Sur le côté obscur (de l’analyse) des réseaux

21 03 2013

À propos de :
Sean F. Everton, Disrupting Dark Networks, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.

Le compte rendu qui suit est aussi paru sur le site nonfiction.fr.

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Dans sa version dérivée des sciences sociales, l’analyse de réseaux peut être un outil puissant, a fortiori avec les possibilités offertes par les avancées informatiques[1]. Utile et puissant pas seulement pour les sociologues et les chercheurs de disciplines plus ou moins proches. Autrement dit, pas seulement pour des travaux académiques, mais aussi pour des usages correspondant davantage à des enjeux sociaux. La question est de savoir entre quelles mains un tel outil peut tomber et à quelles fins il peut être utilisé.

Disrupting Dark NetworksOn peut d’autant plus se poser cette question en voyant passer un livre récent (dont quelques éléments directement accessibles en ligne sont aussi fournis par l’éditeur et l’auteur), qui montre les potentialités de cet outillage et les applications possibles dans des stratégies « contre-insurrectionnelles ». L’ouvrage a été écrit par Sean F. Everton, un professeur d’une école navale militaire américaine. Comme l’indique le titre (Disrupting Dark Networks, Cambridge University Press, 2012), il vise les réseaux « noirs » ou « obscurs », ceux qui sont clandestins ou jugés illégaux[2], et il propose d’expliquer comment l’analyse des réseaux sociaux peut donner des moyens de suivre, déstabiliser, voire démanteler ce type particulier de réseaux. Différentes méthodes et logiciels sont en effet aujourd’hui disponibles et permettent de faire des topographies de ces configurations sociales sur une multiplicité de paramètres. Le postulat reste que le comportement des acteurs (individus, groupes ou organisations) est fonction de leurs liens et relations avec d’autres acteurs au sein des réseaux dont ils font partie. Comme illustration, le livre se sert du cas concret d’un réseau « terroriste » actif en Indonésie (mettre le mot « terroriste » entre guillemets peut être justifié compte tenu des usages extensifs du terme qui ont été faits cette dernière décennie par les agences et services de sécurité américains[3]). Sur un réseau de ce type comme pour d’autres, si des données sont disponibles, il est possible de mesurer et de visualiser son degré de cohésion, de centralisation, etc., ces éléments topographiques pouvant alors devenir des indicateurs de la stabilité du réseau et de son efficacité. L’approche est également censée permettre de suivre les changements dans la structure du réseau, en essayant de repérer conjointement les facteurs qui ont pu susciter ces changements (que ce soit dans le sens d’un renforcement, avec par exemple l’acquisition de financements, de matériels explosifs, ou d’un affaiblissement, avec par exemple la capture ou l’arrestation de dirigeants).

Évidemment, il serait naïf de croire qu’un tel outil est neutre, sans arrière-plan politique ou éthique. L’application pour des usages policiers ou militaires a de quoi soulever de lourdes questions. Qui va définir ce qui relève des « réseaux noirs » ? Sur quels critères ? Dans quelles logiques ? Il est permis de douter que certains utilisateurs de ce genre d’analyse de réseaux soient toujours animés des meilleures intentions[4]. Suffit-il pour des autorités de déclarer justes et responsables leurs interventions pour qu’elles le deviennent ? À partir de quels moments des opposants sont-ils considérés comme légitimes ou non ? Sur son blog, Sean F. Everton a évoqué lui-même le cas de Żegota, une organisation clandestine proche de certaines institutions catholiques qui a permis de cacher des Juifs pendant l’occupation nazie de la Pologne entre 1942 et 1945. Cette forme de résistance a eu la chance de pouvoir échapper à l’occupant, à une époque où croiser les informations était relativement difficile.

Un tel questionnement rejoint en fait celui plus général sur les usages sécuritaires des capacités croissantes de rassemblement et de traitement de grosses masses de données informatisées. Toutefois, on peut aussi montrer que d’autres utilisations sont possibles pour ce genre d’outillage, pour des buts restant foncièrement démocratiques[5]. L’enjeu pourrait être justement de développer également ces utilisations : pour aider à mieux percevoir les phénomènes de pouvoir, les reconfigurations des stratifications sociales, les processus de concentration de ressources…. Le chantier peut être au moins aussi vaste que celui visant le côté obscur des réseaux.


[1] Pour une présentation des possibilités, voir par exemple Alain Degenne, Michel Forsé, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, 2e édition, 2004 et Emmanuel Lazega, Réseaux sociaux et structures relationnelles, Paris, PUF / Que sais-je ?, 2e édition, 2007.

[2] En reprenant des éléments de définition déjà posés par d’autres spécialistes des réseaux. Cf. Jörg Raab, H. Brinton Milward, « Dark Networks as Problems », Journal of Public Administration Research and Theory, vol. 13, n° 4, October 2003, pp. 413-439.

[3] Sur le cas des mouvements environnementaux radicaux utilisant des tactiques de sabotage, voir par exemple Steve Vanderheiden, « Radical environmentalism in an age of antiterrorism », Environmental Politics, vol. 17, n° 2, 2008, pp. 299-318.

[4] Sean F. Everton est aussi conscient de ces aspects éthiques et les aborde dans le dernier chapitre de son livre.

[5] Cf. Yannick Rumpala, « La connaissance et la praxis des réseaux comme projet politique », Raison publique, n° 7, octobre 2007, pp. 199-220.





Sur le devenir rhizome des enjeux et projets collectifs

5 01 2013

La thématique du « développement durable » est un exemple presque idéal pour mettre en évidence la dimension rhizomatique qui joue de plus en plus dans la prise en charge des enjeux collectifs contemporains (Voir le chapitre 2 de Développement durable ou le gouvernement du changement total). Mais ce cas peut aussi rapidement soulever une autre question sur l’accentuation apparente de cette tendance. Poser la question en ces termes vise précisément à pouvoir conserver un regard pertinent sur la multiplication des possibilités de connexions et d’échanges, les recombinaisons qui peuvent suivre, notamment s’il s’agit de traiter des enjeux complexes et multidimensionnels.

Plus les sociétés humaines étendent leurs interventions dans le monde, plus se pose en effet la question de la coordination de ces activités. Pour être pérennes, il faut que ces activités puissent se faire sans interférer négativement les unes sur les autres. D’une certaine manière, la problématique du « développement durable » pose cette question en remettant en lumière l’importance des interdépendances et notamment le caractère incontournable des interdépendances écologiques. Face à un nombre croissant d’enjeux qui dépassent largement les localités et paraissent se situer à un niveau planétaire, ce sont aussi les réactions collectives qui ont essayé de viser ce niveau, que ce soit sous des formes institutionnelles (avec un développement des prétentions à construire une « gouvernance internationale » de l’environnement ou du « développement durable », même si les résultats sont loin d’être forcément convaincants) ou des formes militantes (par l’intermédiaire par exemple de coalitions d’ONG). Trouver des possibilités de coordinations à distance tend ainsi à devenir un enjeu plus prégnant. La saisie de cet enjeu peut favoriser la perception de nouveaux liens de solidarité, par exemple entre mouvements militants sur la base de préoccupations communes. Grâce aux facilités de communication, les acteurs intéressés peuvent se solidariser malgré les distances et en se rassemblant autour de soucis ou de valeurs partagés. Il devient d’ailleurs fréquent de voir les mouvements militants s’adapter en fonction des niveaux d’action envisagés.

Mille plateauxPlus largement, la forme du rhizome, celle du développement en réseaux pluriels, hétérogènes, se propageant de manière sous-jacente et multidirectionnelle (si l’on prolonge les inspirations de Gilles Deleuze en essayant de leur donner de la substance sociologique),  semble se retrouver dans toute une gamme de phénomènes multidimensionnels (à la fois spatiaux, institutionnels…) que d’abondantes littératures cherchent à appréhender à cause des profondes mutations dont ces phénomènes paraissent porteurs. Les reconfigurations en rhizomes apparaissent en effet présentes à la fois dans des tendances repérées communément par les termes de « globalisation »[1], d’« européanisation »[2], de « territorialisation »[3], etc. Le système institutionnel ressemble ainsi de plus en plus à un agencement rhizomatique où il devient difficile de trouver des lignes de démarcation entre des niveaux supposés différents.

Par les possibilités qu’elle ouvre, la généralisation des formes rhizomatiques a des effets sur l’interaction à distance. Elle permet ce que James N. Rosenau appelle des « proximités distantes » et c’est celles-ci qui sont selon lui désormais importantes à saisir : « the best way to grasp world affairs today requires viewing them as an endless series of distant proximities in which the forces pressing for greater globalization and those inducing greater localization interactively play themselves out »[4]. De fait, la dynamique couramment désignée sous le terme de « globalisation » correspond au développement d’une profusion de nouvelles normes censées jouer à un niveau global, provenant de discussions dans des organisations et rassemblements internationaux mais aussi de formes de mobilisations locales qui finissent par résonner entre elles et par se rejoindre en dépassant leur éloignement[5]. Bien entendu, ces déploiements rhizomorphes n’opèrent pas comme des espaces sans frictions. Ils restent soumis à une tension entre coopération et concurrence.

À l’instar des enjeux de « durabilité », la montée d’enjeux globaux favorise le développement de logiques réticulaires transnationales et transinstitutionnelles. On peut même avancer que tout projet collectif d’ambition globale devra nécessairement prendre la forme du rhizome, autrement dit être capable d’extension, de propagation, de ramification. Il devra pouvoir se situer sur plusieurs échelles d’action, ce qui posera donc aussi la question de leur articulation[6] et de la capacité à reconfigurer les compétences à la fois institutionnelles et territoriales. S’il s’agit de garder des bases analytiques pertinentes, mettre l’accent sur la dimension rhizomatique devrait permettre de prendre en compte les phénomènes de composition entre réseaux et l’existence de réseaux de réseaux.

La reprise de la cause du « développement durable » dans des sphères de plus en plus larges révèle, en même temps qu’elle en est le résultat, une recomposition des différents intérêts présents dans le sens de la convergence, autrement dit avec des déplacements apparents dans une même direction. Mais ce qui est aussi intéressant à montrer, c’est que l’ensemble peut alors former un vaste rhizome. Au-delà de son expansion, l’ancrage de la thématique du « développement durable » peut conjointement se lire comme le passage de configurations émergentes à des configurations consolidées, précisément grâce aux alignements successifs qui se réalisent à travers elles. Ces processus permettent la production d’un sens partagé, suffisamment malléable en tout cas pour qu’une large adhésion devienne possible. Tous les ralliés peuvent ainsi reprendre la thématique ou son label sans avoir le sentiment de devoir se lancer dans un travail de décodage, et même avec une souplesse d’adaptation pour ceux qui le vivent comme une concession obligée à l’air du temps.

Distant ProximitiesCes convergences réalisent ainsi une forme d’ordonnancement sans qu’il soit nécessaire de passer par un appareil surplombant, centralisateur, et un processus descendant. Le processus de coordination peut provenir d’une configuration polycentrique et avancer en empruntant les voies d’une gamme de réseaux différents, laissant la possibilité d’une pluralité de relations et d’une multitude d’ajustements plus ou moins alignés. C’est également par ces réseaux que vont circuler des savoirs et des modèles d’interprétation des situations. Au final, le projet est aussi rendu crédible par l’importance du vaste assemblage de réseaux qui le porte. De ce point de vue, la généralisation de la problématique du « développement durable » paraît révélatrice. Les agents du changement ne peuvent être ramenés à un ou des groupes particuliers, car c’est la dynamique des réseaux qui est importante. C’est par cette dernière que peuvent se produire des effets systémiques. Les chemins possibles pour faire entendre une voix, pour exercer une influence, peuvent ainsi être institutionnels, mais pas nécessairement.

Les fonctionnements en réseaux ne sont en fait pas nouveaux. Ce qui paraît en revanche plus nouveau, c’est leur dimension, plus précisément leur allongement tendanciel, du fait de l’extension continue de leurs ramifications. Les configurations sociales deviennent rhizomorphes parce que les circulations d’acteurs s’y font plus intenses, se réalisent dans des lieux diversifiés et peuvent produire des effets sur une pluralité de scènes. Les responsables d’organisation ne sont pas fixés à un bureau : ils se déplacent, échangent lors de multiples rencontres. Les discussions s’effectuent par une multiplication des réunions, conférences, colloques, échanges d’expériences qui mélangent d’une manière remarquable des acteurs supposés être à des niveaux différents ou provenir d’univers distincts. Tout cela change les conditions du travail gouvernemental.

À l’hypothèse, souvent reprise, de Luc Boltanski qui relie le développement des logiques connexionnistes à un « nouvel esprit du capitalisme »[7], ou à celle, également influente, de Manuel Castells qui associe l’avènement de la « société en réseaux » à l’entrée dans une « ère de l’information »[8], on peut alors en préférer une autre : les modes de fonctionnement en réseaux tendent aussi à s’imposer aux groupes et organisations à cause de la dimension rhizomatique prise par l’espace de traitement des problèmes (phénomène qui peut paraître conjointement lié à l’aspect rhizomatique des problèmes eux-mêmes). De fait, ce qui est à noter, ce n’est pas seulement la reprise, l’appropriation de l’image du réseau dans ces univers sociaux, mais aussi de plus en plus souvent son utilisation de manière réflexive, tendant à faire de la forme réticulaire un objet et un outil stratégiques.


[1] Pour l’aspect environnemental, voir par exemple « The Globalization of Environmentalism », in Jennifer Clapp and Peter Dauvergne, Paths to a Green World. The Political Economy of the Global Environment, Cambridge, MIT Press, 2005.

[2] Sur les politiques environnementales, voir par exemple Andrew Jordan and Duncan Liefferink (eds), The Europeanisation of Environmental Policy. European Union and Member State Perspectives, London, Routledge, 2004. Ou même plus largement de « supranationalisation », où là aussi on peut étendre l’utilisation de la notion de réseau. Voir par exemple Karl-Heinz Ladeur, « Towards a Legal Theory of Supranationality. The Viability of the Network Concept », European Law Journal, vol. 3, n° 1, 1997, pp. 33-54.

[3] Cf. Susan Baker and Katarina Eckerberg (eds), In Pursuit of Sustainable Development. New governance practices at the sub-national level in Europe, London, Routledge, 2008.

[4] Cf. James N. Rosenau, Distant Proximities. Dynamics beyond Globalization, Princeton, Princeton University Press, 2003, p. 2.

[5] Cf. Saskia Sassen, La Globalisation. Une sociologie, Paris, Gallimard, 2009.

[6] Comme le disait Olivier Godard à propos du « développement durable » : « Les scènes du développement durable ne peuvent donc être que des scènes d’articulation et de rencontre entre des composantes « descendantes » visant à représenter localement des exigences émanant d’autres niveaux, et des composantes « ascendantes » reflétant dans leur diversité les conditions du mieux-vivre ensemble local » (« Projets et recompositions par les échelles territoriales », Pouvoirs locaux, n° 34, septembre 1997, p. 35).

[7] Cf. Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[8] Cf. La société en réseaux (Vol. I de L’ère de l’information), Paris, Fayard, 2001 (nouvelle édition).





La médiation artistique comme autre voie d’exploration politique des réseaux

5 12 2010

Dans un article paru dans la revue Raison publique (« La connaissance et la praxis des réseaux comme projet politique »), j’avais écrit sur le potentiel politique d’une appréhension de nos sociétés par leurs réseaux, et plus précisément par leur traçage au sens propre du terme. J’ai découvert, mais a posteriori, l’œuvre de l’artiste américain Mark Lombardi, qui m’a forcément intéressé parce qu’il a tenté d’explorer, à sa manière, les « réseaux globaux » dans lesquels s’interpénètrent les milieux politiques et financiers.

L’idée qui guide son travail est en effet de représenter de manière stylisée des espèces de récits visuels, de structures narratives, sous forme de points et de flèches reliant des noms, des événements, des transferts financiers. Je mets ci-dessous quelques exemples, en étant bien conscient qu’un tel travail est difficile à rendre sur l’écran d’un blog, compte tenu des tailles originales des œuvres.

Même si ce travail artistique ne recherche pas la même rigueur scientifique que les graphes de la network analysis, plus conforme aux canons des sciences sociales, il est loin pour autant d’être dénué d’intérêt sociologique et il a aussi une certaine puissance d’évocation. Une des œuvres de Mark Lombardi, réalisée en 1999, a notamment pris un relief particulier après les attentats du 11 septembre 2001. Intitulée « George W. Bush, Harken Energy, and Jackson Stephens c. 1979-90 (5th version) », elle essayait en effet de retracer une affaire plus ancienne et, en plus de certains intérêts des milieux pétroliers, donnait par la même occasion à voir des liens qui rapprochaient les familles Bush et Ben Laden.

Le lecteur intéressé trouvera une brève présentation de cette forme de réflexion et d’expression artistique dans un article de Laurent Jeanpierre récemment paru dans le n° 759-760 de la revue Critique. L’article (« Manières de faire des graphes ») signale aussi d’autres artistes ou groupes d’artistes qui rejoignent le même genre d’inspiration et tentent de déployer d’autres représentations cartographiques, potentiellement stimulantes par les réflexions critiques et politiques qu’elles peuvent contenir et enclencher. On peut du reste se demander dans quelle mesure Mark Lombardi (l’artiste est décédé en mars 2000) aurait pu avoir envie de se saisir de révélations comme celles contenues dans le dernier flux de fuites diplomatiques de WikiLeaks, puisque ces révélations sont dans l’actualité.

Une incitation en tout cas à garder un œil sur l’« art contemporain » comme façon de réfléchir sur le monde tel qu’il va (à l’heure d’ailleurs où Sciences Po Paris tente de faire le même genre de choses, de manière plus institutionnelle, avec sa très latourienne École des Arts Politiques).





Autre monde, autres réseaux ?

10 03 2010

Quels leviers reste-t-il encore aujourd’hui pour les projets de transformation sociale, notamment ceux qui affirment qu’« un autre monde est possible » ? Question difficile, car l’époque semble être davantage aux doutes et aux désorientations. Construire une alternative politique suppose en effet de retrouver des prises sur notre monde et son évolution. Malheureusement, un certain fatalisme peut conduire à penser que les forces et dynamiques en jeu sont quasiment devenues insaisissables, notamment celles qui sous-tendraient la lame de fond de la « globalisation ».

De ce point de vue, les attentes de renouvellement théorique et pratique sont donc fortes. Dans un article paru en octobre 2007 dans la revue Raison publique (« La connaissance et la praxis des réseaux comme projet politique », téléchargeable en fichier pdf), j’avais essayé de voir dans quelle mesure une pensée et une praxis des réseaux pouvaient fournir une forme de secours. La proposition, avec les outils de la philosophie politique et des sciences sociales, visait plus précisément à tester s’il pouvait y avoir là, dans cette pensée des réseaux, un moyen de reconstruire un projet politique adapté aux configurations contemporaines.

Si notre monde devient un monde de réseaux (comme nombre d’analyses tendent à le confirmer), il faut en effet le saisir avec des outils du même ordre. Et c’est seulement après ce travail qu’il devient possible de réfléchir plus sérieusement à un « autre monde possible ». Pour prendre un exemple emblématique, Toni Negri, un des théoriciens actuellement influents dans la pensée radicale, évoque le rôle des réseaux et les formes de pouvoir qui en découlent, mais il ne pousse pas la réflexion autant qu’il le pourrait. Selon son analyse, le vaste appareil de gouvernement qui s’est installé et qu’il appelle « l’Empire » (notamment dans le livre du même nom) serait d’autant plus difficile à contrecarrer qu’il s’avérerait expansif, enveloppant, décentralisé et déterritorialisé. Et, si on continue à suivre ce type de perspective, ce serait dans et par les « multitudes » que de nouvelles formes de résistance devraient être amenées à se développer. Sauf qu’on peut aussi considérer que la construction d’une alternative politique n’a guère avancé si ces nouveaux réseaux de pouvoir restent dans une appréhension abstraite, lointaine et nébuleuse. Ces réseaux, comme je le proposais, il faudrait faire l’effort d’essayer de les tracer véritablement, pour au moins commencer à donner les voies permettant d’en sortir ou éventuellement de les reconfigurer, et c’est ensuite qu’il serait possible de fournir des bases aidant à reconstruire un véritable projet politique.

Certes, la tendance de l’époque paraît déjà être à vouloir tout tracer. Mais ce n’est pas tellement ce penchant à la surveillance et au contrôle disciplinaire qu’il s’agit d’encourager. À rebours de cette tendance, l’enjeu serait plutôt de faire en sorte que ce traçage généralisé des réseaux garde un potentiel émancipateur, donc surtout ne conduise pas à une dérive sous forme d’instrumentalisation policière ou autoritaire.

L’article, qui esquisse en trois étapes les grandes lignes d’un tel projet, est désormais accessible directement en ligne sur le site de la très dynamique et souvent très stimulante revue Raison publique.





De l’utilité de l’analyse de réseaux pour retrouver des prises politiques sur la technique

9 06 2009

Dans le cadre de mes recherches, j’avais entamé une réflexion de théorie politique sur l’intérêt de la notion de réseau pour reconstruire un projet politique adapté à notre époque. Dans ses grandes lignes, l’idée était de tracer les réseaux de notre monde pour pouvoir garder des prises sur ceux-ci et notamment des possibilités de reconfiguration (voir l’article correspondant). Des lecteurs de ce travail m’ont reproché d’avoir laissé de côté ou négligé la dimension technique. J’ai donc commencé à retravailler quelques pistes et, en attendant de les reprendre de manière plus approfondie, je profite de ce blog pour les mettre en discussion, si le sujet intéresse d’autres lecteurs.

Avec la densification de la présence technologique dans la plupart des activités humaines, un des enjeux est effectivement de garder visibles les options privilégiées dans les dispositifs et systèmes techniques, à l’image des initiatives visant pour les réseaux informatiques à maintenir les codes accessibles et les protocoles ouverts[1]. Reprenant la démarche du hacking sous une forme politique militante, l’« hacktivisme » restaure ce type de rapport réflexif à la technologie[2] : il est une manière d’ouvrir les boîtes noires des réseaux informatiques. Toutefois, l’hacktivisme se limite à l’informatique et l’enjeu serait de savoir si cet esprit peut être généralisé à l’ensemble de l’univers technique. Pour cette étape supplémentaire, il faudrait un gros effort collectif permettant de développer une forme élargie de « reverse engineering » (l’étude d’un artefact pour en retrouver les principes et mécanismes), mais rendre possible la généralisation d’une telle approche donnerait justement des appuis pour pouvoir prendre les réseaux techniques à rebours de leurs logiques de conception et de déploiement.

De fait, le recours à certains systèmes techniques plutôt qu’à d’autres a des implications qui ne sont pas simplement techniques. En matière d’approvisionnement électrique par exemple, les choix peuvent faire entrer dans des logiques et des réseaux différents. Entre soutenir des technologies décentralisées comme le solaire et privilégier des technologies basées sur des infrastructures lourdes comme le nucléaire, les corollaires ne sont effectivement pas les mêmes. De même, utiliser le vélo ou l’automobile n’est pas qu’un choix de mode de déplacement ; c’est aussi participer à des systèmes techniques différents, tant dans leur organisation que dans leur rapport au monde[3]. L’enjeu est donc que les citoyens puissent garder des prises sur les développements techniques, de façon notamment à rester conscients des conséquences de ces développements et des trajectoires sur lesquels ils peuvent engager[4]. Pour cela, il faut que soient disponibles des sources d’informations et des espaces de discussion, qui sont à chaque fois des appuis à construire en fonction des ressources et des possibilités du moment. Par rapport aux canaux traditionnels, le développement d’Internet a pu par exemple être saisi par des acteurs militants pour en faire un espace de vigilance, c’est-à-dire à la fois un nouvel et large espace de publication, de circulation, d’échange et de débat, utilisable selon les besoins et les occasions[5].

Internet a effectivement suscité beaucoup d’espoirs comme nouvel horizon de réflexion et d’expérimentation politique. Les efforts se multiplient pour en développer les potentialités. C’est tout l’enjeu, qui va bien au-delà des seuls aspects techniques, des mouvements qui défendent les logiciels libres et « open source »[6]. Si les outils et infrastructures numériques deviennent des pivots de la communication électronique en réseaux, leur nature et leur forme ont alors aussi une dimension philosophique et politique. Au-delà des invocations béates en direction des « nouvelles technologies de l’information et de la communication », il reste à construire ou maintenir les conditions (sociales, politiques, culturelles…) pour que ces réseaux numériques puissent devenir un point d’entrée pour l’ouverture des espaces de discussion des choix techniques et le développement de nouvelles citoyennetés (et en tout cas pas un nouvel appareil de contrôle).


[1] Sur le rôle et les enjeux pas simplement techniques mais aussi potentiellement politiques et culturels de ces protocoles, voir Alexander R. Galloway, Protocol. How Control Exists after Decentralization, Cambridge, MIT Press, 2004.

[2] Cf. Paul A. Taylor, « From hackers to hacktivists: speed bumps on the global superhighway? », New Media & Society, vol. 7, n° 5, 2005, pp. 625-646.

[3] Cf. Zack Furness, « Biketivism and Technology: Historical Reflections and Appropriations », Social Epistemology, vol. 19, n° 4, October 2005, pp. 401-417.

[4] Cf. Richard Sclove, Choix technologiques, choix de société, Paris, Descartes & Cie, 2003.

[5] Sur les avantages d’Internet et les possibilités ouvertes à large échelle, voir John Naughton, « Contested Space: The Internet and Global Civil Society », in Helmut Anheier, Marlies Glasius and Mary Kaldor (eds.), Global Civil Society 2001, Oxford, Oxford University Press, 2001, pp. 147-168.

[6] Cf. Samir Chopra and Scott Dexter, Decoding Liberation: The Promise of Free and Open Source Software, London, Routledge, 2007.

 

P.S. : La réflexion se prolonge dans un billet plus récent.





Cartographier le contemporain

4 01 2009

Pour garder des prises sur la complexité sociale et donc des capacités d’action politiques, encore faut-il trouver les outils pertinents. Dans un article publié fin 2007, je montrais la puissance potentielle de la notion de réseau et je proposais de l’utiliser plus concrètement. L’enjeu n’est pas seulement de pouvoir suivre l’évolution du monde. L’enjeu, d’autant plus dans le contexte agité de ce début de siècle, est aussi de sortir d’une situation d’« irresponsabilité organisée », pour reprendre l’expression d’Ulrich BECK : une situation liée au développement de ce qu’il appelle la « société du risque » et  qui se traduirait par la difficulté à retrouver et analyser les origines souvent multiples et entremêlées des risques produits par le système industriel avec l’avènement de la modernité (Cf. Gegengifte. Die organisierte Unverantwortlichkeit, Suhrkamp, 1988, traduit en anglais sous le titre Ecological Politics in an Age of Risk, Polity Press, 1995 ; voir notamment le troisième chapitre « Industrial Fatalism: Organized Irresponsibility »).

Faire ce type de constat est utile, mais il serait peu productif d’en rester là. Tracer et suivre les réseaux du vaste système économique contemporain permettrait justement de mieux saisir des enchaînements de causalité, et par suite d’éviter de dissoudre les responsabilités ou de les faire porter là où elles ne devraient pas. Voilà qui pourrait redonner des bases pour différencier des degrés de responsabilité, autrement dit pour aider à voir dans quelle mesure certaines situations problématiques sont à relier à tels groupes ou types d’acteurs occupant des positions particulières. Repenser l’appréhension des phénomènes sociaux en retrouvant les réseaux qui en font la trame serait alors une autre manière d’envisager l’action politique.

La totalité de l’argumentation est disponible dans l’article en téléchargement. Il peut être aussi lu directement en ligne.


Référence :

« La connaissance et la praxis des réseaux comme projet politique », Raison publique, n° 7, octobre 2007.

 





Tracer les réseaux pour se repérer dans notre monde et retrouver des prises sur son évolution.

25 08 2008

Pour une exploration récente de cette piste, à la fois pour la réflexion et pour l’action, voir l’article « La connaissance et la praxis des réseaux comme projet politique », publié dans la revue Raison publique, n° 7, novembre 2007.

Résumé :

Le monde contemporain est de plus en plus souvent décrit comme un vaste tissu de réseaux, mais comme tel, il est souvent perçu et vécu comme insaisissable. Devant cette image incapacitante, cet article vise à mettre en évidence la dimension potentiellement politique de l’analyse des réseaux, notamment dans ses versions développées en sciences sociales et, plus profondément, de la notion de réseau elle-même. Il s’agit de montrer qu’il peut y avoir là de quoi constituer un projet politique, en l’occurrence appuyé sur le souhait de mieux connaître cet univers réticulaire, mais aussi de pouvoir agir par rapport à lui.

Trois étapes sont proposées pour préciser comment peut se construire un tel projet politique. La première vise à déployer une connaissance des réseaux et met en avant l’utilité d’une démarche consistant à les tracer. La deuxième montre les possibilités qu’offre cette connaissance, notamment en permettant de se repérer dans un monde fréquemment décrit comme porté vers une complexité croissante et en aidant, grâce à un degré de réflexivité supplémentaire, à reconstruire des critères de choix de connexions dans ce monde. La troisième s’appuie sur ces points pour inviter à penser les capacités d’intervention dans les configurations réticulaires.

L’article peut être consulté en ligne ou téléchargé sous forme de fichier pdf.