Consommation engagée

14 04 2011

Une référence en passant, pour profiter de la reprise (découverte un peu par hasard) de certains de mes textes. La Documentation française a en effet consacré un numéro de sa revue Problèmes politiques et sociaux (n° 982) à la « consommation engagée » (refus de certains produits, préférence pour des produits labellisés, circuits commerciaux alternatifs…). Cette compilation d’extraits d’articles et de contributions est une manière de signaler un champ en pleine reconfiguration et surtout de ne pas rester avec un regard trop naïf sur ce mélange d’actions individuelles et collectives dans l’univers commercial.

Parce qu’elle n’est pas qu’une activité de bout de chaîne et qu’elle peut avoir des implications problématiques (pour l’environnement, pour les conditions de travail…), la consommation est revenue dans les débats. Mais, et c’est là où c’est aussi intéressant, pas tout à fait sur le terrain politique. Si la consommation (re)devient un objet de questionnement et d’action, c’est par des processus où le registre moral semble souvent l’emporter sur le registre politique. Le concept de « subpolitique », proposé par le sociologue allemand Ulrich Beck, est peut-être pour cela plus pertinent. Dans ses réflexions autour de ce qu’il a appelé la « société du risque » (déjà au milieu des années 1980), il faisait remarquer que les frontières entre le politique et le « non-politique » devenaient plus indéterminées. Ce qui était politique ne suscite plus un intérêt massif et devient « non-politique », donnant ainsi l’impression que toute une série d’institutions continuent formellement à fonctionner, mais dans la vacuité (comme pourrait le confirmer en France l’abstention lors des dernières élections cantonales). En revanche, des activités qui pouvaient ne pas paraître proprement politiques semblent rentrer dans des processus de politisation, ou du moins dans des remises en question qui sont au bord du politique.

Ce semble être le cas pour les activités de consommation, mais sous des formes qui restent effectivement aussi pleines d’ambiguïtés. D’abord, parce que la consommation « éthique », « responsable », « durable », est aussi devenue un marché. Ensuite, parce que, même si le consommateur ne paraît plus passif, il ne s’agit pas forcément de toucher au niveau de vie. De fait, la critique peut avoir plusieurs niveaux, soit en visant certaines formes de consommation, soit en visant la « société de consommation » elle-même.

D’où l’intérêt, comme le fait un peu la revue, d’essayer de croiser ces enjeux liés à la consommation avec la problématique de la décroissance. Dans ce courant de réflexion, la question est davantage celle de la possibilité d’améliorer la qualité de vie sans que cette dernière soit indexée à un accroissement quantitatif et continu des consommations matérielles. Mais pousser la remise en cause jusqu’à ce point revient à toucher à une pièce centrale des économies contemporaines. Que la consommation se trouve freinée et surgissent rapidement des discours réactivant une peur de voir grippée la mécanique économique.

Plutôt que de redire des choses que j’ai déjà dites ailleurs, je renvoie directement aux textes qui ont été repris :

– « La décroissance soutenable face à la question du « comment ? ». Une remise en perspective par les processus de transition et leurs conditions de réalisation »,
article paru dans Mouvements, n° 59, juillet-septembre 2009.
=> Télécharger l’article ou voir le texte en ligne

– « La « consommation durable » comme nouvelle phase d’une gouvernementalisation de la consommation »,
article paru dans la Revue Française de Science Politique, vol. 59, n° 5, Octobre 2009.
=> Télécharger l’article

En cherchant bien, on peut aussi retrouver des textes complets des autres auteurs directement en ligne.





La « consommation durable » comme gouvernementalisation de la consommation

7 12 2009

« Consommation durable », « consommation responsable », « consommation éthique », autant d’expressions qui signalent le développement de tentatives plus ou moins convaincues, plus ou moins sincères, pour réduire les à-côtés indésirables des activités de consommation (et sur de nombreux aspects, la conférence de Copenhague sur le changement climatique qui s’est ouverte cette semaine en est aussi un écho). La liste des griefs reliés à la consommation s’est en effet allongée : déchets en quantités croissantes, pressions sur l’environnement et certaines ressources, négligence des conditions de travail dans des pays exportateurs à bas coût de main d’œuvre… Devenus plus visibles, saisis comme objets de mobilisations, ces problèmes, notamment écologiques mais pas seulement, ont progressivement suscité une montée de réactions, diverses mais potentiellement convergentes, pour essayer d’y remédier.

Les enjeux affichés ne sont pas minimes et la manière dont ils sont socialement, institutionnellement et économiquement saisis encore moins. Il est donc loin d’être inutile d’examiner plus précisément la dynamique dans laquelle ces enjeux sont rentrés et les modalités par lesquels ils semblent commencer à être traités. D’autant que semblent se construire là des prescriptions fortes qui peuvent descendre jusqu’aux comportements les plus quotidiens.

Dans le sillage d’autres travaux sur l’institutionnalisation du « développement durable », c’est cet examen qu’il me paraissait important de faire et dont le résultat vient de paraître sous forme d’article dans la Revue française de science politique (volume 59, n° 5). L’article s’intitule « La « consommation durable » comme nouvelle phase d’une gouvernementalisation de la consommation », parce que je pense effectivement que se joue dans le processus engagé une forme renouvelée de gouvernement. Je reprends en fait ce dernier terme dans une perspective qui se rapproche de celle de Michel Foucault et qui se place en l’occurrence au croisement entre gouvernement des conduites et conduites de gouvernement.

L’argument de l’article est le suivant. La montée de la thématique environnementale et la mise en avant de l’objectif d’un « développement durable » ont contribué à nourrir un intérêt renouvelé pour la sphère de la consommation, pas seulement dans des organisations militantes ou chez certains publics préoccupés mais aussi du côté des institutions publiques. Au fil des années 1990 notamment s’est ainsi développée une nouvelle dimension du travail de régulation publique visant la partie la plus en aval des circuits économiques, précisément pour en éliminer les effets jugés négatifs et pouvoir la soumettre à des critères de « durabilité ». Les initiatives engagées peuvent toutefois amener à se poser des questions : elles ont en fait pris une orientation qui vise principalement la population, essentiellement considérée en tant qu’ensemble d’individus consommateurs. Ces derniers sont censés prendre conscience de leur part de responsabilité dans les pressions exercées sur les ressources et les milieux naturels et donc de la nécessité d’adapter leurs habitudes de consommation pour pouvoir améliorer la situation. Il faut aller au-delà de ce discours d’évidence, le décortiquer pour comprendre la dynamique qui se structure. L’article examine pour cela le cadre discursif et programmatique qui vient dans un même mouvement redéfinir à la fois les figures du consommateur et du citoyen pour parvenir à un individu pouvant être intéressé et mobilisé en faveur de prescriptions nouvelles. Pour pénétrer la rationalité des interventions et propositions élaborées dans ce sillage, il fallait aussi analyser les logiques à partir desquelles s’est installé un ensemble de stratégies tentant de conformer les actes de consommation à des exigences renouvelées. Ces analyses permettent de mieux saisir les dispositifs institutionnels privilégiés (communication en direction des consommateurs, labellisation…), notamment dans la mesure où ils apparaissent comme le résultat d’un espace des possibles contraint. Au final, j’essaye ainsi de montrer l’agencement de normes et de relais en train de se déployer, d’ailleurs tout en suscitant par la même occasion des points de tension.

C’est ce parcours qui me permet de conclure que la « consommation durable » peut être analysée comme une forme de gouvernementalisation de la consommation, avec des effets qui ont  de quoi susciter quelques lourdes interrogations.

 

Cette extension d’une logique de « développement durable » correspond effectivement aussi à un grand jeu de redistribution des responsabilités. La « consommation durable », telle qu’elle est actuellement promue, donne un contenu moral à des activités apparemment ordinaires et promeut plutôt les remises en question individuelles. Que visent en effet les démarches envisagées ? Presque une requalification de la manière dont la consommation peut prétendre apporter satisfaction des besoins et assouvissement des désirs. Consommer pourrait rester possible et cela pourrait se faire avec bonne conscience, pour peu que soient adoptées des attitudes « responsables » et des pratiques « durables ».

Ce discours de la « consommation durable » ne se confond pas avec une critique du consumérisme ; dans une certaine mesure, il la désamorce. La dynamique en cours peut même favoriser une dépolitisation des enjeux, dans le sens où accomplir des actes comme mettre une ampoule basse consommation ou trier ses déchets peut facilement être converti dans une forme de bonne conscience et aboutir au sentiment d’avoir apporté une contribution à la résolution des problèmes. La rhétorique des « petits gestes » mérite donc plus d’attention, car elle tend à faire peser sur l’individu les contraintes d’adaptation du système, en déplaçant le fardeau moral au détriment d’une réflexion (collective et pleinement politique) sur les grands choix, ceux qui justement structurent voire conditionnent ces mêmes activités de consommation.

L’article est accessible en ligne pour ceux qui peuvent passer par le portail cairn.





Sur les objectifs de la « Semaine du développement durable » : la consommation ou le consommateur ?

30 03 2009

 

Début dans quelques jours de la « Semaine du développement durable ». Depuis 2003, l’opération de sensibilisation organisée sous l’égide du Ministère de l’Ecologie et du Développement Durable est reconduite chaque année et le thème cette année est la « consommation durable ». L’expression peut paraître curieuse. Elle désigne en fait l’application et la recherche d’une logique de « développement durable » pour les activités de consommation.

 

L’enjeu affiché ? Réorienter les modes de consommation pour en éliminer les effets indésirables ou les implications problématiques (déchets, pollutions, mais aussi surexploitation de mains d’œuvre dans des pays aux conditions de travail moins régulées).

 

À l’analyse, la question qui peut se poser est toutefois celle du sens de cette réorientation. Sont en effet diffusées des nouvelles normes de consommation qui sont aussi des normes de comportement. Les formes qu’elles prennent sont loin d’être indifférentes. Autrement dit, si ces normes doivent participer à l’aménagement de la « société de consommation », il peut être intéressant de les examiner plus attentivement.

 

En l’occurrence, la réforme de la « société de consommation » semble aussi passer par un modelage du consommateur. À travers la « consommation durable », ce qui est en jeu et ce qui est en train de se construire peut être analysé comme une forme de gouvernement des conduites. Avec, derrière, un vaste jeu de redistribution des responsabilités.

 

Mais, si des ajustements sont proposés, demandés, souhaités, jusqu’où remontent les réflexions et remises en question ? La « consommation durable » peut en fait être interprétée comme l’entrée de la consommation dans un nouveau processus de « gouvernementalisation », dont on peut voir les logiques s’installer progressivement. Comme on va pouvoir à nouveau le constater cette semaine avec la diffusion de messages plus moins publicitaires à vocation prescriptive, cette « gouvernementalisation » s’effectue en effet de telle manière qu’elle tend souvent à placer l’accent sur le niveau individuel des « petits gestes », et donc au détriment d’une réflexion (collective) sur les grands choix et sur le système économique dans lequel ils s’enclenchent. Cette rhétorique des « petits gestes » semble au bout du compte effacer la question des grandes orientations qui structurent les modes de consommation, et ainsi faire peser sur l’individu les contraintes d’adaptation du système.

 

En guise d’éclairage de la tendance, je renvoie à nouveau à un texte que j’avais déjà proposé sur ce blog. Ce texte est encore disponible sur le site du congrès où il avait été présenté.

 

Pour une présentation plus courte et complémentaire, voir aussi « Angles morts et impensés de la « consommation durable » », article paru dans Vertitude Magazine, n° 27, Juillet-Septembre 2007. L’article peut être téléchargé ici.

 





Réduisons nos déchets : chiche !

29 11 2008

La « Semaine de la réduction des déchets » se termine. Nouvelle campagne de communication de l’Ademe et nouvelle sollicitation de l’« éco-consommateur ». Ce qui est intéressant et révélateur, c’est de voir comment continuent à être distribuées les responsabilités. Car cette orientation vers des responsabilités essentiellement individuelles, donc sans guère remonter vers l’amont de la chaîne, peut aussi aider à comprendre les difficultés à réduire les masses de déchets ménagers.

Quelques éclairages à partir de quelques productions personnelles :

– « Le réajustement du rôle des populations dans la gestion des déchets ménagers.

Du développement des politiques de collecte sélective à l’hétérorégulation de la sphère domestique »,

article paru dans la Revue Française de Science Politique, Vol. 49, N° 4-5,

août-octobre 1999.

=> Télécharger l’article

– « Une “consommation durable” pour en finir avec le problème des déchets ménagers ? Options institutionnelles, hypocrisies collectives et alternatives sociétales »,
in Les effets du développement durable, sous la direction de Patrick MATAGNE, Paris, L’Harmattan, 2006.
=> Télécharger la contribution ou voir le texte en ligne





La « consommation durable » comme nouvelle phase d’une gouvernementalisation de la consommation

26 09 2008

 

 

Communication pour l’Atelier 1 (« Regards multiples sur les actions et dispositifs visant à politiser la consommation ») au IXe Congrès de l’Association Française de Science Politique, Toulouse, 6 septembre 2007.

Résumé :

Avec la montée de la thématique environnementale et la mise en avant de l’objectif d’un « développement durable », un intérêt renouvelé pour la sphère de la consommation s’est manifesté de plus en plus nettement du côté des institutions publiques. Cet intérêt, devenu de plus en plus perceptible au fil des années 1990, a prolongé et crédibilisé des mises en cause de plus en plus fréquentes qui se sont exercées à l’encontre des activités liées à la consommation, précisément en les incriminant pour un large ensemble de pressions sur l’environnement.

Les préoccupations écologiques ont ainsi nourri la constitution d’une nouvelle dimension du travail de régulation publique, visant en l’occurrence la partie la plus en aval des circuits économiques. Avec cette impulsion, la consommation est prise comme objet d’intervention. Un objectif vient s’ajouter : celui de la faire évoluer pour en éliminer les effets jugés négatifs et pouvoir la soumettre à des critères de  » durabilité « . Les initiatives engagées ont en fait pris une orientation qui vise principalement la population, essentiellement considérée en tant qu’ensemble d’individus consommateurs. Il est attendu de ces derniers qu’ils prennent conscience de leur part de responsabilité dans les pressions exercées sur les ressources et les milieux naturels et donc de la nécessité d’adapter leurs habitudes de consommation pour pouvoir améliorer la situation.

Pour saisir la dynamique qui semble engagée, cette contribution examine le processus socio-discursif qui vient dans un même mouvement redéfinir à la fois les figures du consommateur et du citoyen pour parvenir à un individu pouvant être intéressé et mobilisé en faveur de prescriptions nouvelles. Elle analyse les logiques à partir desquelles s’est installé dans ce sillage un travail tentant de conformer les actes de consommation à des exigences renouvelées. Ceci permet de mieux saisir les dispositifs institutionnels privilégiés, notamment dans la mesure où ils apparaissent comme le résultat d’un espace des possibles contraint. La contribution termine en pointant les ambiguïtés et impensés qui apparaissent dès lors que les démarches entreprises sont resituées dans des interdépendances plus larges et reliées à des questions et difficultés refoulées.

Le texte complet est encore disponible sur le site du congrès.

Une version retravaillée est également parue dans la Revue française de science politique.