The Creator : l’anti-Terminator ?

18 10 2023

Le prix du syncrétisme en science-fiction cette année revient incontestablement à The Creator de Gareth Edwards pour réussir (consciemment ou inconsciemment ?) à faire penser à une abondante quantité de références, qui, pour l’amateur du genre, finit presque par parasiter la vision du film. Outre celles que tout le monde cite (Apocalypse Now, Blade Runner, Akira, etc.), on pense aussi à : Babylon Babies, Chappie, Le cinquième élément, Dr Folamour, etc., etc. À ce petit jeu, qui en rajoute ?

L’impression, d’ailleurs, est que le thème de l’intelligence artificielle n’est qu’un prétexte. Entre la guerre du Viêt Nam, les pulsions impérialistes, les coups tordus sur d’autres territoires souverains, la production de technologies incontrôlées (entre autres), c’est même impressionnant de voir la quantité de turpitudes que les Américains tentent d’expier à travers leur cinéma…





Sur la place de l’humain dans un monde de machines : actualité du cyberpunk

21 09 2023

Ci-dessous, la version complète d’un entretien paru dans le journal La Provence, en plein dans la chaleur d’un été qui n’était pas loin de ressembler à ceux imaginés pour Blade Runner 2049

•          Première question, est-ce que la limite est parfaitement claire dans ce genre de SF entre critique et fascination pour la technologie, une sorte de fascination du monstre ?

Le cyberpunk joue entre ces deux registres. Bruce Sterling, auteur américain qui en a largement été le propagandiste, avait habilement signalé que le mythe attaché à la créature du Dr Frankenstein méritait d’être actualisé et il laissait entendre que le cyberpunk y participait en recadrant l’appréhension du futur : comme si la condition humaine ne pouvait plus être imaginée sans prendre conscience que les médiations technologiques seraient dorénavant partout, dans les existences (y compris intimes) comme dans leurs environnements…  Le cyberpunk, d’ailleurs, propose une vision qui n’est pas celle d’un déterminisme technologique, où la technique aurait en elle-même une espèce de force qui contraindrait tout. Il est plus subtil et laisse une place non négligeable à l’indétermination, celle liée notamment aux usages qui vont être faits d’une technologie. La technique y devient à la fois contrainte et ressource. C’est la fameuse phrase que William Gibson, souvent considéré comme le père fondateur, a placée plusieurs fois dans ses premiers textes : « La rue essaie de trouver sa propre utilisation des choses ». Et souvent par de multiples détournements…

•          Comment le cyberpunk pose-t-il la question de la disparition des humains dans leur propre technologie ?

De multiples manières. Par la figure du cyborg, puisque les artefacts et éléments machiniques (prothèses, implants, etc.) ne sont plus à l’extérieur du corps, mais aussi à l’intérieur, non seulement pour suppléer des éléments organiques, mais aussi pour ajouter des capacités n’ayant plus rien de « naturel ». Par l’absorption des individus dans le cyberespace également, qui permet de s’immerger, voire de se perdre, dans un nouveau monde distinct de la réalité conventionnelle, mais potentiellement plus séduisant et très addictif. Toutes ces possibilités esquissent un rapport différent au corps, qui devient potentiellement superflu lorsque la conscience peut être fixée sur d’autres supports, laissant même espérer une forme d’immortalité, débarrassée de la contrainte organique. L’impression laissée dans ces oeuvres est même parfois que le corps devient quelque chose de pesant, d’encombrant…

•          Le cyberpunk est-il le lien manquant dans l’anticipation entre la critique économique et technologique ?

C’est en effet une capacité majeure de ce sous-genre : mettre dans des mêmes contextes des transformations profondes ayant eu lieu simultanément sur les plans économique et technologique. À travers les écrits de William Gibson, on sent par exemple que le rôle croissant des intelligences artificielles est lié à un certain stade du capitalisme, où informations et données sont devenues des ressources capitales, où États et régulations publiques finissent par être multiplement débordés par ces créations et les puissantes entreprises qui en sont à l’origine. Le cyberpunk annonçait que les serveurs informatiques, avec toutes les données qu’ils permettent de stocker, allaient être la nouvelle infrastructure du monde, et donc un des nouveaux espaces du pouvoir, les bastions de nouvelles forces économiques.

•          Ces méga-corporations, hors contrôle étatique, préfigurent la victoire d’une économie qui a pour objectif d’avaler les pays, les nations au profit d’un monde unique où tout est marchand. Cette prévision est-elle en train de se réaliser ?

Le cyberpunk a traduit des formes de questionnements, voire d’anxiétés, sur des transformations politico-économiques qui étaient en cours à l’époque. Les années 1980 ont ouvert un cycle de dérégulation, dont le cyberpunk pousse la logique jusqu’à l’évanescence des instances publiques. Et ce ne sont pas seulement les méga-corporations, mais aussi différentes formes de criminalité qui en profitent et, pour certaines, deviennent des puissances à part entière. Le tout dans un système complètement globalisé, où tout circule sans répit à une échelle planétaire, et marqué par des inégalités accrues. Dans les mondes du cyberpunk, il n’y a plus guère de questions pour savoir ce qui peut être vendu ou non, puisque beaucoup de barrières morales ont sauté : s’il y a de l’argent à gagner sur quelque chose, il y aura forcément un business pour essayer d’en tirer parti…

•          Peut-on faire le lien entre le cyberpunk et un roman comme Les Furtifs d’Alain Damasio ?

Le propre d’un genre comme la science-fiction est le constant tissage de relations plus ou moins conscientes entre les textes, avec tout ce que cela comporte comme circulations d’idées, d’images, de références, etc. Difficile de ne pas voir en effet des thèmes communs, comme la domination des multinationales et l’enserrement des existences humaines dans des environnements technologiques où celles-ci sont constamment surveillées, mesurées, orientées, etc. Le cyberpunk n’avait connu que quelques tentatives d’adaptation en France, avec des tonalités différentes de son grand frère américain, les auteurs français semblant tendanciellement plus du côté de l’humain. Les personnages du cyberpunk originel, souvent désabusés et cyniques, subissaient le monde qui les entoure, sans  guère d’espoirs de pouvoir le changer. Chez Alain Damasio, l’esprit est davantage à une forme de résistance et les récits continuent à porter une recherche de voies de sortie.





Imaginer l’avenir des retraites dans un monde cyberpunk ?

28 03 2023

Jusqu’où iront les « réformes » des retraites ? Parfois, on finit par craindre que l’imaginaire du cyberpunk ne nous rattrape autrement que sur les aspects les plus technologiques… L’écrivain américain Rudy Rucker avait imaginé une solution radicale pour régler le « problème » des retraites et le coût qu’est censé faire peser leur financement sur la collectivité. Dans le roman Software (New York, Ace Books, 1982), afin d’éviter les tensions liées à l’effondrement du système de sécurité sociale (annoncé alors pour 2010), les vieux baby boomers récalcitrants ont été envoyés en Floride, État devenu une sorte de réserve mais où ils se retrouvent condamnés à vivre dans la pauvreté.

« Trop de personnes âgées. C’était la même explosion démographique qui avait amené le baby-boom des années 40 et 50, la révolution de la jeunesse des années 60 et 70, le chômage massif des années 80 et 90. Maintenant, l’inexorable processus de digestion du temps avait livré au XXIe siècle cette masse humaine ingurgitée comme la plus grande charge de personnes âgées qu’une société ait jamais connue. » (Traduction personnelle)

Toute une population rassemblée, jusqu’à la fin de son existence, pour ne plus être laissée ailleurs…

D’ailleurs, probablement vaudrait-il mieux ne pas crier trop fort que la science-fiction contient un large lot de solutions encore plus radicales où il n’y a carrément plus besoin de « réforme » des retraites… En espérant donc que certains textes ne tombent pas entre de mauvaises mains…

Celles et ceux que le sujet intéresse pourront aller voir en guise de synthèse un ouvrage collectif sorti justement en début d’année sur les représentations de l’âge et de la vieillesse dans les imaginaires de science-fiction :

Sarah Falcus & Maricel Oró-Piqueras (eds), Age and Ageing in Contemporary Speculative and Science Fiction, London, Bloomsbury, 2023.





Welcome to the Cyborgcene!

28 02 2023

Nous ne sommes pas dans l’anthropocène. Bienvenue dans le cyborgcène !

Pourquoi ? Parce que, tout bien considéré, la figure du cyborg, mélange de vivant et de machinique (ou d’artefactuel), vaut aussi désormais pour beaucoup d’écosystèmes. À la limite, c’est la planète elle-même qui s’est rapprochée de la forme cyborg. Son fonctionnement et celui des sociétés humaines sont pris dans un vaste appareillage technique, dont l’extension ne semble pas sur le point de s’arrêter. Plutôt que d’« anthropocène », mieux vaudrait peut-être alors parler de « cyborgcène », dans la mesure où la nouvelle couche géologique qui semble apparaître constitue en fait largement aussi une couche artefactuelle et technique…

Image via Darius Puia alias BakaArts.

Il est toujours difficile de nommer une époque, a fortiori quand on est pris dedans. C’est pourtant un bon moyen d’essayer de repérer les grandes forces agissantes. Quand la situation a profondément changé, il faut faire l’effort de qualifier la nouvelle qui en résulte. Les transformations terrestres ont déjà été d’une telle ampleur que le terme de « nature » est devenu de plus en plus difficile à employer et qu’il vaut peut-être mieux parler d’une « post-nature », comme le propose Jedediah Purdy. Quels que soient les termes, il n’est de toute manière plus possible de penser ce qu’il reste de « nature » en dehors de ses relations avec la technosphère produite encore et encore par les humains. Il est donc plus que temps de penser une éthique et une politique pour le cyborgcène !

Pour l’argument complet : Chapitre 1, in Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur, Ceyzérieu, éditions Champ Vallon, collection « L’environnement a une histoire », 2018.





Elon Musk, personnage de science-fiction ?

13 07 2022

Il est toujours important de comprendre d’où viennent les imaginaires des acteurs qui sont en position de pouvoir changer le monde, ou au moins de pouvoir y imprimer fortement leur marque. Et c’est le cas aussi pour Elon Musk, dont il est difficile de ne pas voir à quel point il emprunte à l’imaginaire de la science-fiction. D’où le texte ci-dessous, qui est en fait la version initiale d’un article paru dans Le un hebdo (N° 397, 18 mai 2022), version qui a dû être légèrement réduite et adaptée pour des raisons de format. S’agissant d’Elon Musk, autant que tout le monde soit prévenu…

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Si Elon Musk fascine, ce n’est pas seulement par les projets et ambitions qu’il aurait réussi à réaliser : c’est aussi parce que son personnage joue avec les imaginaires et entre en résonance avec eux. Son rapport à la science-fiction s’apparente à celui d’un fan, qui en a tiré une large part de ses représentations du monde et, peut-être surtout, du destin à donner à l’humanité. Voire qui semble souvent tenté de les faire passer dans la réalité…

Nombre d’éléments dans la biographie et les projets d’Elon Musk le font presque ressembler lui-même à un personnage sorti d’une œuvre de science-fiction et de la longue lignée fictionnelle des chefs d’entreprises mégalomanes. Le rapprocher de figures classiques de la pop culture est maintenant devenu un exercice courant occupant maints fils de discussion sur les réseaux sociaux et forums sur Internet. La comparaison vient facilement avec Tony Stark, industriel, homme d’affaires fantasque et inventeur génial qui, dans le comics Iron Man, les films et multiples productions dérivés, devient super-héros grâce à l’armure qu’il a créée et qui lui permet de décupler ses forces, de voler à grande vitesse, d’intégrer des systèmes d’armement, et ainsi d’affronter tous les dangers pour les causes apparemment les plus nobles. Comme un clin d’œil ironique, Elon Musk fait même une courte apparition dans Iron Man 2 (2010), en serrant rapidement la main du héros dans un restaurant, et certaines scènes du film ont été tournées au siège de sa société SpaceX. Dans son rapport au monde et la manière de chercher à le plier à ses désirs, il pourrait être rapproché d’autres figures de l’entrepreneur innovant devenu multimilliardaire et à l’orgueil démesuré, un trope maintenant classique de la science-fiction : Eldon Tyrell dans Blade Runner (1982), Peter Weyland dans la série Alien (Prometheus [2012] et Alien: Covenant [2017]), Nathan Bateman dans Ex Machina (2014), etc. En littérature, il fait penser à Manfred Macx, le pourvoyeur en idées high tech que l’écrivain britannique Charles Stross met en scène dans son roman Accelerando (2005) et qui, oscillant entre pragmatisme et (le plus souvent) idéalisme, les vend ou les donne en fonction des usages qu’elles lui paraissent mériter. De fait, Elon Musk présente presque son business comme un acte de philantropie, destiné à faire le bien pour l’humanité.

L’entrepreneur semble avoir avancé dans sa vie, et de manière très visible dans sa partie professionnelle, comme s’il était en plein dans ce que l’universitaire et critique Istvan Csicsery-Ronay, Jr. a appelé une « science-fictionalité », une manière de penser où ce qui est appréhendé du monde prend les aspects d’une oeuvre de science-fiction. Elon Musk est un symbole d’une époque où fiction et réalité paraissent souvent s’interpénétrer. Il est comme une figure de proue d’un technocapitalisme abreuvé de fictions futuristes et commençant à quitter son berceau terrestre pour aller chercher ailleurs d’autres sources d’accumulation. Ce brouillage participe aussi à l’aura de l’individu. Avec lui, l’héroïsation fonctionne à plein régime. Ses projets sont une transposition de l’imaginaire qu’il a absorbé. Comme si un ado avait l’occasion de réaliser ce qui l’avait fait rêver : le voyage spatial et la colonisation de Mars. Jusqu’à l’ambition quasi démiurgique d’amener la vie humaine là où elle n’est pas encore. La différence avec les lectures et les rêves d’adolescent est qu’il a maintenant l’argent pour essayer de les concrétiser. Les technologies développées par SpaceX, la société qu’il a fondée pour commercialiser des lanceurs spatiaux, ne sont que des étapes vers ce vaste but. Son souhait et son ambition répétés sont de contribuer à « faire des humains une espèce multi-planétaire ». Si l’on suit les principaux arguments, grâce à cette dissémination, la disparition de la Terre ne signifierait pas la disparition de l’humanité, considérée de toute manière comme ayant vocation à diffuser sa forme de conscience.

Elon Musk fait le spectacle. Il est le spectacle. Le futur qu’il ramène dans le présent apparaît comme un spectacle permanent. Fabricant de récits à sa manière, il fait de la réalité sa propre fan fiction, prolongeant les oeuvres de science-fiction qui l’ont inspiré. Même pour les « prénoms » de ses derniers enfants, qui ne dépareraient pas dans des aventures du genre (respectivement X AE A-XII et Exa Dark Siderael).

Loin de considérer avec dédain cette littérature, Elon Musk en est un lecteur revendiqué, qui affiche ses inspirations. Il cite Le Guide du voyageur galactique (The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy, 1979) de Douglas Adams comme son livre favori lorsqu’il était enfant, au point d’en avoir gardé ce qu’il présente comme une forme de principe philosophique pour l’existence : d’abord se concentrer sur les questions, si possible les grandes, plutôt que les réponses, et ensuite s’attaquer à ces questions en profondeur. Il dit avoir apprécié la série Fondation d’Isaac Asimov (envoyée en orbite en 2018 dans un cristal de quartz, en même temps qu’un roadster de sa marque Tesla), les œuvres de Robert Heinlein, notamment En terre étrangère (Stranger in a Strange Land, 1961) et Révolte sur la Lune (The Moon Is a Harsh Mistress, 1966).

À bien y regarder, quand il prend les œuvres de science-fiction, Elon Musk en fait une utilisation sélective et certains emprunts se rapprochent du détournement. Dans ce qui est présenté comme un hommage, les barges autonomes utilisées par SpaceX pour récupérer les éléments de ses fusées ont des noms empruntés aux vaisseaux spatiaux des romans d’Iain M. Banks situés dans l’univers de la Culture. Le fondateur de SpaceX affirmait en juin 2018 sur Twitter : « If you must know, I am a utopian anarchist of the kind best described by Iain Banks » (« Si vous voulez savoir, je suis un anarchiste utopique du genre le mieux décrit par Iain Banks »). Iain (M.) Banks, écrivain écossais mort en 2013, aurait probablement été surpris, puisque, dans la Culture, la vaste civilisation galactique qu’il a imaginée, technologiquement exubérante et anarchisante certes mais loin, très loin des orientations libertariennes d’Elon Musk, propriété et accumulation de richesses ont disparu. De surcroît, les intelligences artificielles jouent un rôle central dans la Culture : elles en sont presque l’infrastructure pensante. Par contraste, Elon Musk affirme régulièrement que l’intelligence artificielle représente un « risque existentiel » pour l’humanité et, pour cette raison, a même donné des sommes importantes visant à augmenter la sécurité des développements en la matière. C’est le paradoxe d’un homme qui s’inquiète des avancées de l’intelligence artificielle, mais crée une entreprise (Neuralink) cherchant à interfacer cerveaux et équipements informatiques. Ce bricolage syncrétique produit une vision du monde qui ne semble tolérer aucun obstacle. C’est une vision dans laquelle l’appropriation peut se faire sans rien demander à qui que ce soit, à la manière de la conquête de l’Ouest américain.

De la science-fiction, il reprend le potentiel d’évasion et d’enchantement, mais il délaisse d’autres aspects. Kim Stanley Robinson, l’auteur de la fameuse « trilogie martienne » (Red Mars, Green Mars, Blue Mars), s’est montré plutôt sceptique à l’égard des projections d’Elon Musk (« une sorte de cliché de science-fiction des années 1920 »), qui donnent l’impression que l’effort peut être celui d’une seule personne ou d’une seule entreprise. Le doute est même renforcé si la planète Mars finit par être considérée comme une espèce de canot de sauvetage, une « planète B » où l’humanité pourrait se réfugier. Du point de vue de Kim Stanley Robinson, la science-fiction d’Elon Musk mériterait d’être mise à jour pour intégrer des considérations biologiques et écologiques plus récentes.

Elon Musk et consorts (puisque d’autres milliardaires du secteur des nouvelles technologies, comme Jeff Bezos et Mark Zukerberg, affichent aussi des emprunts) n’ont pioché que dans une partie du vaste continent que constitue la science-fiction, laissant de côté les anxiétés, voire la dimension critique dont elle est aussi porteuse. Les projets de Neuralink font-ils forcément rêver avec leurs implants cérébraux permettant de communiquer directement par la pensée avec des ordinateurs ? N’importe quel(le) lecteur ou lectrice de cyberpunk verra rapidement les risques d’intrusion par des hackers aux intentions douteuses.

La dissolution de la réalité dans la spéculation peut-elle être poussée encore plus loin ? À certains égards, oui, car Elon Musk adhère aussi à l’hypothèse selon laquelle nous vivrions dans l’équivalent d’une simulation informatique. Dans cet argument auquel le philosophe Nick Bostrom a donné un halo de sérieux dépassant le jeu spéculatif, le monde ne serait qu’une construction virtuelle, élaborée pour qu’elle paraisse réelle aux entités qui en sont les hôtes. Elon Musk est d’ailleurs un amateur de jeux vidéo et, logiquement, ses préférés se révèlent être à connotations futuristes. Il a adoré Cyberpunk 2077, récent jeu à l’ambiance sombre et dystopique, qui n’est pourtant pas loin de représenter le type de société que des idées comme les siennes pourraient produire : une société dérégulée, livrée à l’appétit des multinationales, contribuant à soumettre les corps aux transformations et incorporations technologiques les plus diverses.

Au vu de ses nourritures spirituelles, on serait presque étonné qu’il n’ait pas affiché d’intérêt marqué pour l’extension de la vie humaine (comme d’autres dans ce milieu fortuné, à l’instar à nouveau de Jeff Bezos, le fondateur et dirigeant d’Amazon, dont il a tendance à se moquer sur ce point). Pour l’heure, il ne semble y avoir surtout que des spéculations sur son recours à différentes formes de chirurgie esthétique et, avec l’avancée en âge, l’on verra s’il continue à considérer qu’une trop grande augmentation de l’espérance de vie serait un facteur de rigidification de la société et, en conséquence, un frein à l’émergence d’idées nouvelles.

Devant tous ces récits produits par et sur le personnage, la circonspection est bienvenue pour éviter de tomber dans la mythification. Les travaux sociologiques ont montré que les innovations ne sortent jamais toutes faites d’un esprit génial, mais résultent de processus collectifs entremêlés, dans lesquels justement les imaginaires jouent un rôle non négligeable. L’influence culturelle de la science-fiction se mesure aussi à sa capacité à acclimater certaines idées, visions ou représentations. Par la récurrence de certaines images, la science-fiction contribue à habituer les esprits à certaines possibilités. Comme pour l’arrivée de robots humanoïdes, que la société Tesla a aussi dorénavant dans son portefeuille de produits en développement (le « Tesla Bot »), avec la promesse d’éviter aux humains les activités fastidieuses. Ou la logique coloniale appliquée à l’espace et aux autres planètes, typiquement… Avec ses projets, Elon Musk aura de fait contribué à transformer l’espace autour de la Terre en espace commercialisable. Y compris dans l’orbite terrestre, avec Starlink et sa constellation de satellites de télécommunication, il pourra se vanter d’avoir laissé une trace. Pour le bien de l’humanité, comme il le prétend ? À condition que l’utopie (hyper)technologique ne se retourne pas en dystopie et c’est probablement tout un pan de la science-fiction qu’Elon Musk a encore à explorer…





Cyberpunk’s Not Dead (entretien)

7 01 2022

Le texte qui suit reprend un entretien paru dans le numéro 59 du magazine New Noise, en prolongement du dernier livre (Cyberpunk’s not dead. Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et post-humanité, Le Bélial, 2021). Rubrique « Bibliothèque de combat », rien que ça…

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C’est drôle, alors qu’on ne pensait plus jamais voir apparaître le préfixe « cyber » dans les médias ou les conversations, il n’a jamais été aussi présent aujourd’hui ! On entend parler tous les jours de cyber harcèlement, de cyber attaque, de cyber sécurité… Qu’en penses-tu ?

Je pense que le préfixe fait partie de ces locutions qui finissent par s’imposer du fait d’une certaine puissance d’évocation et à défaut de trouver mieux. Je ne suis pas sûr que le sens originel grec soit perçu et que tout le monde y mette les mêmes représentations. C’est d’ailleurs là que prendre en compte le rôle de l’imaginaire est intéressant. Ce genre de préfixe en est gorgé. Il signale l’inscription croissante de pans entiers des vies humaines dans un type particulier de milieu technique, avec l’espèce de double frisson de fascination et d’angoisse vis-à-vis de quelque chose qui paraît nébuleux, mystérieux : comme un monde à part. Perçu comme plein de menaces aussi…

Tu as choisi de nommer ton livre Cyberpunk’s Not Dead en t’inspirant d’un fameux slogan. C’est ironique ? Ou c’est un cri du coeur ?

C’est plus un clin d’œil auquel il était difficile de résister et, pour relier plus directement au contenu du livre, une autre manière de dire : Cyberpunk is now. Une part de cet imaginaire a comme débordé dans la « réalité ». Pas sûr que ce soit le monde dans lequel nous aurions eu envie de vivre. Mais une partie de ce qui avait été imaginé sous forme hypothétique ou spéculative paraît désormais présente. Bien sûr, il ne faut pas s’arrêter à l’esthétique de surface. Les panneaux d’affichage publicitaire à LED commencent à être plus présents que les néons dans les paysages urbains et les cœurs de ville aseptisés ne ressemblent pas aux rues de Blade Runner ou de la Conurb. En revanche, il y a des proximités troublantes entre ce qui relevait de l’anticipation fictionnelle et un certain contexte socioéconomique, technologique, etc., avec lequel nous sommes familiers. C’est là que le cyberpunk peut être poussé un cran plus loin, en activant une forme de réflexion, critique à certains égards, sur des phénomènes ou tendances qui paraissent brouiller la frontière entre fiction d’hier et monde d’aujourd’hui.

 Par rapport à l’actualité du cyberpunk dont on parle beaucoup actuellement, tu écris en ouverture de ton ouvrage : « Très actuel ? Trop actuel ? Trop ressemblant avec le présent ? Ou trop daté ? ». Comment expliquer ces paradoxes mis en avant dés l’introduction ?

Tout courant littéraire ou culturel s’inscrit dans une époque et le cyberpunk n’y échappe pas. Nombre d’éléments de son esthétique ont été transformés en clichés. C’est ce qui peut le faire paraître daté. Mais il apparaît aussi terriblement actuel, tant, à la relecture, nombre de phénomènes et tendances y semblent décrits de manière presque presciente. La globalisation y est une évidence. La connexion numérique y est de l’ordre du mode de vie. La précarité des existences y est devenue le lot commun pour la majorité. Comme il est devenu difficile de trouver à quoi se raccrocher, les vies paraissent « liquides », pour parler comme le sociologue Zygmunt Bauman. Qu’est-ce qui aide à tenir pour que les existences paraissent encore vivables ? Derrière les intrigues, il y a la vie de personnages et c’est cette dureté quotidienne que l’on sent aussi dans le cyberpunk.

Ton activité professionnelle étant du domaine universitaire et ton champ de recherches la science politique, comment en es-tu venu à te pencher sur ce genre spécifique de l’imaginaire au point d’arriver à écrire un livre sur ce sujet qui relève surtout de la culture pop ?

C’est un long parcours d’un amateur de SF qui, par le hasard des rencontres et des émulations, avait commencé à se demander comment en mettre dans la science politique. D’où toute une série d’écrits, qui avaient abouti à mon précédent livre faisant la passerelle avec mon champ de recherches initial (le traitement politique des questions écologiques). Avec mon camarade et collègue universitaire Ugo Bellagamba, auteur éminent et passionné, nous échangeons depuis de nombreuses années et avions fait quelques conférences autour du cyberpunk. Nous nous étions demandé comment valoriser ces réflexions de manière plus pérenne. Le projet est donc en fait au départ un projet à deux, mais Ugo a été rattrapé par les multiples chantiers sur lesquels il était engagé et j’en ai repris l’intégralité. Ce qui m’allait bien, car le livre permettait de pousser des réflexions qui me travaillaient depuis un moment. C’est aussi une manière de continuer à montrer qu’on peut faire des sciences sociales et de la théorie politique avec et à partir de la science-fiction.

La dimension politique du cyberpunk est bien sûr considérable et incontournable. Sous ses dehors de « série B » techno, le genre – particulièrement littérature – pointe du doigt avec des années d’avance les dérives d’un système pour lequel nous-mêmes, et notre biotope, paie une lourde facture. Alors, quels sont, à ton avis, ces symptômes politiques et sociétaux qui font de notre époque « une ère cyberpunk » ?

Il y a évidemment les tropes les plus classiques : les connexions cybernétiques des corps, la domination outrancière exercée par les mégafirmes, la violence à chaque coin de rue. L’habileté du travail de créations de monde en science-fiction, et dans le cyberpunk singulièrement, c’est de laisser imaginer comment tout cela s’emboîte, fait système. Typiquement, les innovations techniques ne sortent jamais de nulle part. Le cyberpunk rappelle par exemple que le contexte économique et politique dans lequel se développe une technologie comme l’intelligence artificielle est éminemment important. C’est aussi ce contexte qui oriente les trajectoires technologiques et les types d’utilisation qui vont s’imposer : symptomatiquement, comme pour la surenchère dans l’efficacité gestionnaire et l’extension de la surveillance (qui a peut-être d’ailleurs atteint des possibilités et un degré qui n’étaient encore guère imaginables à la grande époque du cyberpunk, dans les années 1980).

S’agissant des conditions sociales, ce sont celles d’une précarisation et d’une mise en concurrence généralisée, qui allaient devenir le lot commun de ce qu’on n’appelait pas vraiment encore « néolibéralisme » à l’époque. Dans ce qui est mis en scène comme un quotidien déprimant, tout le monde paraît accro à quelque chose : drogues plus ou moins synthétiques, réalité virtuelle, etc.

Et puis, il y a tous ces éléments du décor qui pouvaient passer pour anodins, mais qui font tellement sens aujourd’hui : la disparition de la monnaie sous sa forme matérielle (qui n’est pas qu’un effet des nouvelles technologies, mais qui peut aussi servir certains intérêts), l’omniprésence d’une multiplicité de formes de surveillance, l’urbanisation galopante, la disparition et l’artificialisation des environnements naturels, le développement du mercenariat qui devient un secteur d’activité économique à part entière. La liste pourrait être longue…

Le cyberpunk symbolise une forme de contestation incarnée dans les imaginaires de la science-fiction, mais c’est également une forme pionnière de ce que l’on appelle aujourd’hui le monde des makers, ces activistes de la société civile qui prône la réappropriation technologique… Partages-tu cette affirmation ?

Je relativiserais l’image de contestation associée au cyberpunk. Quand on parcourt les récits plus attentivement, on trouve peu de mouvements ou de formes d’opposition organisée à un système. Ce sont plus des sous-cultures qui paraissent faire leur vie à part, comme les Lo Teks ou les Panthers modernes chez William Gibson. Ou ce sont des vies individuelles qui essayent de résister comme elles peuvent aux pressions du monde qui est le leur. La brutalité du système et la dureté des conditions de vie font que l’engagement est coûteux. Alors, oui, il y a des tentatives pour jouer sur les interstices, mais qui ne peuvent guère s’agréger en mobilisations collectives. Il se trouve que, dans d’autres parties de mes travaux de recherche, je me suis aussi intéressé au makers, aux possibilités de l’impression 3D, à ce qu’on appelle la « production entre pairs sur la base de communs ». Dans le cyberpunk, par contraste, c’est souvent le règne de la débrouille parce que c’est aussi une question de survie. Dans notre monde « réel », le souhait de réappropriation des technologies reste une inclination très marginale, parce que l’effort à faire est souvent important par rapport au confort qu paraît facilement à disposition. D’autant que, du côté de la production industrielle, toutes les stratégies sont bonnes pour dissuader ce type d’effort.

Ces idées cyberpunk, somme toute positives, de réappropriation et d’autonomie de Mr. Tout le Monde contre le monopole des grandes entreprises, donnent aussi lieu à des dérives, non ? Le post-humanisme – ou une certaine idée du transhumanisme – en est une. Tu en parles dans le chapitre sur « La condition post-humaine »…

Une part de l’esprit du cyberpunk pourrait être résumée par la phrase que William Gibson a utilisée plusieurs fois dans ses premiers écrits : « La rue essaie de trouver sa propre utilisation des choses ». Ce que j’ai appelé un art du détournement. Mais, à nouveau, c’est souvent plus par nécessité : parce que, pour s’en sortir à peu près, il n’y a pas d’autres moyens que de s’adapter et d’adapter. Par conséquent, les protagonistes ne se posent pas forcément de questions sur les technologies qu’ils utilisent et qui peuvent aller jusqu’à les transformer en cyborgs par l’ajout de multiples prothèses. Pas d’autres solutions que d’être le plus efficace dans un environnement quotidien qui est éminemment dangereux. C’est ce qui produit un type particulier de glissement vers une condition « posthumaine » en effet. Mais ce n’est pas la logique transhumaniste où l’amélioration personnelle tend plutôt à être présentée comme un choix ou une opportunité permettant un dépassement ou une libération de certaines conditions d’existence. D’autant que toute la population n’a pas les mêmes moyens ou ressources à disposition. Le cyberpunk se présente aussi pour cela comme le règne du « bricolage », autrement dit de la puissance d’agir technologique réappropriée, réarrangée et réassemblée quand c’est possible.

Le cyberpunk défend des idées très contemporaines : mettre fin au règne de la boîte noire, se soucier de la protection de nos données, de notre droit à la vie privée en ligne, l’indépendance du cyberespace et la liberté pour ce que nous faisons sur les réseaux sont défendables, mais cela pose aussi questions sur la responsabilité individuelle. Ne penses-tu pas que le cyberpunk a aussi encouragé certaines tendances libertariennes qui ne sont pas des avancées sociales, mais au contraire un recul vers plus d’égoïsme digital ?

Cette lecture contemporaine relève plus de l’influence culturelle diffuse qui viendra après la vogue littéraire. Le label a en effet aussi servi à nourrir cette espèce de résistance contre-culturelle qui refusait l’enfermement dans certaines orientations technologiques. L’éthique hacker, celle des « white hackers » plus précisément, n’est pas loin de ce type d’esprit, très sensible aux effets de fermeture que peuvent amener certains dispositifs techniques.

Même s’il peut y avoir des résonances, je ne suis pas sûr que ces tendances libertariennes aient eu besoin du cyberpunk pour se répandre. Ce genre de récupérations à contresens ou qui restent dans le fétichisme technologique a plutôt fait s’interroger des auteurs comme William Gibson et Walter Jon Williams qui se demandaient comment on pouvait effacer à ce point le contexte sociopolitique inscrit dans leurs récits.

Dans ce qu’on peut observer pour la période récente, des inclinations libertariennes sont effectivement présentes dans le secteur des hautes technologies tel qu’il s’est développé aux Etats-Unis, spécialement dans la Silicon Valley, et cela soulève des questions sur le bain d’idées dans lequel naissent et sont véhiculées certaines innovations technologiques. S’agissant des logiques de développement de l’intelligence artificielle et des utilisations potentielles, c’est un vrai sujet et, pour le coup, le cyberpunk est là un très bon catalyseur de réflexion.

Certaines activités liées au piratage informatique – le pirate étant une figure majeure du mythe cyberpunk – sont devenus monnaies courantes, ou presque banales aujourd’hui : je pense au téléchargement illégal, au piratage de compte Facebook, au détournement de fonds sur les comptes bancaires. Alors, sommes-nous tous cyberpunk ?

La majorité d’entre nous reste quand même placée dans une position de consommateurs ou consommatrices. Cette situation d’hétéronomie, pour le dire avec un vocabulaire plus raffiné, est plutôt éloignée de l’esprit du hacking où il s’agit de retrouver des prises sur les systèmes techniques. De fait, ce n’est qu’une petite partie de la population qui sait à quoi ressemble du code par exemple, voire qui se soucie de ce qui est fait de ses données personnelles récupérées à la moindre connexion. Ce qui est intéressant d’un point de vue culturel, c’est par contre comment l’imaginaire cyberpunk a pu servir de support aux craintes vis-à-vis des pratiques interlopes, voire carrément illégales, qui pouvaient se développer dans et autour d’Internet.

Pour reprendre néanmoins la formule, nous sommes tous cyberpunks dans le sens où nous sommes tous quasiment connectés presque en permanence à la matrice et au cyberespace. Le smartphone est devenu une espèce de prothèse présente dans quasiment toutes les mains et on peut faire le pari qu’une part croissante de l’attention va être absorbée dans les prochains équivalents des simstims (simulated stimulations). Ce qui ne veut pas dire que tout le monde a accès aux technologies de la même manière, et ce sont les effets de ces disparités qu’éclaire aussi de manière subtile le cyberpunk.

Paradoxalement ces actes qui redistribuent des ressources peuvent être envisagés comme égoïstes, ou une forme dévoyée de capitalisme pervers, mais finalement c’est ça aussi le cyberpunk, non ? Chacun pour sa gueule… Le mouvement a d’ailleurs influencé les transhumanistes libertariens de la première heure.

Il faut toutefois faire attention aux ambiguïtés, car il y a des travaux sociohistoriques qui montrent que les pratiques de piraterie interviennent souvent sur les fronts pionniers du capitalisme, comme si elles préparaient le terrain.

Peut-être que certains transhumanistes ont pu être séduits par l’apparente mise à distance ou débiologisation du corps présente dans le cyberpunk (la « viande » évoquée dans Neuromancien). Mais la technophilie transhumaniste contraste avec le désenchantement du cyberpunk, dont les auteurs et autrices ont au moins la subtilité de replacer les technologies dans des contextes sociaux et de remettre ainsi au jour les formes d’inégalités, de domination, d’aliénation, etc. que ces technologies sont susceptibles de produire ou de favoriser. Revu avec le recul et de manière ironique, le monde cyberpunk ressemble aussi à une tendance accélérationniste qui aurait mal tourné et qui aurait invalidé l’optimisme de ce courant d’idées. Les avancées sociales n’y ont pas suivi les avancées techniques. Au contraire…

La face sombre du cyberpunk serait-elle un monde privé d’idéologie ? Ou ne supportant qu’une seule idéologie, celle, solipsiste, du « moi » souverain ?

De fait, les idéologies semblent avoir formellement disparu dans les sociétés du cyberpunk, et la seule politique qui semble prévaloir est la loi du plus fort, du plus malin, du plus retors. Les solidarités collectives ont été dissoutes, mais ce qui les remplace n’est pas le moi de l’individualisme consumériste. Le type de subjectivité qui prévaut dans ce type de monde est davantage celui de la survie, de l’apprentissage d’une existence complètement incertaine, avec donc presque l’espèce d’obligation de ne pouvoir faire confiance à personne.

Pour appuyer et développer tes idées, tu cites évidemment de nombreuses œuvres et auteurs. Quels sont les plus importants pour toi d’un point de vue idéologique justement ? Ceux qui sont les plus riches en idées, en visions aussi ?

Le corpus du livre était un corpus essentiellement littéraire et c’est toujours frustrant de limiter un objet qui a eu une influence culturelle diffuse. Neuromancien est évidemment d’une grande richesse créative : il est bourré d’idées à presque toutes les pages. Le roman tend même à écraser tous les autres textes qui ont poursuivi dans cette veine. Certes, les écrits de William Gibson ont la réputation d’être difficiles et beaucoup de monde n’accroche pas. Il faut peut-être plusieurs lectures pour en percevoir la force. Outre quelques nouvelles de William Gibson adaptées au cinéma (« Johnny Mnemonic », « Hôtel New Rose »), on pourrait aussi conseiller une superbe nouvelle de Walter Jon Williams intitulée « Solip : système », qui extrapole sur la sécession orbitale des ultra-riches (spéciale dédicace à MM. Bezos, Musk, Branson et consorts), mais elle prend tout son sel en ayant lu auparavant Câblé¸ le roman qui s’inscrit dans le même univers.

D’une certaine manière, la récente et très intéressante série Mr Robot a retrouvé une part de l’esprit cyberpunk, à commencer par le trope presque originel du hacker génial face à l’ignominieuse multinationale. On peut aussi regarder la série comme une stimulante actualisation qui a su conserver, consciemment ou inconsciemment, certains questionnements originaux.





Cyberpunk’s not dead. En librairie !

22 06 2021

William Gibson, le principal inspirateur du cyberpunk, aurait-il vraiment vu le futur ?

« C’est une histoire de clans industriels en orbite haute. L’auteur est un chercheur à l’université de Nice. […] Il voit dans les clans en orbite haute, les gens comme les Tessier-Ashpool, une variante très tardive des structures traditionnelles de l’aristocratie, tardive parce que le fonctionnement des entreprises ne permet pas vraiment une aristocratie ».
Comte zéro / Count Zero (1986)

Outre le clin d’œil à l’affiliation institutionnelle de l’auteur de ces lignes, la citation pourrait presque être en effet une manière de résumer le livre qui vient de sortir, désormais accessible dans toutes les bonnes librairies existant encore dans la Conurb (ou ailleurs), ou par le désormais incontournable cyberespace.

Présentation :

Surgi au cours des années 1980, le cyberpunk a marqué la science-fiction de son empreinte, donnant une contrepartie littéraire aux fulgurances esquissées au cinéma par l’iconique Blade Runner. Avec des œuvres majeures comme Neuromancien de William Gibson, tout un imaginaire s’est alors ouvert, révélant des anxiétés appelées à résonner durablement… Prolifération technologique, évasion dans des mondes virtuels, domination économique des multinationales, précarisation sociale, fragmentations culturelles en nouvelles tribalités : en quoi et comment ces visions peuvent-elles (encore) faire sens à quelques décennies de distance ? Yannick Rumpala, maître de conférences en science politique à l’université de Nice, explore ici les thématiques et projections installées par ce mouvement littéraire, la manière dont il s’est coulé dans une modernité déjà chancelante et a cultivé les germes des incertitudes futures de nos existences. Tel un laboratoire dont les expérimentations auraient malencontreusement débordé…

Cyberpunk’s not dead. Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et posthumanité
(Le Bélial, collection « Parallaxe », Juin 2021)





S’évader de la Terre : plan B pour l’anthropocène ?

29 08 2019

« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. » On avait oublié cette fameuse phrase au moment d’écrire le texte qui suit et qui est en fait la version originale d’un article publié dans Libération, après quelques coupes de la rédaction. L’argument, qui était aussi le dernier épisode d’une série de l’été intitulée « Tentative d’évasions », est ainsi accessible de manière complète. Et si cette phrase de Jacques Chirac au sommet de la Terre à Johannesburg en 2002 prenait a posteriori un autre sens, une autre dimension ?

* * *

L’espèce humaine ne peut-elle avoir qu’un habitat et celui-ci ne peut-il être que la Terre ? Difficile de le croire si l’on suit les aspirations présentes dans les imaginaires et, spécialement, les multiples productions de science-fiction qui ont placé l’avenir humain dans un ailleurs plus ou moins lointain, qu’il soit celui des vastes étendues spatiales ou des mondes offerts par d’autres planètes. Une partie massive de ces productions, en littérature, au cinéma, dans les jeux vidéo, etc., a développé et poursuit un imaginaire de l’expédition et de la colonisation extra-terrestre. Dans cet élargissement d’un esprit d’aventure et de conquête, la Terre finit presque par apparaître comme un symbole d’enfermement. Une fascination exploratrice qu’on peut comprendre si on fait la comparaison avec un univers qui, lui, est infini. Les multiples déclinaisons de la série Star Trek sont typiquement dans cet imaginaire.

Mais il y a aussi un autre versant qui est déjà dans un imaginaire moins confiant, celui de l’exode, quittant la Terre pour des raisons subies plutôt que choisies. Autrement dit, pour trouver ailleurs des conditions plus supportables, plutôt que comme une extension d’un esprit pionnier ou d’appétits d’exploration à des échelles galactiques. S’il n’y a plus d’espoir sur place, que reste-t-il comme solutions ? Une de celles qui viennent rapidement et logiquement à l’esprit est celle de la fuite, du départ, de l’évasion. Dans un récent livre inquiet de l’avenir des Terriens, le sociologue philosophe Bruno Latour réfléchissait à l’enjeu écologique global à partir de la question, reprise en titre : Où atterrir ? (La Découverte, 2017). Mais l’autre option, qui paraît prendre forme et imprégner certains imaginaires, ressemble plutôt à un : Où partir ? Une injonction différente, donc. S’évader d’un environnement devenu inhabitable… Transporter l’humanité ou quelque chose qui la perpétue autre part, en espérant trouver une planète de rechange avec des conditions relativement favorables… Dans ce cas, s’il y a départ, ce n’est pas parce qu’il serait dans la nature de l’espèce humaine de pousser l’exploration toujours plus loin. Il ne s’agit plus de « conquête spatiale ». Ou alors avec un sens et un but différent…

La fiction accueille des questionnements sociaux diffus, les métaphorise, les transfigure. Et la science-fiction peut-être avec encore plus de force et de puissance évocatrice… C’est pour cela qu’il est intéressant, et presque révélateur, de regarder plus attentivement un type de scénario déjà présent dans les imaginaires, celui qui paraît décrire un plan de secours au cas où les humains ne pourraient plus habiter sur Terre.

De manière symptomatique, c’est le message qui transparaît, en version cinématographique à grand spectacle, dans Interstellar de Christopher Nolan (2014). à suivre le postulat posé au début du film, la planète n’offre plus d’espoir de vie correcte à ses milliards d’habitants. Les espaces terrestres sont menacés d’être ravagés à cause de tempêtes de poussière récurrentes et à grande échelle (comme une réminiscence du Dust Bowl américain des années 1930, mais dont l’origine n’est pas vraiment précisée). D’où des difficultés pour l‘agriculture, vitales de fait, et le maïs semble être l’une des rares cultures encore possibles, mais sans certitude que même cette possibilité puisse durer. La solution prise comme une évidence par les personnages du film semble alors de chercher une autre planète, même dans une autre galaxie, pour que l’humanité puisse poursuivre son existence ailleurs. Un message implicite donc très ambigu : quitter la Terre plutôt qu’essayer de la préserver…

S’échapper du berceau planétaire peut trouver d’autres justifications, comme celle de la pression démographique. Dans le répertoire des solutions hypothétiques, une autre manière de desserrer cet étau serait l’expansion humaine en dehors de la Terre, autrement dit en envoyant une partie des humains sur d’autres planètes ou dans l’espace. Le départ vers d’autres cieux éloignés, vers des « colonies de l’espace », pourrait être vu comme une solution pour « dépeupler » la Terre et retrouver de l’« espace vital », sur la planète originelle elle-même et en même temps ailleurs. Ces « colonies de l’espace » sont celles que l’on retrouve dans le film Blade Runner et qui étaient déjà évoquées dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, le roman originel de Philip K. Dick (1968).

AuroraL’hypothèse selon laquelle la survie de l’espèce humaine dépendrait d’un exode vers le cosmos a en fait été amplement utilisée dans des multiples variantes dans la fiction. Par exemple à travers la figure de l’arche spatiale ou du vaisseau générationnel. Autrement dit, un vaisseau où pourraient vivre plusieurs générations d’humains, en reproduisant notamment des écosystèmes dans une espèce de monde clos, de façon à pouvoir voyager sur des distances gigantesques à des vitesses qui ne peuvent dépasser celle de la lumière. L’idée est déjà présente dès la fin des années 1920 et a bénéficié d’une variété de mises en scène plus ou moins développées pour d’innombrables destinations plus ou moins hypothétiques. Même avec un relatif confort, ce genre de voyage peut être long, très long… Si celles et ceux qui embarquent n’auront que peu d’espoirs de pouvoir contempler le lieu d’arrivée, ils pourront en revanche raisonnablement le souhaiter pour la ou les générations suivantes. Aurora du romancier américain Kim Stanley Robinson (2015, traduit récemment en français chez Bragelonne) est une manière de raconter les exigences et contraintes qu’un tel voyage place sur les vies humaines.

Mais pourquoi vouloir absolument transporter des humains éveillés et « vivants » ? Au cinéma, Interstellar à nouveau met précisément deux plans de secours collectif en compétition : l’un, massif, d’évacuation générale de la Terre vers une autre planète habitable ; l’autre, plus léger, privilégiant la survie de l’humanité comme espèce, par le transport d’ovules humains fécondés et conservés par congélation. Sans surprise pour ce type de blockbuster, l’initiative est américaine. L’équipe et le héros envoyés en mission spatiale exploratrice n’ont plus pour tâche de sauver le monde existant, mais de trouver un autre monde, tâche plus simple apparemment…

Plus récemment, Passengers (2016) est un autre film qui reprend le thème de l’arche spatiale et qui peut être vu autrement que comme une simple romance entre deux de ses occupants malencontreusement réveillés au cours de ce qui devait juste être un long et imperceptible voyage de 120 ans (mais sans ses inconvénients : fatigue, vieillissement, etc.). Passengers part d’un postulat similaire, puisque le vaisseau est censé transporter quelques milliers de personnes en hibernation vers une planète forcément moins surpeuplée et plus accueillante que la Terre.

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Passengers (Réal. : Morten Tyldum, 2016)

Ces exemples de fictions ne sont plus dans le mythe de l’exploration au-delà des frontières. Ils retrouvent à leur manière un autre mythe, celui de l’Arche de Noé transposé dans un cadre marqué par la nécessité d’affronter une autre apocalypse imminente. Fût-il fictionnel, ce thème des arches stellaires est au demeurant une manière de poser des questions intéressantes transposables pour la Terre. Typiquement : comment gérer des ressources rares sur des durées longues, si possible en trouvant des moyens de les restaurer au fur et à mesure ?

Si le départ s’impose et à défaut de trouver d’autres planètes habitables, l’imagination peut donner comme autre espoir de trouver un accueil dans des habitats spatiaux artificiels, flottant ou naviguant dans le vide intersidéral. Quelle part de la population pourrait ainsi partir ? Toute dans l’hypothèse que fait le film d’animation Wall-E (2008), si la Terre dans sa totalité n’est plus qu’une vaste décharge laissée au nettoyage de robots. Comme partis sur un gigantesque paquebot en croisière spatiale de luxe, les humains ont lâchement fui et continué à s’avachir dans un confort qui les a rendu obèses et paresseux, dépendants de serviteurs robotisés, incapables de se déplacer sans leurs sièges flottants du fait de leur poids et n’ayant plus qu’une consommation abêtissante pour donner un reste de sens à leur vie. Dans le film Elysium (2013), le départ est réservé aux plus fortunés. Le film de Neill Blomkamp reprend un schéma courant où la Terre reste surpeuplée, miséreuse de surcroît, et où une minorité aisée a réussi à recréer des conditions de vie très enviables sur une station spatiale. L’imposant satellite artificiel mis en orbite reproduit un paysage de quartier résidentiel bourgeois, une espèce de Beverly Hills de l’espace, avec équipement médicalisé de pointe dans chaque maison et un système de défense militarisé pour protéger l’ensemble des incursions que pourrait tenter la plèbe terrestre.

Dans tous ces cas, le salut passerait alors par la poursuite des solutions technicistes, mais sous une autre forme que celles applicables au globe originel. D’ailleurs, disposer de capacités techniques pour partir coloniser le système solaire ne signifie pas nécessairement que puissent être résolus des accumulations de problèmes écologiques laissés souvent pendants sur Terre. Le registre spéculatif de la science-fiction n’est pas seulement celui d’une croyance dans un progrès technologique qui puisse forcément offrir toutes les solutions. C’est aussi une façon de réintroduire une part de réserve ou de méfiance. 2312 de Kim Stanley Robinson (2012) laisse par exemple penser que les sociétés humaines ne parviendront pas à corriger les dégâts qu’elles ont faits, malgré les avancées techniques rendues disponibles. Ces dernières arriveront trop tard…

Il est frappant de retrouver une part de cet imaginaire de l’évasion dans des projets plus concrets et récents comme ceux d’Elon Musk et de Jeff Bezos. On connaît les ambitions martiennes du premier et de sa société SpaceX vouée à la construction de véhicules spatiaux. Pour Jeff Bezos, le fondateur et patron d’Amazon, il s’agit, voire il est presque vital pour l’humanité, de déplacer l’industrie lourde ailleurs que sur Terre. Loin en apparence du commerce en ligne qui a fait sa fortune, sa société Blue Origin affiche pour ambition de prendre la Lune comme première étape.

outlandLa migration vers d’autres corps célestes ou vers des habitats spatiaux serait pourtant compliquée à de nombreux points de vue, et même les auteurs de science-fiction peuvent en être conscients. Évidemment, les difficultés techniques et physiques à résoudre sont colossales, ne serait-ce par exemple que pour les ressources énergétiques à mobiliser. Avec une conquête spatiale à plus large échelle viennent évidemment d’autres problèmes pratiques, puisqu’il faudrait prévoir d’importantes quantités de matériaux pour construire les vaisseaux, stations orbitales et équipements nécessaires. En science-fiction, l’imaginaire de l’exploration spatiale est d’ailleurs aussi souvent un imaginaire minier, dont il n’est pas anodin de pouvoir constater la présence en arrière-plans de nombreux films (Alien, Outland, Avatar, etc.) et récits littéraires. Tout se passe comme si le terrain avait été préparé pour une impulsion qui est déjà là dans les réalités actuelles. Des initiatives d’acteurs économiques envisagent en effet déjà l’exploitation minière d’astéroïdes, voire imaginent de manière anticipatrice l’espace (et ses autres mondes) comme un vaste réservoir de ressources.

Reflet d’un trouble et d’un péril écologique global, le terme anthropocène est de plus en plus souvent utilisé pour essayer de qualifier la situation particulière dans laquelle se retrouve l’humanité, celle d’une nouvelle ère géologique qu’aurait engendrée la trajectoire technico-économique, productiviste et expansive, devenue dominante. À certains égards, ces fictions de l’exode spatial mentionnées précédemment sont déjà dans un post-anthropocène : l’imaginaire de voies de sortie, certes peu séduisantes pour beaucoup d’entre elles, mais qui fonctionne comme une forme de démonstration des capacités et de l’inventivité humaines. Rassurant si l’on considère que les astronomes semblent capables de découvrir un nombre croissant d’exoplanètes ? De toute manière, il faudrait avoir l’assurance de pouvoir trouver des environnements et milieux qui ne soient pas trop hostiles. Un tel départ et de tels périples signifieraient en tout cas de longues séries d’épreuves, que la fiction aide aussi à imaginer. Pour les représentants de l’espèce humaine prêts ou contraints au départ, reste à espérer ne pas rencontrer d’espèces concurrentes aussi invasives et arrogantes que la leur…





La science-fiction, une boussole pour notre monde

4 05 2019

2050

Pourquoi ce titre ? C’est celui en fait du sympathique podcast réalisé dans la série « #2050 le podcast ». Avec Rebecca Armstrong, nous discutions sur quelques idées développées dans Hors des décombres du monde (et donc de l’utilité d’un compas de navigation pour le futur), et (presque) tout est expliqué pour celles et ceux qui n’auraient pas envie de se lancer dans une longue lecture (mais ils auraient tort, évidemment).

Ce podcast est accessible à plein d’endroits, par exemple ici et chez Usbek & Rica. Et peut-être entendrez-vous le soleil qui brillait pour accompagner notre discussion, légère et sérieuse à la fois…





Redonner de la perspective au futur

13 03 2019

Ci-dessous est repris le texte d’un entretien réalisé pour le site de la revue Architectures À Vivre. L’entretien (disponible également ici) complète lui-même une analyse plutôt riche et attentive, dans le numéro de mars-avril 2019 (n° 106) de la revue, pour présenter le livre paru en août dernier et toujours disponible chez Champ Vallon (Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur). L’occasion de donner un autre éclairage à certaines thématiques abordées dans le livre.

Architectures à vivre : Votre démarche défend la force des explorations imaginaires. À de multiples reprises, vous soulignez le « sérieux » des récits que vous analysez. Pourquoi ces projections ou les utopies dites « abstraites » sont-elles si déconsidérées ?

Y.R. : Les œuvres de science-fiction sont une excellente médiation pour pénétrer la complexité du monde et les incertitudes de son devenir. Et même de vraies amorces pour embrayer sur des réflexions plus élaborées. Ce serait réducteur de considérer les œuvres et productions des auteurs comme de vagues opinions et non des idées construites. Une bonne part des auteurs d’aujourd’hui reconnaît la nécessité de se documenter sérieusement avant de s’engager dans l’écriture. Et il faut croire que certaines de ces projections peuvent être prises au sérieux, puisque même des organisations ayant pignon sur rue, comme l’armée américaine ou l’Agence spatiale européenne, ont par le passé fait appel à des auteurs reconnus.

Pour ce qui concerne la dévalorisation de ces projections, ce serait long de faire une histoire des idées et de revenir sur les nombreux épisodes qui ont abouti à cette mise à l’écart des différentes formes d’« utopies abstraites », typiquement comme le moment où la pensée marxiste a prétendu imposer un « socialisme scientifique » contre un « socialisme utopique ». Mais ces suspicions ou formes de condescendance face aux constructions utopiques ont été diffuses, probablement renforcées par la rhétorique du pragmatisme et de l’efficacité économique, et ne me paraissent pas spécifiquement françaises. Certains spécialistes de l’histoire des utopies mettent cette mise à l’écart en relation avec certaines caractéristiques de notre moment historique : le déploiement du néolibéralisme et une supposée « fin de l’histoire », l’absorption consumériste et techniciste de l’idée de « progrès », l’enlisement dans un « présentisme »…

L’utopie peut aussi avoir quelque chose de paralysant dans l’espèce d’absolue perfection vers laquelle elle est censée orienter. Pourtant, souvent, les idées politiques nouvelles ou décalées émergent de ces « utopies abstraites ». Le transhumanisme par exemple, qui fait de plus en plus parler de lui et qui, à certains égards, peut faire penser à une forme d’utopie, est traversé de références ou d’influences provenant plus ou moins directement de la science-fiction. Et avec même maintenant, dans une espèce de boucle, des auteurs : Ramez Naam par exemple, avec sa série de romans NexusCrux, et Apex qui essayent de lui donner une consistance ou une incarnation dans des récits romanesques.

A.À.V. : Vous tirez six « lignes de fuite » des récits d’anticipation, présentées non comme des solutions clés en mains, mais comme des guides ou des « poches d’espérance ». Pour comprendre votre concept, pouvez-vous nous exposer l’espérance à attendre du « conservationnisme autoritaire » qui semble a priori peu engageant ?

Y.R. : Dans les versions romanesques que j’étudie dans le livre, le « conservationnisme autoritaire » fonctionne comme s’il s’agissait d’imposer des normes de comportements à des groupes ou populations pour des motifs écologiques et sans possibilité de discussion. Évidemment, c’est une manière de donner des limites aux actions qui paraît peu compatible avec le souhait de maintenir des principes démocratiques. Dans Carnival d’Elizabeth Bear, ce sont par exemple des intelligences artificielles qui définissent et imposent les prescriptions à respecter. Et les choix peuvent être brutaux, notamment lorsqu’il s’agit de réguler ce qui est considéré comme des excès de population. De manière intéressante, ce qui est problématisé en creux à travers ce type de ligne de fuite, c’est la question de la capacité des systèmes démocratiques à encaisser la crise écologique et à emmener consciemment une collectivité vers un ajustement (conscient) des comportements. Bénéfique pour les milieux, on peut aisément convenir qu’une telle orientation autoritaire paraît peu désirable pour la plupart des humains ou autres êtres pensants qui subissent cette option. Mais c’est aussi ce sentiment de trouble, cette déstabilisation, que recherchent les auteur(e)s.

A.À.V. : Dans ces visions problématiques, les cadres bâtis dans lesquels se déroulent les histoires ne sont pas accessoires, mais parties prenantes des expériences vécues par les protagonistes, soulignez-vous. Y a-t-il dans la SF des typologies de rôles assignés aux objets construits, en tant que problèmes ou résolutions ?

Y.R. : Tout rapport au monde est fait d’expériences esthétiques et symboliques, d’un mélange d’émotions et de sens. L’imagination peut être une des manières de médiatiser ce rapport, comme si intervenaient d’autres prismes. Si l’on est attentif aux décors proposés, les représentations et descriptions de la science-fiction peuvent être parcourues en les considérant comme des manières d’éprouver l’habitabilité d’une planète. Éprouver dans un double sens : d’un côté, ressentir des conditions d’existence dans un environnement, a fortiori lorsqu’il devient moins accueillant ; et d’un autre côté, mettre à l’épreuve des milieux et leurs capacités d’adaptation face à des perturbations. La science-fiction, y compris dans les films apparemment légers où l’on se balade de planète en planète, permet de faire sentir que les environnements n’ont pas tous le même niveau de confort pour les espèces pensantes (humains ou non) qui y sont présentes. Faut-il alors s’adapter à ces environnements ou les adapter ? Sur une série de romans devenus des classiques, Frank Herbert décrit les deux options dans le fameux Dune (1965) et ses suites.

Autre exemple : les questions soulevées par la géo-ingénierie sont d’une certaine manière depuis longtemps présentes dans la science-fiction, qui a servi à décrire les multiples façons de transformer volontairement l’habitat d’une planète et gérer ses paramètres écologiques. C’est ce qu’on retrouve avec l’idée de terraformation notamment, lorsque des humains essayent d’implanter des colonies durables ailleurs que sur Terre. Pour ceux qui resteront sur cette dernière, les représentations de science-fiction montrent que les grands aménagements et infrastructures sont difficilement réversibles : ils vont traverser le temps. Plus ou moins bien certes, mais on les retrouve, même sous la forme de l’imaginaire de la ruine, évidemment particulièrement présent dans les schémas apocalyptiques et post-apocalyptiques.

Je n’en ai pas parlé dans le livre, mais, dans cette production imaginaire, j’ai été intéressé de voir régulièrement revenir le modèle des arcologies (*), ces bâtiments et architectures qui tenteraient ou auraient tenté de faire fonctionner en leur sein des formes d’écologie. Dans le courant cyberpunk, c’est plutôt sur le mode de l’échec, où elles tendent à apparaître comme des restes de tentatives avortées. Plus récemment, chez Paolo Bacigalupi, notamment dans son roman Water Knife (2015), les arcologies apparaissent comme des espèces d’enclaves que des catégories privilégiées auraient réussi à se réserver, notamment pour s’éviter les affres d’une sécheresse généralisée.

A.À.V. : Si on regarde ces récits sous l’angle du maintien de l’habitabilité de la planète, quel sens donner aux figurations de cabanes dans des forêts (comme dans Oblivion) ou aux modèles symbiotiques avec les éléments naturels (comme dans Avatar) ? Sont-ils riches ou caducs pour la réflexion écologique ?

Y.R. : L’imaginaire collectif semble peiner à concevoir un développement humain en dehors d’une extension continue de la technosphère. On conçoit facilement que les questions qui seraient alors soulevées pourraient être désagréables ou perturbantes. Que signifie devoir vivre, chaque jour, dans des environnements où ce qu’on appelait « nature » a été mis à distance ou transformé au point que l’idée est à peine un vague souvenir ? Même si c’est d’une manière qui peut paraître détournée, la science-fiction remet sur le devant de la scène la question du choix du mode de vie et de sa dépendance par rapport aux appareillages et systèmes techniques.

Oblivion est un film intéressant pour ses ambiguïtés : il réactive l’image du refuge à l’écart des fracas du monde environnant, mais il est symboliquement davantage inscrit dans un passé nostalgique, comme s’il y avait une inévitabilité à la destruction du monde qui l’entoure. Quant à Avatar, le film remet en scène des valeurs et des formes de spiritualité tellement arasées par la modernité triomphante que leur retour risquerait d’apparaître comme une espèce de reconstruction fantasmée.

A.À.V. : Dans les histoires thématisées sur le climat, les issues se révèlent globalement peu heureuses. Comment comprendre que l’on imagine se relever (non sans mal) d’une apocalypse nucléaire ou d’une prédation capitaliste généralisée, mais pas du réchauffement climatique ?

Y.R. : La perception des durées joue probablement un rôle. À un niveau global, la restauration ou la transformation de situations écologiques ne peut généralement se faire que sur des temporalités longues, que les modèles sociaux devenus dominants n’ont guère contribué à favoriser. C’est aussi pour ces raisons que les imaginaires sont un bon indicateur de la capacité à continuer à forger des alternatives. Et l’impression est en effet qu’il faut souvent remonter dans le temps et dans des productions déjà relativement anciennes pour en faire ré-émerger. Avant le solarpunk, mais non sans résonances, ce que j’ai appelé la « frugalité autogérée » est l’espèce de modèle expérimental qu’on trouve dans le roman Les Dépossédés de l’Américaine Ursula Le Guin (en 1974). Avec des détails presque proches de l’anthropologie, elle y teste en quelque sorte un type de collectivité qui parviendrait à gérer une situation de rareté des ressources, sans propriété, ni gouvernement (mais avec quand même l’aide d’un système informatique). L’intérêt des « lignes de fuite », c’est aussi de montrer que toutes ont leurs difficultés et que, face à l’adversité, il peut y avoir certains choix à défendre. Mais ces visions signalent aussi des contraintes, et qui a envie de contraintes ?

A.À.V. : Les récits de science-fiction vous semblent différents des scénarios « experts » de la prospective. Entretiennent-ils, selon vous, des liens avec les scénarisations propres aux métiers de la conception ?

Y.R. : Un des forts enjeux actuels n’est pas seulement de remettre du futur dans le présent, mais aussi d’y remettre des perspectives de long terme. La prospective peut avoir un intérêt, mais elle reste sur des horizons temporels qui paraissent bien courts face à la portée des transformations écologiques en cours. La science-fiction n’a pas ces hésitations. La difficulté est en effet de penser le futur à l’écart des imprégnations du présent, comme lorsqu’on cherche à avoir une longueur ou un coup d’avance pour éviter de se faire déborder.

Si la science-fiction a un avantage comme mode d’exploration et de connaissance, c’est parce qu’elle paraît un cadre plus propice aux visions larges sur les métamorphoses du monde. Elle est une mise en scène des formes possibles du changement social. Ce serait donc réducteur de la considérer comme une forme d’évasion en dehors de la « réalité ». Au contraire, elle peut fonctionner comme une invitation à y plonger plus profondément, typiquement en décapant un vernis de confort ou de certitudes.

Ce décalage fictionnel permet alors effectivement d’arriver avec un autre regard devant la variété de constructions que l’humanité va probablement continuer à ajouter à la surface de la Terre. Par exemple, avec les projets de fermes verticales, c’est l’architecture qui devient cyborg, à la manière de ces entités hybrides qui ont largement peuplé la science-fiction en combinant l’organique, le vivant, avec l’artificiel, le technique.

Plus largement, la science-fiction est une façon de donner à voir les conséquences de choix urbanistiques (ou de non-choix même) qui auraient été faits dans une période antérieure. D’ailleurs, dans certaines portions du monde des urbanistes anglophones, il y a eu des tentatives pour montrer l’intérêt de l’imaginaire de la science-fiction pour les réflexions liées à la planification urbaine. De fait, une ressource puissante de la science-fiction est de décrire ou de visualiser, avec souvent moult détails significatifs, comment seraient peuplées, habitées, vécues, pratiquées, des projections urbanistiques, qui sont alors testées grâce à la médiation d’une autre forme d’expérience. À quoi ressembleraient les vies humaines dans des villes qui se seraient essentiellement développées en hauteur et qui ne seraient plus faites que de tours ? Y aurait-il un stress différent du fait de cette verticalité potentiellement écrasante ? On peut en avoir quelques projections et idées grâce à la littérature (Monades urbaines de Robert Silverberg et I.G.H.  de J. G. Ballard, par exemple, pour citer quelques classiques) et au cinéma.

Dans une orbite proche de la SF, en cherchant pour partie à y puiser des inspirations, il existe effectivement des initiatives de « design fiction » qui se développent, mais elles relèvent plutôt de l’entreprise commerciale, où il s’agit de s’adresser à des clients qui ont généralement des demandes, voire des produits à vendre. La science-fiction n’a a priori pas vocation à faire du prototypage, en tout cas pas de cette sorte.

A.À.V. : Vous accordez quatre fonctions à la science-fiction : l’habituation, la catharsis, l’alerte et l’émancipation. Le pessimisme ambiant tendrait à faire penser que la première se réalise sans peine. Quelles formes la fonction la plus active, l’émancipation, pourrait-elle prendre ? Autrement dit, par quels « praticiens du futur » souhaiteriez-vous peut-être être lu ?

Y.R. : La thématique montante de l’anthropocène et, a fortiori, celle de l’effondrement peuvent laisser l’impression qu’il n’y a plus guère d’espoir hormis gérer les conséquences de la dégradation écologique généralisée que l’humanité a enclenchée. L’angoisse et la peur sont rarement les réactions les plus propices à l’émancipation. Comme dirait Maître Yoda (pour rester, grâce à Star Wars, à proximité de la science-fiction) : « La peur est le chemin du côté obscur. La peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène à la souffrance ».

Je dirais que le livre ne s’adresse pas forcément à des « praticiens du futur », mais à toute personne qui s’intéresse au futur et au devenir de notre monde. L’ouverture imaginaire est toujours un recours pour empêcher d’enfermer la pensée dans un « There is no alternative ». Le livre met une part de cet imaginaire à disposition pour celles et ceux qui voudraient confirmer ou se convaincre que le futur est toujours une affaire de choix, et que les récits dans lesquels s’inscrit la trajectoire de l’humanité doivent rester ouverts. Il ne suffit pas effectivement de refuser la fatalité. Pour l’individu comme pour un collectif, l’émancipation passe par la réflexion sur sa propre condition, et la science-fiction peut justement être un vecteur de réflexivité, une forme de stimulation à la réflexion. Elle problématise le rapport à ce qui nous entoure, l’importance des coexistences, et c’est en ce sens qu’elle se révèle aussi précieuse. En version positive, c’est ce que j’ai essayé de proposer avec l’idée de « souciance ». C’est redonner du sens à la destinée des sociétés humaines en les reconnectant avec ce qui les entoure et qui assure leur subsistance. La question est majeure : comment se construit un collectif lorsque ses contours sont en pleine redéfinition, à la fois du fait de la place croissante occupée par de nouvelles entités, machiniques notamment (robots, etc.), et de la disparition ou de la quasi-disparition d’espèces vivantes et d’écosystèmes ? Quelles nouvelles régulations ce collectif doit-il se donner ?

L’émancipation suppose en tout cas de ne pas penser que l’horizon futur est bouché et une pré-condition est toujours d’avoir à disposition des visions alternatives. Même les dystopies ou des scénarios post-apocalyptiques ont un intérêt de ce point de vue. Cet intérêt est aussi d’amener à se poser la question : comment pourrions-nous ou risquerions-nous d’en arriver là, à cette catastrophe ou régression sociale ? Ou, inversement : quel effort (collectif) y aurait-il à faire pour ne pas déboucher sur ces situations ? Les fictions aident non seulement à rappeler que le relatif confort présent pour certaines populations n’est pas éternellement acquis, mais aussi à mettre en relief les espaces où se maintiennent des capacités d’action (même) lorsque les situations se sont aggravées ou se détériorent. Selon les conditions, l’espoir est mince, mais sa petite lueur brille encore dans certaines portions de ces imaginaires orientés vers le futur.

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(*) L’« arcologie », contraction d’architecture et d’écologie, est un concept théorisé par l’architecte italo-américain Paolo Soleri dans les années 1960-70 et mis en œuvre dans la ville expérimentale d’Arcosanti, en plein désert dans l’Arizona. Dans les œuvres de SF où il apparaît, le terme est repris sans nécessairement de référence directe à ce précédent, même si l’idée en est similaire.