Quand les dystopies s’écrivent aussi sur les murs…

10 02 2018

En attendant une parution plus substantielle (Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur, au printemps aux éditions Champ Vallon), le texte qui suit, également disponible sur le site du magazine Diacritik, est une occasion de reparler de dystopies, mais à travers leur expression et transfert sur des supports plus originaux.

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Entre la fiction et le réel, les frontières sont poreuses. Les dystopies semblent s’épanouir dans la première. Tellement, même, qu’il devient difficile de penser que leur abondance, en ce début de XXIe siècle, soit sans rapport avec le contexte où elles s’expriment. Tensions sociales et politiques, emportements et envahissements techniques, féodalisations économiques, dégradations écologiques (liste évidemment non exhaustive) paraissent redonner des conditions historiques favorables à ces descriptions de sociétés ayant déraillé du chemin du progrès collectif : littérature, cinéma, jeux vidéo et autres supports culturels les ont largement accueillies.

Ces dystopies ont parfois aussi comme des rhizomes et circulations souterraines qui paraissent surgir ailleurs de manière impromptue. Dans le réel en effet et jusque sur les murs et trottoirs. Comme si graffitis et autres représentations visuelles à message devenaient un support pour un retour iconique du refoulé… Dans une période qui semble tolérer de moins en moins ces inscriptions sauvages, il serait extrêmement réducteur de les considérer simplement comme des espèces de marqueurs d’une déliquescence urbaine. Les graffitis sont une manière de marquer et d’occuper l’espace public. Ils sont l’intermédiaire d’une dissidence, une esthétique de la transgression, et, pour cela, le support fait presque tout autant partie du message. Pour annoncer quoi ? Des lendemains qui pourraient ne pas chanter ?

Big Brother is Watching You

Depuis George Orwell au moins et son roman 1984 (Nineteen Eighty-Four, 1949), la surveillance des populations figure comme une vieille question largement exploitée par la science-fiction et d’autres formes d’anticipation spéculative. De ce roman emblématique de la veine dystopique, « Big Brother is watching you » (Le Grand Frère vous / te regarde) est l’un des slogans les plus notoirement connus et repris. Et facile à détourner… Sous forme d’affiches dans le roman, ce slogan est la marque du pouvoir et de son omniprésence ; sous forme de graffitis, sur des murs plus réels, il devient symbole de résistance diffuse et presque insaisissable. Le graffiti est l’arme du faible dans une guerre de position où il ne peut avoir l’avantage. Une arme esthétique et symbolique face aux dispositifs d’un État policier qui semble toujours prêt à étendre son contrôle. En détournant le slogan, sa reprise sous forme de graffiti rappelle que la liberté est fragile. Courte et simple, la phrase d’Orwell a l’avantage de résumer la surveillance totalitaire et de la rendre presque sensible. En la faisant glisser dans un autre registre expressif, la répandre sur les murs est une manière de rappeler à quel point la tentation du contrôle permanent peut être insidieusement présente en tous points de n’importe quel territoire. George Orwell n’aurait même probablement pas imaginé tous les dispositifs rendus aujourd’hui possibles par les évolutions techniques : non plus seulement la prolifération des caméras, mais leur installation sur des drones, le couplage avec des logiciels de reconnaissance faciale, etc. Sans parler de la précision dorénavant acquise par la surveillance satellitaire… De quoi d’ailleurs amener à se demander, du fait d’une telle omniprésence, si le modèle orwellien (resté dans un schéma panoptique) est encore adapté. Nonobstant, si Big Brother est partout, le graffiti aurait donc lui aussi autant de raisons de pouvoir surgir de partout : presque une méthode à part entière pour tenter de déjouer l’intériorisation des contraintes. Comme a pu le faire l’artiste Bansky en apposant un graffiti provocateur (« One nation under CCTV ») juste sous le regard d’une caméra londonienne.

Si ces graffitis sont les marques et symboles d’une forme de dissidence ou résistance, pas étonnant qu’ils (ré)apparaissent dans l’arrière-plan des sociétés dystopiques représentées sous le prisme fictionnel. Ils permettent de signaler que quelque part, clandestinement, des groupes d’opposition existent et aident à garder l’espoir de renverser la situation subie.

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Dans le film Les fils de l’homme (Children of Men, 2006), le graffiti semble effectivement servir à véhiculer et laisser entrevoir cette possibilité d’un autre horizon, face à un monde qui paraît devenu plus violent et où les humains sont touchés jusque dans leur capacité de reproduction. Quelque part, il y a au moins une action qui est tentée : « The Human Project lives ». En l’occurrence, dans le film d’Alfonso Cuarón, le « Human Project » est un groupe de scientifiques essayant de trouver une solution contre l’infertilité généralisée qui met en péril l’humanité. Même s’il n’y a pas de localisation précise, c’est l’existence supposée (et ainsi rappelée visuellement dans le décor urbain) de ce groupe qui justifie la mission servant de trame narrative : escorter vers lui une jeune femme miraculeusement enceinte. Dans cette utilisation, le graffiti permet de donner un nom à la résistance et à l’espoir. Le « Human Project » est cette petite lumière qui paraît visible au bout du tunnel. Sinon, la suite sera l’extinction de l’espèce humaine. Comme dans d’autres dystopies démographiques, le film remet en scène la fragilité de cette dernière : hors palliatifs techniques (clonage, hybridation génétique, etc.), une société sans enfants a de fortes chances d’être une société sans avenir. Sous la forme mise en slogan dans le film, le graffiti apparaît encore davantage comme l’expression d’une énergie vitale. Doublement même : par les mots et par l’acte. L’espèce humaine s’avère capable d’engendrer les risques finissant par peser sur sa capacité à se perpétuer, mais aussi de chercher en son sein les ressources pour affronter la crise. Cependant, sous certaines conditions que rappelle le cadre fictionnel dystopique : comme si les signaux devaient être accentués avant qu’il ne soit trop tard et qu’il ne serve plus à rien de se lamenter en se demandant qui est responsable du drame subi collectivement.

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Les graffitis sont aussi des traces susceptibles de perdurer et voyager dans le temps. Dans L’Armée des douze singes (12 Monkeys, 1995), c’est grâce à eux que les scientifiques survivants pensent pouvoir retrouver la piste de l’origine (probablement humaine et malintentionnée) du virus qui a quasiment éradiqué l’humanité. Le film de Terry Gilliam joue sur les allers-retours à travers les époques, avant et après le moment apocalyptique. Le héros, condamné qui n’a pas le choix, reçoit pour mission de remonter dans le passé pour retrouver les responsables présumés. Sauf qu’il peut être difficile d’interpréter des traces sans éléments de contexte, et c’est ce qui fourvoiera les scientifiques du futur en les mettant certes sur une piste (celle de l’« armée de douze singes »), mais pas la bonne, alors qu’ils en étaient pourtant tout proches. Car ce n’est pas ce groupe d’activistes de la cause animale qui a créé le virus, même si son leader et ses membres paraissent défendre cette cause de manière radicale. En tout cas, pas au point d’avoir les moyens de mettre en chantier un projet d’élimination de l’humanité. Les véritables responsables de l’épidémie mortelle ne cherchaient pas autant de visibilité que celle signalée graphiquement sur les murs. Modestement d’ailleurs : à défaut de pouvoir donner rapidement droits et libertés aux animaux, le logo, facilement reproductible sous forme de pochoir, apparaît comme une manière commode de répandre la cause dans la ville, de donner une présence à des non-humains ne pouvant compter que sur des porte-parole humains. Ces singes, symboliquement par la peinture, sont aussi le sauvage qui resurgit au cœur de la civilisation. Ce sauvage sera d’ailleurs finalement libéré, mais par la résultante d’un jeu de boucles temporelles où le futur va finir par créer le passé, sans qu’une quelconque volonté puisse modifier le cours inexorable des événements. Après cette apocalypse sélective, les animaux et autres êtres vivants auront donc moins à craindre de la présence humaine, confinée sous terre, mais la troupe fantoche de l’« armée de douze singes » n’aura eu qu’un rôle involontaire.

Tout en renvoyant à un contenu éminemment sérieux, graffitis et pochoirs peuvent conjointement convoyer des formes d’ironie ; ils sont un jeu avec des références culturelles largement partagées. Cette ironie, c’est la capacité à récupérer les tropes de la dystopie pour les incorporer au réel et en faire une clé d’interprétation. Autrement dit, comme une autre voie pour profiter d’une puissance d’évocation élaborée ailleurs. Car l’enjeu est évidemment d’accrocher l’attention pour mieux faire passer le message politique.

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Ainsi exposés à la vue des potentiels passants, ces graffitis viennent comme un prolongement de la fonction d’avertissement ou d’alerte portée par les fictions dystopiques. Comme s’il fallait montrer que le cauchemar qu’elles contiennent ne devait pas sortir de la fiction… Dans La servante écarlate (The Handmaid’s Tale), c’est le sort réservé aux femmes qui relève du cauchemar. La série télévisée diffusée depuis avril 2017 a donné une force visuelle supplémentaire au roman originel de Margaret Atwood (1985), et le contenu de l’œuvre n’a fait que gagner en résonance au fil de l’actualité politique qui a accompagné l’entrée de Donald Trump dans le champ du pouvoir aux États-Unis. Dans la République de Gilead, devenant ainsi crédible comme celle d’un futur peut-être proche, la condition des femmes est placée sous le règne de la contrainte. À la fois à cause de la dictature politique et religieuse qui s’est imposée et a réduit leurs droits, mais en plus à cause des pressions supplémentaires que rajoute la baisse générale de la fécondité. En particulier sur celles, peu nombreuses, qui s’avèrent encore capables d’enfanter. Dans le cas des ces dernières, leur habillement, cape rouge et cornette blanche, est le marqueur de leur condition, de leur assignation à un rôle particulier : porter les enfants des nouveaux despotes. Ces femmes asservies ont une même fonction et l’habit commun les rend presque interchangeables. La reproduction, grâce au pochoir, de ces silhouettes normalisées, leur alignement comme une longue série, rappelle cette violence symbolique. Laquelle s’exprime d’ailleurs sous d’autres formes dans la République de Gilead et révèle le caractère subversif que peuvent prendre des messages visuels apparemment anodins : de même que l’expression publique des sentiments a été rendue suspecte par la pression puritaine, les graffitis amoureux ne sont plus tolérés.

Comme on le sent aisément, et y compris à travers les représentations que reprennent certains graffitis, le registre dystopique transpire une crainte que le futur puisse s’annoncer pire que le présent. Bien pire… Parfois, par ces transcriptions murales, la dystopie vient déborder du cadre de la fiction, mais comme s’il s’agissait de pouvoir l’y remettre. Crainte plus ou moins consciente que la vision cauchemardesque ne soit pas que de fiction ? Que les acquis de certains progrès puissent être perdus ? Que notre condition collective soit déjà engagée sur une pente dystopique ? Et jusqu’à quand d’ailleurs sera-t-il encore possible de voir des graffitis sur les murs ? Là aussi, en s’exprimant par le registre de la science-fiction, certaines visions spéculatives peuvent acquérir des résonnances troublantes. Et si la technique mise au service du pouvoir parvenait à l’emporter sur la pulsion expressive du graffiti ? Comme dans Demolition Man, film de Marco Brambilla (1993), où Sylvester Stallone joue un policier brutal transporté dans une Californie future aseptisée : dans cette nouvelle société disciplinaire, plus besoin de se préoccuper des graffitis, puisque les murs comportent des dispositifs automatisés permettant de repeindre presque instantanément sur les dessins tracés (et avec une efficacité qui permet de ne pas laisser un autre type de machine taguer impunément des slogans critiques du type « Life is Hell », comme dans une scène du film). Dystopie également ? Par contraste, on pourrait être incité à penser que, tant que graffitis et autres décorations sauvages peuvent être posés, c’est qu’il reste une énergie dissidente, un potentiel de mobilisation, dans une partie de la population ; que le stade du découragement généralisé n’a pas été complètement atteint. Vue sous cet angle, c’est alors la disparition de cette variété d’inscriptions qui serait un signe, mais peut-être pas le plus rassurant…

 





Critiquer sans proposer ? Sur une part manquante de la sociologie

21 08 2012

Plus j’avance dans mes réflexions, plus j’ai le sentiment qu’à côté des formes de sociologie déjà installées, il manque une forme de sociologie prospective et reconstructrice (plutôt que seulement déconstructrice). Peu de sociologues s’essayent à ce type d’exercice, davantage orienté vers le futur que vers le présent ou le passé. Autrement dit, n’hésitant pas à se préoccuper du possible, même s’il est encore incertain. Une telle orientation, si on la développait, pourrait effectivement correspondre à deux plans qui peuvent être distincts : celui de l’exploration et celui de la proposition.

  • Si la dimension prospective a pu être introduite dans certaines analyses et réflexions, celles-ci sont restées éparses et souvent peu développées[1]. Comme le fait remarquer Cynthia Selin : « les outils sociologiques équipent aisément les chercheurs pour aborder le futur à partir de la manière dont diverses personnes du monde d’aujourd’hui parlent de celui de demain, mais ils ne leur permettent pas de prendre au sérieux la réalité sociale des futurs »[2]. Le sociologue allemand Ulrich Beck s’était placé sur ce terrain dans le livre où il annonçait l’arrivée d’une « société du risque »[3]. Il présentait en effet son livre comme un exercice de « théorie sociale projective, orientée empiriquement ». Il reconnaissait néanmoins qu’elle était proposée « sans toutes les garanties méthodologiques ». De fait, celles-ci ne sont pas forcément faciles à construire.
  • Alors que la dimension critique paraît relativement acceptée dans les sciences sociales (ce qui permet de vendre des livres dans la prestigieuse collection NRF Essais chez Gallimard, mais n’épargne pas les critiques sarcastiques… et plus drôles que les habituels comptes rendus académiques), les réticences semblent plus nombreuses pour faire un pas supplémentaire en allant au-delà. Autrement dit, les sciences sociales peuvent avoir une dimension critique, mais peuvent-elles avoir aussi une dimension propositionnelle ? Plus précisément, dans quelle mesure leur travail peut-il intervenir comme force de proposition et compléter la dimension critique qui serait présente ? Dans quelle mesure peuvent-elles aider certains acteurs à imaginer d’autres manières de faire ? On pourrait en effet déplacer et élargir la remarque de Pascal Combemale à propos de la science économique : « Caricaturons un peu : pendant que les hétérodoxes énoncent des critiques, les orthodoxes avancent des propositions (de réforme du marché du travail, de réforme du régime des retraites, de réforme de l’État, etc.) »[4].

Les réflexions que je mène en ce moment (sur l’idée d’alternative, sur les expérimentations en dehors du modèle économique dominant et l’émergence d’un esprit de l’« après-capitalisme », sur les potentialités sociales et politiques de technologies nouvelles comme les imprimantes 3D ou les innovations pour les énergies renouvelables) sont aussi une manière d’étudier la possibilité de rapprocher ces deux plans, exploration et proposition, qui pourraient compléter le travail sociologique. Quelques textes plus substantiels sont en préparation.


[1] Pour un point de vue rétrospectif en forme de plaidoyer, voir Barbara Adam, « Towards a Twenty-First-Century Sociological Engagement with the Future », Insights, vol. 4, n° 11, 2011, http://www.dur.ac.uk/ias/insights/volume4/article11/

[2] En version originale : « sociologic tools readily equip scholars to look at the future in terms of how various people today talk about tomorrow; but they do not enable taking the social reality of futures seriously » (« The Sociology of the Future: Tracing Stories of Technology and Time », Sociology Compass, vol. 2, n° 6, November 2008, p. 1882).

[3] Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001.

[4] Pascal Combemale, « L’hétérodoxie encore : continuer le combat, mais lequel ? », Revue du MAUSS, 2/2007 (n° 30), pp. 71-82. URL : www.cairn.info/revue-du-mauss-2007-2-page-71.htm





Penser avec la science-fiction

28 10 2008

Les éditions Max Milo viennent de sortir la suite de la traduction des réflexions du théoricien et critique américain Fredric Jameson sur la science-fiction. Ce volume 2 de ces « Archéologies du futur » s’intitule Penser avec la science-fiction (288 p.) et il bénéficie d’une présentation alléchante.

Toutefois, il me semble que si la réflexion a pu être pionnière, elle mériterait d’être prolongée et développée sur d’autres aspects. Car derrière l’aspect littéraire, les œuvres de science-fiction offrent peut-être aussi une voie et un moyen pour ressaisir la vaste et importante question du changement social, de son anticipation et de sa maîtrise. Voire pour retrouver intellectuellement des prises sur celui-ci.

Pour une exploration de la science-fiction en ce sens, je renvoie au projet déjà présenté sur ce blog et aux recherches qui devraient le prolonger. En remettant en avant le rapport de la science-fiction au changement social, on devrait en effet pouvoir mieux discerner les implications politiques dont elle est porteuse, mais aussi son rôle potentiel comme élément de réflexivité collective.