes en l’occurrence. Parmi le vaste ensemble des productions culturelles, la science-fiction est un genre qui se distingue pour ce qu’il ajoute de radicalement original par rapport au monde connu[3]. La figure de l’apocalypse y a été digérée et traduite sous différentes formes, d’ailleurs évolutives et plus souvent détachées des connotations religieuses originelles.

Les visions du monde ainsi véhiculées peuvent avoir des particularités, et donc des résonances, qui justifient une considération plus attentive. Un des mérites de la réflexion de Fredric Jameson, même si on n’est pas obligé d’en partager tous les présupposés, a été de souligner que les récits véhiculés dans les productions littéraires (et culturelles plus généralement) ont une dimension politique qu’il s’agit de pouvoir interpréter, précisément comme des « actes socialement symboliques » à situer simultanément dans un fil historique[4].

Sur un plan diachronique, les représentations de la science-fiction sont intéressantes dans ce qu’elles donnent à voir des façons dont des collectifs perçoivent leurs vulnérabilités à différents moments de leur histoire. Dans ces visions, les risques qui pesaient sur l’existence de l’espèce humaine ou sur de vastes populations sont réalisés et ont des effets pleinement matériels. En l’occurrence, c’est la vieille thématique du destin des civilisations qui est ainsi reprise, en rappelant qu’aucune ne peut échapper à la menace de l’extinction.

Ces représentations sont aussi une manière de pointer et qualifier des tendances potentiellement problématiques. Elles donnent des aperçus plus ou moins larges sur le système qui génère ces tendances. Ce faisant, elles constituent aussi à la fois une interprétation et une prolongation d’enjeux déjà plus ou moins formalisés, ce qui peut effectivement leur donner un arrière-plan politique.

Il y a maintenant une gamme de travaux qui permet de disposer d’un panorama de ces apocalypses et de voir comment est entretenu cet imaginaire de la destruction. En essayant d’en faire un catalogue, Alain Musset montre la variété (croissante même) avec laquelle les productions de science-fiction ont imaginé « [c]omment détruire le monde », et notamment ces symboles civilisationnels que sont les villes[5]. Certaines figures sont même récurrentes, ce qui permet à Sébastien Jenvrin de distinguer quatre types de fin du monde : la fin du monde par intrusion, la fin du monde par stérilité, la fin du monde par autodestruction et la fin du monde en douceur[6].

En creux, dystopies et apocalypses signalent ce qui peut être perdu par rapport au monde connu. De ce monde, il ne resterait que des vestiges. Des traces encore (re)connaissables, mais marquant surtout ce qui serait effacé de la civilisation précédente.

Le contenu symbolique véhiculé absorbe les angoisses de chaque époque. Les changements technologiques, réalisés ou annoncés, et les craintes qui ont pu en résulter ont renouvelé les formes d’apocalypse possibles. Ils ont contribué à ancrer l’idée que si apocalypse il y a, elle pourrait être largement une production des hommes. Le Progrès et la Raison n’auraient pas réduit la possibilité d’une catastrophe généralisée. Au contraire, sous-entend la grande masse de ces récits.

CantiqueL’angoisse atomique a été emblématique de la période qui a suivi les premières démonstrations des usages militaires du nucléaire. La vie après une catastrophe nucléaire (guerre ou accident) est devenue un thème classique en science-fiction, avec le postulat fréquent que le fonctionnement des sociétés humaines serait évidemment bouleversé. Dans Un cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller[7], c’est la question du rapport à la science et à ses utilisations potentiellement destructrices que la situation, après le « Grand Déluge de Flammes », permet de poser. La tonalité du récit est même plutôt pessimiste, puisque les humains n’apprendront pas de leurs erreurs et produiront à nouveau les conditions pour une autre guerre nucléaire.

La peur de la pandémie capable de décimer l’humanité a aussi évolué. Ce n’est plus seulement une origine naturelle qui paraissait à craindre, mais aussi des recherches, expérimentations, ou utilisations qui pouvaient mal tourner. L’évolution du postulat narratif de départ de Je suis une légende, entre le roman de Richard Matheson (1954) et le film de Francis Lawrence (2007), est à cet égard symptomatique (dans le film, c’est plus explicitement la manipulation d’un virus destiné à lutter contre le cancer qui devient problématique et dérive en catastrophe).

Si les enjeux démographiques ont trouvé une résonance notable dans la littérature de science-fiction, c’est aussi pour une large part sous une forme dystopique et catastrophiste. Dans les années 1950 et 1960, les productions culturelles, et logiquement la littérature, ont servi de cadre à ce que Brian Stableford a qualifié de résurgence des « anxiétés malthusiennes »[8]. La fin des années 1960 et le début des années 1970 ont ainsi été marqués par le thème de la surpopulation, comme dans Tous à Zanzibar du britannique John Brunner[9]. Andreu Domingo a repéré d’autres thèmes formant selon lui un genre à part entière mobilisant les enjeux démographiques et qu’il a qualifié de « démodystopies »[10]. Il y englobe les fictions qui traitent de vieillissement généralisé, de dépopulation, de migrations internationales massives, de technologies reproductives et eugéniques.

L’angoisse écologique est logiquement venue s’ajouter concomitamment à la montée des préoccupations environnementales. Là aussi, des travaux ont permis de suivre comment la dévastation ou la disparition de la « nature » a pu venir se mêler aux récits apocalyptiques et dystopiques[11]. Ce qui est alors intéressant, ce sont les conséquences et effets que ce genre de situation permet de mettre en scène.

La science-fiction est un support imaginaire qui s’est avéré particulièrement attractif pour aller jusqu’aux aboutissements possibles des crises écologiques[12]. Cette anxiété accrue à l’égard de la possibilité d’un désastre écologique, Brian Stableford en repère la traduction littéraire dans l’entre-deux-guerres et la met en relation avec les phénomènes de « Dust Bowl », ces tempêtes de poussière qui ont marqué certains États américains du Middle West touchés par la sécheresse dans les années 1930[13]. Mais l’amplification s’est surtout produite avec le développement des mobilisations environnementales dans les années 1960. Dans ces visions, où le futur écologique s’annonce sinistre, se construisent des figures communes qui permettent à Frederick Buell de parler de « science-fiction écodystopique » pour cet ensemble. Dans son étude de ces productions littéraires et cinématographiques[14], il est même plus précis en repérant quatre phases dans l’histoire récente de ce qui est presque devenu un sous-genre. Les années 1970 correspondent à la montée et à la constitution d’une première vague intégrant les problèmes environnementaux dans le sillage du mouvement écologiste américain. Frederick Buell raccroche la deuxième phase à l’émergence du cyberpunk dans les années 1980. Dans ces visions sombres mêlant hautes technologies et désagrégation sociale, l’apocalypse environnementale n’est pas représentée comme la fin de tout : c’est le milieu dans lequel les populations doivent vivre dès lors que les limites de la nature ont été dépassées (le film Blade Runner [1982] traduisant visuellement ce type d’environnement). Cette situation peut même être à l’origine d’une forme d’excitation, par ce qu’elle stimule comme possibilités pour de nouveaux modes d’existence (comme dans les écrits de Bruce Sterling, notamment La schismatrice[15], où deux voies de transformation, génétiques et mécaniques, tendent à s’affronter). La troisième phase, celle du post-cyberpunk, est celle où les préoccupations environnementales deviennent un thème central des récits, au-delà donc de l’arrière-plan, perdant ainsi une partie de leur tonalité contre-culturelle pour devenir plus communes. Enfin, la quatrième phase est en fait celle d’un dépassement des frontières de la science-fiction, permettant de s’insérer dans des productions culturelles plus « mainstream » (ce qu’on verra plus récemment avec des films comme Wall-E [2008], etc.).

S’il est aisé de constater son développement, cette masse croissante de représentations est aussi à replacer par rapport à des évolutions culturelles plus larges. Si l’on suit Christian Chelebourg, ces représentations sont à ranger dans ce qu’il appelle des « écofictions », qui sont pour lui « les produits de ce nouveau régime de médiatisation des thèses environnementalistes ». Il précise d’ailleurs immédiatement que : « Leur champ ne se limite donc pas aux seules œuvres de fiction : il englobe l’ensemble des discours qui font appel à l’invention narrative pour diffuser le message écologique »[16]. Pour explorer ces représentations littéraires et cinématographiques de la fin du monde (en ne se limitant donc pas à la science-fiction), Christian Chelebourg distingue dans son livre cinq thèmes devenus récurrents et qui ont été investis fictionnellement : pollution, climat, catastrophe, épidémie, évolution.

L’apocalypse peut finir par arriver lorsque des pollutions dépassent des seuils qui rendent les environnements invivables. La « nature » est transformée à tel point qu’elle en devient méconnaissable avec des critères jusque-là communs. La solution désespérée, la seule qui resterait, peut être alors de laisser partir dans l’espace ce qui a pu subsister de végétation d’origine terrestre, dans une espèce d’arche interstellaire comme dans le film Silent Running (1972).

Dans la période la plus récente, les craintes associées aux signes d’évolutions du climat planétaire ont ajouté d’autres inquiétudes globales, qui ont aussi trouvé des résonances dans la fiction, ouvrant même la voie à un sous-genre à part entière (la « climate fiction », ou « cli-fi »[17]) et devenant également propice à des représentations de situations apocalyptiques. Dans les œuvres qui mettent en scène les conséquences d’un accroissement de l’effet de serre, Brian Stableford note d’ailleurs un évanouissement tendanciel de la confiance dans la possibilité de ralentir la catastrophe[18].

Si la nature encaisse, c’est toutefois jusqu’à un certain seuil. Et sa réaction, face aux mauvais traitements (longuement) subis, peut alors ressembler à de la vengeance, dont vont indistinctement pâtir les humains, même si tous n’ont pas la même responsabilité[19]. Au bout du compte, quand les dégradations se seront accumulées au point de devenir irréversibles, les machines remplaceront alors peut-être les humains sur ce qu’il restera d’écosystèmes. Elles apparaîtront peut-être finalement comme l’espèce la plus adaptée à ces nouveaux milieux, tel Wall-E, petit robot et nouveau Sisyphe assigné à l’interminable nettoiement des colossales quantités de déchets laissés sur la planète.

Dans les représentations perce aussi une méfiance à l’égard des tentations que peuvent représenter certaines options technologiques présentées comme solutions. Face à un risque collectif, la recherche d’un remède peut elle-même engendrer la catastrophe. Au vu des descriptions de leurs effets possibles dans la science-fiction, les promesses de la géo-ingénierie semblent encore largement peiner à convaincre. Le film Snowpiercer, le Transperceneige (2013) va plus loin que la BD dont il est inspiré, puisque, dans son postulat narratif, il suggère que l’hiver généralisé qui a envahi la planète, condamnant des survivants à un éternel déplacement en train, est le résultat d’une forme de géo-ingénierie climatique ayant mal tourné.

Une part de la littérature post-apocalyptique laisse du reste affleurer une angoisse de la régression technologique. Comme si revenir à une société de rareté ou de pénurie devait être symboliquement conçu comme l’inévitable châtiment collectif à subir par conséquence d’un effondrement généralisé. Autrement dit, comme si la « société de consommation » avait créé des habitudes tellement fortes que la perspective de sa disparition ne pouvait s’exprimer que sous une forme angoissante. Par contraste, la quête sans limite et sans fin de ressources (y compris hors de la Terre), pour nourrir la mégamachine économique, finit presque par paraître plus réaliste et continue, de fait, à nourrir un autre imaginaire, fait de récits d’expansion et de conquête spatiale.

La puissance croissante des machines a ajouté une variété supplémentaire de craintes, qui sont devenues autant de points de départ pour décrire d’autres aboutissements catastrophiques menaçant potentiellement l’humanité et/ou la planète. Avec les avancées conjointes de l’informatique et de l’automatisation se sont ainsi développées les visions dans lesquelles une ou des intelligences artificielles pourraient supprimer tout ou partie de l’humanité. Comme dans les films Terminator, Matrix et leurs dérivés, pour les exemples les plus marquants, les groupes d’humains rescapés en sont réduits à essayer de trouver des formes de résistance. Leur survie est d’autant plus difficile que leur environnement est ravagé (dans un court métrage de la série des Animatrix[20], situé dans le passé précédent Matrix, on apprend même que ce sont les humains eux-mêmes qui ont essayé de priver les machines d’énergie solaire en assombrissant volontairement le ciel).

uW1-T2Certaines visions de mondes en ruine paraissent venir non pas simplement comme un reflet inquiet de tendances globales en cours, mais plutôt comme une tentative de réaction à celles-ci. Ainsi de Snowpiercer, le Transperceneige à nouveau, film interprétable, selon Gerry Canavan, précisément comme une réaction critique aux penchants qu’il qualifie de « nécrofuturistes » : ces penchants où le futur paraît enfermé dans des tendances mortifères du fait notamment des pratiques capitalistes, poursuivies même si elles sont non durables et immorales. Le film permettrait de suggérer que ce « nécrocapitalisme », loin d’être sans alternative, n’est pas nécessairement destiné à se perpétuer indéfiniment, qu’il est un agencement de choix pouvant être remplacés par d’autres choix, à partir desquels il devient alors possible de penser la construction d’autres mondes[21].. Jusqu’où la rationalité économique, dans sa version la plus prédatrice, peut-elle s’étendre ? À la limite, la Terre dans sa totalité n’a plus de valeur, comme dans la bande dessinée Universal War One (1998-2006)[22], où les Compagnies Industrielles de Colonisation, riche et puissant consortium parti chercher ailleurs les ressources minières, n’hésitent pas à détruire la planète pour assurer la poursuite de leurs intérêts. Dans ces apocalypses largement volontaires ou dérivées de choix conscients, le système capitaliste semble prêt à aller jusqu’à l’effondrement total plutôt que de se réformer.

Au total, tout en détruisant les habitats, les apocalypses emportent avec eux l’ordre existant. Elles se caractérisent par leurs effets systémiques qui rendent difficiles les échappatoires. Les sociétés représentées y sont mises face à leur contingence historique et leur devenir incertain. Si promesses il y a, elles sont essentiellement négatives et guère désirables. Vivre est-il encore une chance dans un monde qui est devenu difficilement vivable ? Ces représentations se déploient et s’agencent comme s’il s’agissait de ramener les humains à la modestie. Ce qui apparaît au bout du compte mis en scène et par la même occasion problématisé, c’est la difficulté d’assurer une continuité positive au destin collectif, de maitriser le changement, autrement dit la fragilité des prises collectives sur celui-ci.

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[1] Sur cette longue histoire et les mythes qui l’ont abondamment nourri, voir par exemple Karolyn Kinane and Michael A. Ryan (eds), End of Days: Essays on the Apocalypse from Antiquity to Modernity, Jefferson, McFarland, 2009.

[2] Cf. Lorenzo DiTommaso, « At the Edge of Tomorrow: Apocalypticism and Science Fiction », in ibid. et Roslyn Weaver, « “The shadow of the end”: the appeal of apocalypse in literary science fiction », in John Walliss and Kenneth G. C. Newport (eds), The End All Around Us: Apocalyptic Texts and Popular Culture, Oxon, Routledge, 2014, pp. 173-197.

[3] Ce qu’on peut rapprocher de la notion de « novum » proposée par Darko Suvin pour marquer cette part de nouveauté ou de différence. Cf. Darko Suvin, Metamorphoses of Science Fiction. On the Poetics and History of a Literary Genre, New Haven, Yale University Press, 1979.

[4] Fredric Jameson, L’inconscient politique. Le récit comme acte socialement symbolique, Paris, Questions Théoriques, 2012.

[5] Alain Musset, Le syndrome de Babylone. Géofictions de l’apocalypse, Paris, Armand Colin, 2012.

[6] Sébastien Jenvrin, « Catastrophe, sacré et figures du mal dans la science-fiction : une fonction cathartique », Le Portique, n° 22, 2009. URL : http://leportique.revues.org/index2203.html

[7] Paris, Denoël, 1961 (A Canticle for Leibowitz, Philadelphia, Lippincott, 1960).

[8] Brian Stableford, « Ecology and Dystopia », in Gregory Claeys (ed.), The Cambridge Companion to Utopian Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 270-273.

[9] Paris, LGF / Livre de Poche, 1995 (Stand on Zanzibar, Garden City, Doubleday, 1968).

[10] Andreu Domingo, « « Demodystopias »: Prospects of Demographic Hell », Population and Development Review, vol. 34, n° 4, December 2008, pp. 725-745.

[11] Sur la dimension écologique dans la science fiction à tendance apocalyptique, voir par exemple « Critical Political Theory and Apocalyptic Science Fiction », in Ernest J. Yanarella, The Cross, the Plow and the Skyline. Contemporary Science Fiction and the Ecological Imagination, Parkland, Brown Walker Press, 2001.

[12] Cf. Keira Hambrick, « Destroying Imagination to Save Reality: Environmental Apocalypse in Science Fiction », in Chris Baratta (ed.), Environmentalism in the Realm of Science Fiction and Fantasy Literature, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2012, pp. 129-142.

[13] Brian Stableford, « Ecology and Dystopia », in Gregory Claeys (ed.), The Cambridge Companion to Utopian Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, notamment p. 270.

[14] Cf. « Representing Crisis: Environmental Crisis in Popular Fiction and Film », in Frederick Buell, From Apocalypse to Way of Life: Environmental Crisis in the American Century, London, Routledge, 2003.

[15] Paris, Denoël, 1986 (Schismatrix, New York, Arbor House, 1985).

[16] Christian Chelebourg, Les écofictions. Mythologies de la fin du monde, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2012, p. 10-11.

[17] Voir par exemple Rodge Glass, « Global warning: the rise of ‘cli-fi’ », The Guardian, Friday 31 May 2013, http://www.theguardian.com/books/2013/may/31/global-warning-rise-cli-fi ; Rebecca Tuhus-Dubrow, « Cli-Fi: Birth of a Genre », Dissent, n° 60(3), Summer 2013, pp. 58-61, http://www.dissentmagazine.org/article/cli-fi-birth-of-a-genre

[18] Brian Stableford, « Ecology and Dystopia », in Gregory Claeys (ed.), The Cambridge Companion to Utopian Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.

[19] Cf. « 4. Gaïa contre-attaque », in Alain Musset, Le syndrome de Babylone. Géofictions de l’apocalypse, Paris, Armand Colin, 2012.

[20] Animatrix, La Seconde Renaissance (partie II), 2003.

[21] Gerry Canavan, « “If the Engine Ever Stops, We’d All Die”: Snowpiercer and Necrofuturism », Paradoxa, n° 26, 2014, pp. 41-66.

[22] Denis Bajram, Universal War One, L’intégrale (Tome 1 à Tome 6), Toulon, Quadrants, 2014.





Que faire face à l’apocalypse ?

9 03 2016

Le texte qui suit est l’introduction d’une contribution (« Que faire face à l’apocalypse ? Sur les représentations et les ressources de la science-fiction devant la fin d’un monde ») qui sera présentée à un prochain colloque international, lui-même intitulé « Formes d(e l)’Apocalypse » (15-17 mars 2016).

Le programme complet du colloque, qui s’annonce intéressant mais qui obligera à fréquenter différents sites, peut être téléchargé en version longue ou courte.

La contribution complète (dans un format certes plutôt universitaire) est quant à elle également téléchargeable et si cette manière de réagir aux envahissantes visions d’apocalypse suscite des commentaires, ils sont les bienvenus.

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Cube Pollution

Des effondrements, la science-fiction en a imaginé de multiples formes et pour une large variété de mondes. Les productions du genre ont même été marquées par une part croissante de représentations condamnant ces mondes fictionnels à un devenir apocalyptique ou dystopique. À tel point que ces représentations ont presque laissé l’impression de saturer l’appréhension collective du futur. S’il s’agit de chercher un mode de description particulièrement adapté pour penser le pire, en offrant de surcroît une diversité de scénarios, la science-fiction semble ainsi largement se distinguer. Elle donne une représentation de risques existentiels et collectifs qui auraient quitté l’ordre de l’hypothétique. Le grand intérêt de ces fictions tient donc à ce qu’elles rendent visibles. Mais pas seulement, compte tenu aussi des résonances qu’elles peuvent trouver avec des inquiétudes et tendances relevant du présent. Comme le dit le philosophe Michaël Foessel en introduction à sa « critique de la raison apocalyptique » : « Comme l’homme a tendance à ne plus remarquer ce qu’il habite, le détour par les images présente un intérêt maximal : le but des métaphores est toujours de fournir une expression abrégée, et si possible frappante, de ce qui ne se laisse pas saisir au premier regard. » [1]

Bien sûr, il y a dans ces représentations et descriptions le rappel que toutes les civilisations sont mortelles, que leur trajectoire n’est pas nécessairement un processus linéaire et ascendant. Dans cette contribution, il ne s’agit pas seulement de prendre acte d’une apparente domination des récits dystopiques ou apocalyptiques dans l’évolution (récente) du genre. Comme ces représentations sont de toute manière présentes et comme de surcroît elles semblent prendre une place grandissante, il est peut-être plus utile de se demander ce que l’on peut en faire. Ou, dit autrement, ce que cette apparente débauche de pessimisme peut avoir de productif.

C’est ce que nous viserons notamment à partir des enjeux écologiques et de leur dramatisation dans les fictions de types dystopique et apocalyptique. La pensée politique peut-elle apprendre quelque chose de cette production fictionnelle ? Comme production discursive, la fiction véhicule du sens et s’insère dans un système social et symbolique tout en y puisant ses ressources imaginaires. On peut poser que les projections qui font rentrer dans des phases critiques le devenir du monde, particulièrement pour le substrat dont dépendent les existences humaines, contiennent aussi une part de révélation (ce qui est le sens étymologique du mot apocalypse). De ce point de vue, elles peuvent avoir des résonances puissantes, notamment si on les relie, comme Lawrence Buell, au poids important que ce type d’image a tendu à prendre dans l’« imagination environnementale » (il affirme en effet : « Apocalypse is the single most powerful master metaphor that the contemporary environmental imagination has at its disposal »[2]).

Prendre toute cette production comme une simple manifestation d’anxiété ou de désespoir serait par conséquent limitatif. La variété d’effondrements ou d’apocalypses mis en scène sous forme fictionnelle offre en fait un objet qui permet de travailler le rôle (politique) des imaginaires, y compris négatifs. Car, dans cet imaginaire diffus, la science-fiction ajoute une dimension supplémentaire, par la force de sa dynamique exploratrice, à la manière d’expériences de pensée (« Et si… »)[3].

À partir d’un corpus principalement littéraire et, dans une moindre mesure, cinématographique, trois étapes permettront d’interroger ce que ces représentations apocalyptiques peuvent avoir de productif. La première visera d’abord à repérer les visions qui sont portées et caractériser les contenus symboliques qu’elles agencent (1). En pouvant ainsi tenir compte des logiques de sens véhiculées, il s’agira ensuite de distinguer les fonctions qu’elles peuvent remplir (2). Si l’on considère que ce qui se joue d’important dans ces situations apocalyptiques ou dystopiques est le maintien de puissances d’agir, il sera enfin utile de mieux appréhender les façons dont ces puissances d’agir sont déployées et les inspirations qui peuvent ainsi être éventuellement produites (3). Notre hypothèse est que ces représentations fictionnelles comportent des dimensions éthique et politique qui se réfractent à autant de niveaux.

À suivre…

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[1] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012, p. 9.

[2] The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture, Cambridge, Harvard University Press, 1996, p. 285.

[3] Cf. Yannick Rumpala, « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique », Raisons politiques, n° 40, novembre 2010, pp. 97-113. URL : www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2010-4-page-97.htm ; Yannick Rumpala, « Littérature à potentiel heuristique pour temps incertains : la science-fiction comme support de réflexion et de production de connaissances », Methodos. Savoirs et textes, n° 15, 2015. URL : http://methodos.revues.org/4178