Elon Musk, personnage de science-fiction ?

13 07 2022

Il est toujours important de comprendre d’où viennent les imaginaires des acteurs qui sont en position de pouvoir changer le monde, ou au moins de pouvoir y imprimer fortement leur marque. Et c’est le cas aussi pour Elon Musk, dont il est difficile de ne pas voir à quel point il emprunte à l’imaginaire de la science-fiction. D’où le texte ci-dessous, qui est en fait la version initiale d’un article paru dans Le un hebdo (N° 397, 18 mai 2022), version qui a dû être légèrement réduite et adaptée pour des raisons de format. S’agissant d’Elon Musk, autant que tout le monde soit prévenu…

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Si Elon Musk fascine, ce n’est pas seulement par les projets et ambitions qu’il aurait réussi à réaliser : c’est aussi parce que son personnage joue avec les imaginaires et entre en résonance avec eux. Son rapport à la science-fiction s’apparente à celui d’un fan, qui en a tiré une large part de ses représentations du monde et, peut-être surtout, du destin à donner à l’humanité. Voire qui semble souvent tenté de les faire passer dans la réalité…

Nombre d’éléments dans la biographie et les projets d’Elon Musk le font presque ressembler lui-même à un personnage sorti d’une œuvre de science-fiction et de la longue lignée fictionnelle des chefs d’entreprises mégalomanes. Le rapprocher de figures classiques de la pop culture est maintenant devenu un exercice courant occupant maints fils de discussion sur les réseaux sociaux et forums sur Internet. La comparaison vient facilement avec Tony Stark, industriel, homme d’affaires fantasque et inventeur génial qui, dans le comics Iron Man, les films et multiples productions dérivés, devient super-héros grâce à l’armure qu’il a créée et qui lui permet de décupler ses forces, de voler à grande vitesse, d’intégrer des systèmes d’armement, et ainsi d’affronter tous les dangers pour les causes apparemment les plus nobles. Comme un clin d’œil ironique, Elon Musk fait même une courte apparition dans Iron Man 2 (2010), en serrant rapidement la main du héros dans un restaurant, et certaines scènes du film ont été tournées au siège de sa société SpaceX. Dans son rapport au monde et la manière de chercher à le plier à ses désirs, il pourrait être rapproché d’autres figures de l’entrepreneur innovant devenu multimilliardaire et à l’orgueil démesuré, un trope maintenant classique de la science-fiction : Eldon Tyrell dans Blade Runner (1982), Peter Weyland dans la série Alien (Prometheus [2012] et Alien: Covenant [2017]), Nathan Bateman dans Ex Machina (2014), etc. En littérature, il fait penser à Manfred Macx, le pourvoyeur en idées high tech que l’écrivain britannique Charles Stross met en scène dans son roman Accelerando (2005) et qui, oscillant entre pragmatisme et (le plus souvent) idéalisme, les vend ou les donne en fonction des usages qu’elles lui paraissent mériter. De fait, Elon Musk présente presque son business comme un acte de philantropie, destiné à faire le bien pour l’humanité.

L’entrepreneur semble avoir avancé dans sa vie, et de manière très visible dans sa partie professionnelle, comme s’il était en plein dans ce que l’universitaire et critique Istvan Csicsery-Ronay, Jr. a appelé une « science-fictionalité », une manière de penser où ce qui est appréhendé du monde prend les aspects d’une oeuvre de science-fiction. Elon Musk est un symbole d’une époque où fiction et réalité paraissent souvent s’interpénétrer. Il est comme une figure de proue d’un technocapitalisme abreuvé de fictions futuristes et commençant à quitter son berceau terrestre pour aller chercher ailleurs d’autres sources d’accumulation. Ce brouillage participe aussi à l’aura de l’individu. Avec lui, l’héroïsation fonctionne à plein régime. Ses projets sont une transposition de l’imaginaire qu’il a absorbé. Comme si un ado avait l’occasion de réaliser ce qui l’avait fait rêver : le voyage spatial et la colonisation de Mars. Jusqu’à l’ambition quasi démiurgique d’amener la vie humaine là où elle n’est pas encore. La différence avec les lectures et les rêves d’adolescent est qu’il a maintenant l’argent pour essayer de les concrétiser. Les technologies développées par SpaceX, la société qu’il a fondée pour commercialiser des lanceurs spatiaux, ne sont que des étapes vers ce vaste but. Son souhait et son ambition répétés sont de contribuer à « faire des humains une espèce multi-planétaire ». Si l’on suit les principaux arguments, grâce à cette dissémination, la disparition de la Terre ne signifierait pas la disparition de l’humanité, considérée de toute manière comme ayant vocation à diffuser sa forme de conscience.

Elon Musk fait le spectacle. Il est le spectacle. Le futur qu’il ramène dans le présent apparaît comme un spectacle permanent. Fabricant de récits à sa manière, il fait de la réalité sa propre fan fiction, prolongeant les oeuvres de science-fiction qui l’ont inspiré. Même pour les « prénoms » de ses derniers enfants, qui ne dépareraient pas dans des aventures du genre (respectivement X AE A-XII et Exa Dark Siderael).

Loin de considérer avec dédain cette littérature, Elon Musk en est un lecteur revendiqué, qui affiche ses inspirations. Il cite Le Guide du voyageur galactique (The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy, 1979) de Douglas Adams comme son livre favori lorsqu’il était enfant, au point d’en avoir gardé ce qu’il présente comme une forme de principe philosophique pour l’existence : d’abord se concentrer sur les questions, si possible les grandes, plutôt que les réponses, et ensuite s’attaquer à ces questions en profondeur. Il dit avoir apprécié la série Fondation d’Isaac Asimov (envoyée en orbite en 2018 dans un cristal de quartz, en même temps qu’un roadster de sa marque Tesla), les œuvres de Robert Heinlein, notamment En terre étrangère (Stranger in a Strange Land, 1961) et Révolte sur la Lune (The Moon Is a Harsh Mistress, 1966).

À bien y regarder, quand il prend les œuvres de science-fiction, Elon Musk en fait une utilisation sélective et certains emprunts se rapprochent du détournement. Dans ce qui est présenté comme un hommage, les barges autonomes utilisées par SpaceX pour récupérer les éléments de ses fusées ont des noms empruntés aux vaisseaux spatiaux des romans d’Iain M. Banks situés dans l’univers de la Culture. Le fondateur de SpaceX affirmait en juin 2018 sur Twitter : « If you must know, I am a utopian anarchist of the kind best described by Iain Banks » (« Si vous voulez savoir, je suis un anarchiste utopique du genre le mieux décrit par Iain Banks »). Iain (M.) Banks, écrivain écossais mort en 2013, aurait probablement été surpris, puisque, dans la Culture, la vaste civilisation galactique qu’il a imaginée, technologiquement exubérante et anarchisante certes mais loin, très loin des orientations libertariennes d’Elon Musk, propriété et accumulation de richesses ont disparu. De surcroît, les intelligences artificielles jouent un rôle central dans la Culture : elles en sont presque l’infrastructure pensante. Par contraste, Elon Musk affirme régulièrement que l’intelligence artificielle représente un « risque existentiel » pour l’humanité et, pour cette raison, a même donné des sommes importantes visant à augmenter la sécurité des développements en la matière. C’est le paradoxe d’un homme qui s’inquiète des avancées de l’intelligence artificielle, mais crée une entreprise (Neuralink) cherchant à interfacer cerveaux et équipements informatiques. Ce bricolage syncrétique produit une vision du monde qui ne semble tolérer aucun obstacle. C’est une vision dans laquelle l’appropriation peut se faire sans rien demander à qui que ce soit, à la manière de la conquête de l’Ouest américain.

De la science-fiction, il reprend le potentiel d’évasion et d’enchantement, mais il délaisse d’autres aspects. Kim Stanley Robinson, l’auteur de la fameuse « trilogie martienne » (Red Mars, Green Mars, Blue Mars), s’est montré plutôt sceptique à l’égard des projections d’Elon Musk (« une sorte de cliché de science-fiction des années 1920 »), qui donnent l’impression que l’effort peut être celui d’une seule personne ou d’une seule entreprise. Le doute est même renforcé si la planète Mars finit par être considérée comme une espèce de canot de sauvetage, une « planète B » où l’humanité pourrait se réfugier. Du point de vue de Kim Stanley Robinson, la science-fiction d’Elon Musk mériterait d’être mise à jour pour intégrer des considérations biologiques et écologiques plus récentes.

Elon Musk et consorts (puisque d’autres milliardaires du secteur des nouvelles technologies, comme Jeff Bezos et Mark Zukerberg, affichent aussi des emprunts) n’ont pioché que dans une partie du vaste continent que constitue la science-fiction, laissant de côté les anxiétés, voire la dimension critique dont elle est aussi porteuse. Les projets de Neuralink font-ils forcément rêver avec leurs implants cérébraux permettant de communiquer directement par la pensée avec des ordinateurs ? N’importe quel(le) lecteur ou lectrice de cyberpunk verra rapidement les risques d’intrusion par des hackers aux intentions douteuses.

La dissolution de la réalité dans la spéculation peut-elle être poussée encore plus loin ? À certains égards, oui, car Elon Musk adhère aussi à l’hypothèse selon laquelle nous vivrions dans l’équivalent d’une simulation informatique. Dans cet argument auquel le philosophe Nick Bostrom a donné un halo de sérieux dépassant le jeu spéculatif, le monde ne serait qu’une construction virtuelle, élaborée pour qu’elle paraisse réelle aux entités qui en sont les hôtes. Elon Musk est d’ailleurs un amateur de jeux vidéo et, logiquement, ses préférés se révèlent être à connotations futuristes. Il a adoré Cyberpunk 2077, récent jeu à l’ambiance sombre et dystopique, qui n’est pourtant pas loin de représenter le type de société que des idées comme les siennes pourraient produire : une société dérégulée, livrée à l’appétit des multinationales, contribuant à soumettre les corps aux transformations et incorporations technologiques les plus diverses.

Au vu de ses nourritures spirituelles, on serait presque étonné qu’il n’ait pas affiché d’intérêt marqué pour l’extension de la vie humaine (comme d’autres dans ce milieu fortuné, à l’instar à nouveau de Jeff Bezos, le fondateur et dirigeant d’Amazon, dont il a tendance à se moquer sur ce point). Pour l’heure, il ne semble y avoir surtout que des spéculations sur son recours à différentes formes de chirurgie esthétique et, avec l’avancée en âge, l’on verra s’il continue à considérer qu’une trop grande augmentation de l’espérance de vie serait un facteur de rigidification de la société et, en conséquence, un frein à l’émergence d’idées nouvelles.

Devant tous ces récits produits par et sur le personnage, la circonspection est bienvenue pour éviter de tomber dans la mythification. Les travaux sociologiques ont montré que les innovations ne sortent jamais toutes faites d’un esprit génial, mais résultent de processus collectifs entremêlés, dans lesquels justement les imaginaires jouent un rôle non négligeable. L’influence culturelle de la science-fiction se mesure aussi à sa capacité à acclimater certaines idées, visions ou représentations. Par la récurrence de certaines images, la science-fiction contribue à habituer les esprits à certaines possibilités. Comme pour l’arrivée de robots humanoïdes, que la société Tesla a aussi dorénavant dans son portefeuille de produits en développement (le « Tesla Bot »), avec la promesse d’éviter aux humains les activités fastidieuses. Ou la logique coloniale appliquée à l’espace et aux autres planètes, typiquement… Avec ses projets, Elon Musk aura de fait contribué à transformer l’espace autour de la Terre en espace commercialisable. Y compris dans l’orbite terrestre, avec Starlink et sa constellation de satellites de télécommunication, il pourra se vanter d’avoir laissé une trace. Pour le bien de l’humanité, comme il le prétend ? À condition que l’utopie (hyper)technologique ne se retourne pas en dystopie et c’est probablement tout un pan de la science-fiction qu’Elon Musk a encore à explorer…


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