Le texte qui suit (avec un titre transformé et quelques modifications éditoriales) est également paru sur lemonde.fr dans la rubrique « Idées ».
* * *
Encore en phase montante, la problématique des villes « intelligentes » (« smart cities ») est le plus souvent orientée vers une conception particulière : plutôt entrepreneuriale, privilégiant l’innovation, tendanciellement fascinée par les « nouvelles technologies » et les promesses associées. Cette conception, souvent top-down et technocratique, a été soupçonnée de servir surtout les intérêts des firmes engagées dans la promotion des nouveaux dispositifs. Elle a aussi été critiquée parce qu’elle ne permet guère la participation des populations, voire tend à transformer les habitants en simples consommateurs de technologies.
Même si ce cadrage particulier a gagné en influence dans de nombreuses grandes agglomérations, d’autres conceptions peuvent amener à penser que les villes « intelligentes » ne sont pas forcément celles enserrées dans des appareillages techniques et informatiques de plus en plus denses et convertibles en offres marchandes. Certains acteurs urbains peuvent s’orienter vers d’autres manières de concevoir les infrastructures (informationnelles, mais pas seulement) et les modes de participation des habitants à la vie urbaine, en conservant ou retrouvant en plus une ambition écologique.
C’est le cas avec l’idée de « Fab city », modèle de ville conçue pour être capable de produire localement tout en restant connectée globalement (« locally productive, globally connected »). Dans cette démarche sont proposées des formes d’autosuffisance à partir du modèle des fab labs (fabrication laboratories), ces ateliers orientés vers les nouvelles technologies, mais créés pour être accessibles à des non-professionnels (en mettant à disposition des outils avancés, généralement plus facilement disponibles dans le monde industriel, afin que leurs utilisateurs puissent fabriquer leurs propres objets, comme par exemple avec des imprimantes 3D). Dans certaines villes, ce genre d’inspiration est ainsi repris et étendu pour répandre ces lieux (qui peuvent être aussi des lieux de sociabilité) dans les territoires. Pionnier en la matière, soutenu par les autorités municipales, le projet du Fab Lab Barcelona a été élargi avec le souhait affiché d’installer des fab labs dans différents quartiers et de faire de la ville une « Fab City ». Un réseau international de grandes villes (Fab City Global Initiative) a même été lancé récemment autour de ce principe pour contribuer à le développer. À Rennes, dans un esprit proche, le projet situé au départ à l’Ecole européenne supérieure d’art de Bretagne est devenu celui d’un « Labfab étendu », devant permettre d’« infuser en réseau ».
Ces projets, qui commencent à en inspirer d’autres, offrent la promesse similaire de pouvoir assurer certains besoins basiques grâce à de petites unités de fabrication, sous forme d’ateliers implantés dans les territoires urbains et mettant des machines relativement avancées à disposition des communautés, où chacun peut alors devenir un « maker ». Ce n’est plus seulement la ville qui est censée devenir « intelligente », mais surtout les citoyens dans leur ensemble par la possibilité ainsi donnée de se réapproprier les technologies, de manière collaborative et avec l’assistance utile si besoin. Une autre conception du « métabolisme urbain » est conjointement proposée, pour passer, comme a souhaité le faire la ville de Barcelone, d’un mode de fonctionnement où les villes importent des biens et produisent principalement des déchets (PITO : « Product In, Trash Out ») à un autre intensifiant les flux d’information plus que les flux de matières grâce au recyclage de ces ressources à l’échelle locale (DIDO : « Data In, Data Out »). Dans le système productif esquissé, la production est appréhendée dans une perspective favorisant la proximité territoriale, de façon à la ramener dans le voisinage des habitants de la ville.
Ces initiatives et projets prétendent donc se situer à l’écart d’un modèle dominant, plus ou moins explicitement critiqué, qui peut paraître déterritorialisé, difficilement soutenable écologiquement et vecteur de dépendances multiples. Ils ouvrent ainsi des espaces d’expérimentation et, au moins dans leurs intentions initiales, ne sont pas assimilables à un type supplémentaire de politiques de développement, où croissances économique et démographique constituent la motivation centrale. Comme alternative en construction, la « Fab City » peut apparaître en effet comme une manière de renégocier et de reconfigurer pratiquement le sens, les flux et les réseaux à partir desquels s’organisent les activités dont dépend la vie courante dans les métropoles. Elle vient parmi les multiples tentatives pour donner de la substance à l’aspiration à une transition (écologique, énergétique, post-représentative et citoyenne, etc.). Derrière la stratégie urbaine innovante, la question intéressante va être de savoir dans quelle mesure un modèle de ce type est susceptible de s’institutionnaliser (au-delà des communautés plutôt technophiles notamment), sous quelle(s) forme(s) et éventuellement avec quels compromis.