Welcome to the Cyborgcene!

28 02 2023

Nous ne sommes pas dans l’anthropocène. Bienvenue dans le cyborgcène !

Pourquoi ? Parce que, tout bien considéré, la figure du cyborg, mélange de vivant et de machinique (ou d’artefactuel), vaut aussi désormais pour beaucoup d’écosystèmes. À la limite, c’est la planète elle-même qui s’est rapprochée de la forme cyborg. Son fonctionnement et celui des sociétés humaines sont pris dans un vaste appareillage technique, dont l’extension ne semble pas sur le point de s’arrêter. Plutôt que d’« anthropocène », mieux vaudrait peut-être alors parler de « cyborgcène », dans la mesure où la nouvelle couche géologique qui semble apparaître constitue en fait largement aussi une couche artefactuelle et technique…

Image via Darius Puia alias BakaArts.

Il est toujours difficile de nommer une époque, a fortiori quand on est pris dedans. C’est pourtant un bon moyen d’essayer de repérer les grandes forces agissantes. Quand la situation a profondément changé, il faut faire l’effort de qualifier la nouvelle qui en résulte. Les transformations terrestres ont déjà été d’une telle ampleur que le terme de « nature » est devenu de plus en plus difficile à employer et qu’il vaut peut-être mieux parler d’une « post-nature », comme le propose Jedediah Purdy. Quels que soient les termes, il n’est de toute manière plus possible de penser ce qu’il reste de « nature » en dehors de ses relations avec la technosphère produite encore et encore par les humains. Il est donc plus que temps de penser une éthique et une politique pour le cyborgcène !

Pour l’argument complet : Chapitre 1, in Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur, Ceyzérieu, éditions Champ Vallon, collection « L’environnement a une histoire », 2018.





S’évader de la Terre : plan B pour l’anthropocène ?

29 08 2019

« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. » On avait oublié cette fameuse phrase au moment d’écrire le texte qui suit et qui est en fait la version originale d’un article publié dans Libération, après quelques coupes de la rédaction. L’argument, qui était aussi le dernier épisode d’une série de l’été intitulée « Tentative d’évasions », est ainsi accessible de manière complète. Et si cette phrase de Jacques Chirac au sommet de la Terre à Johannesburg en 2002 prenait a posteriori un autre sens, une autre dimension ?

* * *

L’espèce humaine ne peut-elle avoir qu’un habitat et celui-ci ne peut-il être que la Terre ? Difficile de le croire si l’on suit les aspirations présentes dans les imaginaires et, spécialement, les multiples productions de science-fiction qui ont placé l’avenir humain dans un ailleurs plus ou moins lointain, qu’il soit celui des vastes étendues spatiales ou des mondes offerts par d’autres planètes. Une partie massive de ces productions, en littérature, au cinéma, dans les jeux vidéo, etc., a développé et poursuit un imaginaire de l’expédition et de la colonisation extra-terrestre. Dans cet élargissement d’un esprit d’aventure et de conquête, la Terre finit presque par apparaître comme un symbole d’enfermement. Une fascination exploratrice qu’on peut comprendre si on fait la comparaison avec un univers qui, lui, est infini. Les multiples déclinaisons de la série Star Trek sont typiquement dans cet imaginaire.

Mais il y a aussi un autre versant qui est déjà dans un imaginaire moins confiant, celui de l’exode, quittant la Terre pour des raisons subies plutôt que choisies. Autrement dit, pour trouver ailleurs des conditions plus supportables, plutôt que comme une extension d’un esprit pionnier ou d’appétits d’exploration à des échelles galactiques. S’il n’y a plus d’espoir sur place, que reste-t-il comme solutions ? Une de celles qui viennent rapidement et logiquement à l’esprit est celle de la fuite, du départ, de l’évasion. Dans un récent livre inquiet de l’avenir des Terriens, le sociologue philosophe Bruno Latour réfléchissait à l’enjeu écologique global à partir de la question, reprise en titre : Où atterrir ? (La Découverte, 2017). Mais l’autre option, qui paraît prendre forme et imprégner certains imaginaires, ressemble plutôt à un : Où partir ? Une injonction différente, donc. S’évader d’un environnement devenu inhabitable… Transporter l’humanité ou quelque chose qui la perpétue autre part, en espérant trouver une planète de rechange avec des conditions relativement favorables… Dans ce cas, s’il y a départ, ce n’est pas parce qu’il serait dans la nature de l’espèce humaine de pousser l’exploration toujours plus loin. Il ne s’agit plus de « conquête spatiale ». Ou alors avec un sens et un but différent…

La fiction accueille des questionnements sociaux diffus, les métaphorise, les transfigure. Et la science-fiction peut-être avec encore plus de force et de puissance évocatrice… C’est pour cela qu’il est intéressant, et presque révélateur, de regarder plus attentivement un type de scénario déjà présent dans les imaginaires, celui qui paraît décrire un plan de secours au cas où les humains ne pourraient plus habiter sur Terre.

De manière symptomatique, c’est le message qui transparaît, en version cinématographique à grand spectacle, dans Interstellar de Christopher Nolan (2014). à suivre le postulat posé au début du film, la planète n’offre plus d’espoir de vie correcte à ses milliards d’habitants. Les espaces terrestres sont menacés d’être ravagés à cause de tempêtes de poussière récurrentes et à grande échelle (comme une réminiscence du Dust Bowl américain des années 1930, mais dont l’origine n’est pas vraiment précisée). D’où des difficultés pour l‘agriculture, vitales de fait, et le maïs semble être l’une des rares cultures encore possibles, mais sans certitude que même cette possibilité puisse durer. La solution prise comme une évidence par les personnages du film semble alors de chercher une autre planète, même dans une autre galaxie, pour que l’humanité puisse poursuivre son existence ailleurs. Un message implicite donc très ambigu : quitter la Terre plutôt qu’essayer de la préserver…

S’échapper du berceau planétaire peut trouver d’autres justifications, comme celle de la pression démographique. Dans le répertoire des solutions hypothétiques, une autre manière de desserrer cet étau serait l’expansion humaine en dehors de la Terre, autrement dit en envoyant une partie des humains sur d’autres planètes ou dans l’espace. Le départ vers d’autres cieux éloignés, vers des « colonies de l’espace », pourrait être vu comme une solution pour « dépeupler » la Terre et retrouver de l’« espace vital », sur la planète originelle elle-même et en même temps ailleurs. Ces « colonies de l’espace » sont celles que l’on retrouve dans le film Blade Runner et qui étaient déjà évoquées dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, le roman originel de Philip K. Dick (1968).

AuroraL’hypothèse selon laquelle la survie de l’espèce humaine dépendrait d’un exode vers le cosmos a en fait été amplement utilisée dans des multiples variantes dans la fiction. Par exemple à travers la figure de l’arche spatiale ou du vaisseau générationnel. Autrement dit, un vaisseau où pourraient vivre plusieurs générations d’humains, en reproduisant notamment des écosystèmes dans une espèce de monde clos, de façon à pouvoir voyager sur des distances gigantesques à des vitesses qui ne peuvent dépasser celle de la lumière. L’idée est déjà présente dès la fin des années 1920 et a bénéficié d’une variété de mises en scène plus ou moins développées pour d’innombrables destinations plus ou moins hypothétiques. Même avec un relatif confort, ce genre de voyage peut être long, très long… Si celles et ceux qui embarquent n’auront que peu d’espoirs de pouvoir contempler le lieu d’arrivée, ils pourront en revanche raisonnablement le souhaiter pour la ou les générations suivantes. Aurora du romancier américain Kim Stanley Robinson (2015, traduit récemment en français chez Bragelonne) est une manière de raconter les exigences et contraintes qu’un tel voyage place sur les vies humaines.

Mais pourquoi vouloir absolument transporter des humains éveillés et « vivants » ? Au cinéma, Interstellar à nouveau met précisément deux plans de secours collectif en compétition : l’un, massif, d’évacuation générale de la Terre vers une autre planète habitable ; l’autre, plus léger, privilégiant la survie de l’humanité comme espèce, par le transport d’ovules humains fécondés et conservés par congélation. Sans surprise pour ce type de blockbuster, l’initiative est américaine. L’équipe et le héros envoyés en mission spatiale exploratrice n’ont plus pour tâche de sauver le monde existant, mais de trouver un autre monde, tâche plus simple apparemment…

Plus récemment, Passengers (2016) est un autre film qui reprend le thème de l’arche spatiale et qui peut être vu autrement que comme une simple romance entre deux de ses occupants malencontreusement réveillés au cours de ce qui devait juste être un long et imperceptible voyage de 120 ans (mais sans ses inconvénients : fatigue, vieillissement, etc.). Passengers part d’un postulat similaire, puisque le vaisseau est censé transporter quelques milliers de personnes en hibernation vers une planète forcément moins surpeuplée et plus accueillante que la Terre.

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Passengers (Réal. : Morten Tyldum, 2016)

Ces exemples de fictions ne sont plus dans le mythe de l’exploration au-delà des frontières. Ils retrouvent à leur manière un autre mythe, celui de l’Arche de Noé transposé dans un cadre marqué par la nécessité d’affronter une autre apocalypse imminente. Fût-il fictionnel, ce thème des arches stellaires est au demeurant une manière de poser des questions intéressantes transposables pour la Terre. Typiquement : comment gérer des ressources rares sur des durées longues, si possible en trouvant des moyens de les restaurer au fur et à mesure ?

Si le départ s’impose et à défaut de trouver d’autres planètes habitables, l’imagination peut donner comme autre espoir de trouver un accueil dans des habitats spatiaux artificiels, flottant ou naviguant dans le vide intersidéral. Quelle part de la population pourrait ainsi partir ? Toute dans l’hypothèse que fait le film d’animation Wall-E (2008), si la Terre dans sa totalité n’est plus qu’une vaste décharge laissée au nettoyage de robots. Comme partis sur un gigantesque paquebot en croisière spatiale de luxe, les humains ont lâchement fui et continué à s’avachir dans un confort qui les a rendu obèses et paresseux, dépendants de serviteurs robotisés, incapables de se déplacer sans leurs sièges flottants du fait de leur poids et n’ayant plus qu’une consommation abêtissante pour donner un reste de sens à leur vie. Dans le film Elysium (2013), le départ est réservé aux plus fortunés. Le film de Neill Blomkamp reprend un schéma courant où la Terre reste surpeuplée, miséreuse de surcroît, et où une minorité aisée a réussi à recréer des conditions de vie très enviables sur une station spatiale. L’imposant satellite artificiel mis en orbite reproduit un paysage de quartier résidentiel bourgeois, une espèce de Beverly Hills de l’espace, avec équipement médicalisé de pointe dans chaque maison et un système de défense militarisé pour protéger l’ensemble des incursions que pourrait tenter la plèbe terrestre.

Dans tous ces cas, le salut passerait alors par la poursuite des solutions technicistes, mais sous une autre forme que celles applicables au globe originel. D’ailleurs, disposer de capacités techniques pour partir coloniser le système solaire ne signifie pas nécessairement que puissent être résolus des accumulations de problèmes écologiques laissés souvent pendants sur Terre. Le registre spéculatif de la science-fiction n’est pas seulement celui d’une croyance dans un progrès technologique qui puisse forcément offrir toutes les solutions. C’est aussi une façon de réintroduire une part de réserve ou de méfiance. 2312 de Kim Stanley Robinson (2012) laisse par exemple penser que les sociétés humaines ne parviendront pas à corriger les dégâts qu’elles ont faits, malgré les avancées techniques rendues disponibles. Ces dernières arriveront trop tard…

Il est frappant de retrouver une part de cet imaginaire de l’évasion dans des projets plus concrets et récents comme ceux d’Elon Musk et de Jeff Bezos. On connaît les ambitions martiennes du premier et de sa société SpaceX vouée à la construction de véhicules spatiaux. Pour Jeff Bezos, le fondateur et patron d’Amazon, il s’agit, voire il est presque vital pour l’humanité, de déplacer l’industrie lourde ailleurs que sur Terre. Loin en apparence du commerce en ligne qui a fait sa fortune, sa société Blue Origin affiche pour ambition de prendre la Lune comme première étape.

outlandLa migration vers d’autres corps célestes ou vers des habitats spatiaux serait pourtant compliquée à de nombreux points de vue, et même les auteurs de science-fiction peuvent en être conscients. Évidemment, les difficultés techniques et physiques à résoudre sont colossales, ne serait-ce par exemple que pour les ressources énergétiques à mobiliser. Avec une conquête spatiale à plus large échelle viennent évidemment d’autres problèmes pratiques, puisqu’il faudrait prévoir d’importantes quantités de matériaux pour construire les vaisseaux, stations orbitales et équipements nécessaires. En science-fiction, l’imaginaire de l’exploration spatiale est d’ailleurs aussi souvent un imaginaire minier, dont il n’est pas anodin de pouvoir constater la présence en arrière-plans de nombreux films (Alien, Outland, Avatar, etc.) et récits littéraires. Tout se passe comme si le terrain avait été préparé pour une impulsion qui est déjà là dans les réalités actuelles. Des initiatives d’acteurs économiques envisagent en effet déjà l’exploitation minière d’astéroïdes, voire imaginent de manière anticipatrice l’espace (et ses autres mondes) comme un vaste réservoir de ressources.

Reflet d’un trouble et d’un péril écologique global, le terme anthropocène est de plus en plus souvent utilisé pour essayer de qualifier la situation particulière dans laquelle se retrouve l’humanité, celle d’une nouvelle ère géologique qu’aurait engendrée la trajectoire technico-économique, productiviste et expansive, devenue dominante. À certains égards, ces fictions de l’exode spatial mentionnées précédemment sont déjà dans un post-anthropocène : l’imaginaire de voies de sortie, certes peu séduisantes pour beaucoup d’entre elles, mais qui fonctionne comme une forme de démonstration des capacités et de l’inventivité humaines. Rassurant si l’on considère que les astronomes semblent capables de découvrir un nombre croissant d’exoplanètes ? De toute manière, il faudrait avoir l’assurance de pouvoir trouver des environnements et milieux qui ne soient pas trop hostiles. Un tel départ et de tels périples signifieraient en tout cas de longues séries d’épreuves, que la fiction aide aussi à imaginer. Pour les représentants de l’espèce humaine prêts ou contraints au départ, reste à espérer ne pas rencontrer d’espèces concurrentes aussi invasives et arrogantes que la leur…





Hors des décombres du monde : désormais en librairie !

30 08 2018

Depuis quelques années, je réfléchis en politiste sur l’intérêt (notamment politique donc) de la science-fiction et la façon dont elle peut aider à (re)penser les enjeux écologiques qui marqueront inévitablement les prochaines décennies et probablement au-delà. Le livre qui réunit l’ensemble de ces réflexions est désormais disponible en librairie. Ce qui tombe bien pour  la « rentrée des idées », puisqu’il permet d’y remettre quelques augures désagréables (catégorie « Angoisses sociales » dans le journal Le Monde).

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Présentation :

L’humanité doit-elle se préparer à vivre sur une planète de moins en moins habitable ? Comment adapter l’équipement intellectuel collectif pour éviter une telle situation ? Et pourquoi pas en recourant à la science-fiction et à son potentiel imaginaire ? En considérant les profondes transformations du monde avec le regard évolutif de la science-fiction, ce livre ne se contente pas de montrer que ses déplacements dans le temps et dans l’espace sont riches de toute une imagination écologique, en littérature comme au cinéma. De cette masse de récits et de représentations peuvent en effet être aussi dégagées des expériences et des ouvertures inspirantes, aidant à réfléchir, éthiquement et politiquement, sur les manières pour une collectivité de prendre en charge les défis environnementaux. La science-fiction, au-delà de ce qu’elle peut susciter comme espoirs (les plus) démesurés ou inquiétudes (les plus) pessimistes, comme découragements devant les menaces annoncées ou sursauts de conscience, offre à la réflexion, en plus d’un réservoir imaginaire, un support de connaissance susceptible de nous aider à habiter les mondes en préparation. Et, peut-être, à avancer vers de nouveaux possibles et une autre éthique du futur…

Le sommaire est également disponible sur le site de l’éditeur.





« La force contraignante peut ne pas provenir des humains. »

18 07 2017

Le texte qui suit est la version longue d’un entretien retranscrit partiellement dans le dernier numéro du magazine Usbek & Rika. La place limitée a finalement amené quelques coupes. L’entretien, accompagné en bonus d’une liste de films commentés, fait partie d’un dossier intitulé de manière volontairement provocatrice : « Faut-il une bonne dictature verte ? ». Difficile en effet de penser qu’une telle option puisse être satisfaisante. Plutôt démanteler le système qui produit les problèmes ! S’il fallait lui chercher une utilité, l’imaginaire de la science-fiction en trouve une forte sur des questionnements de ce type, précisément par les lignes de fuite qu’il expose. Pour faire un peu de « teasing », c’est que je montre dans mon prochain livre (Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur), à paraître dans quelques mois (si tout se passe bien). S’il y a une part d’évasion dans la science-fiction, elle réside dans les mondes préfabriqués vers lesquels elle amène (dans le futur ou ailleurs que sur Terre), mais aussi dans la construction d’alternatives. Cet entretien est une occasion de donner un aperçu, un peu de biais certes, de ce que sera l’esprit du livre.

* * *

U&R : Dans votre essai intitulé « Et la science-fiction entra elle aussi dans l’anthropocène », vous expliquez que, comme toujours avec la SF, le futur a changé en même temps que le présent, et que nous anticipons désormais de plus en plus de mondes où entre en compte la capacité de l’humain à se sauver d’une planète détruite, et à y aménager sa survie. Quelle rupture peut-on identifier entre la science-fiction « écodystopique » d’avant l’écologie et celle d’aujourd’hui ?

Les enjeux écologiques n’échappent pas à cette espèce de règle, en effet. Les représentations du futur sont logiquement liées aux espoirs, interrogations et inquiétudes suscitées par le présent, dans les situations observables, mais aussi et peut-être surtout dans les tendances qui paraissent perceptibles. Ce que j’essayais de signaler, ce n’était pas tellement une rupture, mais le poids croissant d’une interrogation diffuse que la science-fiction en quelque sorte amplifie : savoir comment habiter un monde ou, davantage en résonance avec des aspects environnementaux, savoir comment garder une planète habitable. D’où de fortes implications : l’arrière-plan n’est plus un simple décor. C’est comme s’il réagissait, ou menaçait de réagir, à ce qui lui a été fait. Je prends la SF comme cette espèce de bonne ou mauvaise conscience (selon le point de vue) qui ramène la vaste question des conditions pour qu’un monde soit habitable. Habitable, au sens large d’ailleurs, même si mes travaux antérieurs m’ont surtout amené à investiguer la dimension environnementale. Mais pas tellement à la manière des études, notamment celles de l’écocritique américaine, qui ont fait l’histoire de l’intégration des enjeux écologiques dans la science-fiction et avec lesquelles on peut effectivement repérer différentes phases, avec leurs marqueurs symboliques, comme a pu l’être Soleil vert à un moment de résonance particulière de certaines préoccupations. En fait, ce qui m’intéresse est davantage la façon dont on peut activer des réflexions éthiques et politiques grâce ou à partir de ces mondes préfabriqués par la fiction.

U&R : Contrairement à des univers comme ceux de Star Wars ou Star Trek, on retrouve souvent dans ces films des systèmes politiques dictatoriaux, mis en place pour réguler le rapport à l’apocalypse.

Refaire ce parcours cinématographique peut effectivement avoir pour intérêt de montrer comment des enjeux et des imaginaires écologiques y trouvent différentes résonances. Dans leurs expressions, cela peut aller de l’espoir de pouvoir sauvegarder quelques restes de biodiversité sur des vaisseaux spatiaux, comme dans Silent Running, jusqu’aux différentes variétés de cinéma post-apocalyptique (La route, etc.), en passant par le Dune de David Lynch, qui met en image les sévères conditions de vie sur la planète désertique imaginée dans le roman de Frank Herbert.
Des formes de questionnement écologique, on peut en trouver dans les séries également, comme dans Battlestar Galactica, où se pose aussi la problématique de la gestion de ressources rares, puisqu’il s’agit de continuer à faire vivre ce qu’il reste d’humains sur quelques vaisseaux condamnés à errer dans l’espace.
Cela dit, même si le fond paraît plus léger, un des intérêts de la série des Star Wars, ou d’autres récits proches du space opera, est aussi de faire voyager entre différentes planètes et de montrer ainsi qu’elles peuvent être plus ou moins facilement habitables. Nombre de films montrent ce test symbolique : le moment où les protagonistes retirent le casque de leur scaphandre parce que l’environnement paraît sain ou respirable.

U&R : C’est souvent à la nature que l’humain se remet à obéir, après avoir trop longtemps ignoré les lois fondamentales…

Pas forcément. Pour revenir à la question des représentations de schémas autoritaires, ils ne sont pas repris dans la SF sur le mode du simple décalque par rapport au monde « réel ». Ce qui permet de poser des interrogations à nouveaux frais. Par exemple, la force contraignante ou oppressive pourrait ne pas provenir des humains. C’est là qu’on retrouve l’angoisse de la domination par les machines. Si l’on revient au postulat d’origine de Matrix, c’est presque par obligation que celles-ci ont dû se nourrir de l’énergie des corps humains. C’est parce qu’elles ont été privées de l’énergie solaire par des stratèges humains qui espéraient gagner la guerre contre elles en obscurcissant artificiellement le ciel. Dans un des dialogues en forme de réquisitoire, c’est aussi le comportement prédateur de l’ensemble de l’espèce humaine qui fournira presque une justification supplémentaire à son asservissement.
Wonderful DaysDans un autre registre, le film d’animation sud-coréen Wonderful Days peut être vu comme un questionnement sur les moyens de faire prévaloir une justice environnementale. En l’occurrence, c’est par la lutte de ceux qui subissent les situations dégradées marquant la majeure partie de la Terre de 2142. Ils ont face à eux une ville réservée pour l’élite, Ecoban, espèce de bulle à l’abri de la pollution et qui a même pour particularité d’utiliser cette dernière comme ressource énergétique. Mais Ecoban, presque comme une métaphore de notre système économique, va manifester un besoin croissant en énergie, et ses représentants vont être prêts pour cela à générer encore plus de pollution, ce qui va engendrer la révolte des exclus maintenus de force à l’extérieur.

U&R : Finalement, la seule dictature que l’on retrouve à tous les coups, c’est celle de nos erreurs, commises de notre plein gré.

Philosophie politique et science politique ont été marquées par des débats pour distinguer tyrannie, despotisme, dictature, autoritarisme, etc. Si l’on revient aux origines du terme, la dictature suppose plutôt que le régime qui s’est mis en place est le résultat d’un processus relativement légal et ayant réussi au départ à se parer d’une certaine légitimité. En ce sens, en réfléchissant rapidement, je ne vois guère que Carnival, le roman d’Elizabeth Bear (malheureusement pas traduit en français), où, à nouveau, sont mises en scène des machines intelligentes et implacables (« the Governors ») qui se voient confier, même si c’est plus sous la forme d’un coup de force, l’ensemble de la gestion des ressources naturelles et énergétiques de la Terre. Jusqu’au point, en effet, d’y réguler les comportements individuels et collectifs de manière autoritaire, sans guère hésiter à l’ajustement démographique (« Assessment ») en éliminant la part de population suspectée d’exercer une pression écologique trop lourde. On a un peu le même schéma dans Ciel 1.0. L’hiver des machines de Johan Heliot. Un autre cas ou type serait ce que j’ai appelé le « conservationnisme autoritaire », exemplifié dans La cité de perle de Karen Traviss, où les humains sont traités comme une vulgaire espèce invasive par l’entité extraterrestre qui a pris en charge la protection de la planète sur laquelle ils arrivent. Et là aussi, éliminés brutalement lorsqu’ils ne respectent pas les règles (implicites) auxquelles ils étaient censés se soumettre. Mais oui, en effet, il y a tout un ensemble de représentations où le régime oppressif et les contraintes écologiques que subissent les humains apparaissent justifiés par leurs errements (plus que leurs erreurs, car ils semblent rester aussi malgré tout souvent conscients des conséquences de leurs comportements). Comme si leur irresponsabilité leur revenait en boomerang…

U&R : On pense aussi, immanquablement, à Avatar, où les colonisateurs humains sont finalement chassés de Pandora. Ce film étant le plus gros succès de l’histoire du cinéma, diriez- vous qu’il a modifié le paysage écodystopique hollywoodien ?

Avatar est plus proche d’un autre type que j’ai appelé la « spiritualité naturelle ». Dans le film, si les colonisateurs humains finissent vaincus, c’est, comme une espèce de morale de l’histoire, parce qu’ils n’ont pas (ou plus) l’énergie spirituelle ou l’appréhension spirituelle encore présente chez les habitants originels de Pandora, qui eux n’ont pas perdu les liens avec leur « nature » et un rapport apparemment plus intime, plus respectueux du monde qui les entoure. Cette figure, c’est un opposé métaphorique d’un capitalisme vampire qui n’a plus d’âme, mais simplement des besoins pulsionnels, ceux liés à la dépendance à des substances (énergétiques en l’occurrence) qui semblent permettre de maintenir un système en vie pour une période presque indéfinie. L’extractivisme forcené, on le retrouve après Avatar en effet, métaphorisé sous une autre forme dans Oblivion, de manière plus détournée puisqu’il semble cette fois provenir d’une force extraterrestre. En fait, Oblivion est un film pleinement politique, dans le sens où le système qui exploite doit masquer sa domination : quoi de mieux pour y faire participer que de faire croire que c’est pour le bien-être collectif (toute ressemblance avec la course à la croissance économique ne pourrait être évidemment fortuite…).
Pour aller au-delà de ces exemples, il peut paraître logique que les interrogations diffuses sur le devenir écologique de la planète percolent dans les productions culturelles. Ce qui peut être passionnant, c’est d’observer non seulement les schémas récurrents ou la variabilité des formes prises par les représentations induites, mais aussi ce qui peut s’y enclencher comme réflexivité collective. Les processus de production des blockbusters sont probablement plus complexes, mais c’est effectivement intéressant de voir la part d’inconscient environnemental ou politique qui peut s’y exprimer. Je ferais d’ailleurs volontiers l’hypothèse que les possibilités liées aux effets spéciaux ne sont pas sans conséquences sur les représentations véhiculées. Mais là, c’est un autre champ d’études.
En tout cas, de mon point de vue, il serait dommage de ne pas se saisir de cette espèce de refoulé collectif lorsqu’il fait retour, et c’est aussi ce que j’essaye de faire en cherchant à pousser la réflexion un cran plus loin. Ce n’est pas parce qu’il s’agit de SF que ces supports culturels ont moins de valeur que d’autres, et j’espère même parvenir à montrer qu’on peut profiter de ces explorations spéculatives pour reconstruire autrement une éthique du futur.

 





Science Fiction As a Path to Explore the Future of the Anthropocene and Worlds in Preparation

7 07 2016

Paper (available on request) to be presented at the 3rd ISA Forum of Sociology (“The Futures We Want: Global Sociology and the Struggles for a Better World”) in the Panel “Framing Discourses, Action and Collective Imaginaries about Environmental Issues”, University of Vienna (Austria), Sunday, 10 July 2016.

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Abstract:
Should humanity prepare for life on a less and less habitable planet? As suggested by the term “anthropocene,” visible traces are no longer mere scratches on the planetary surface. If, given the magnitude of human activities, the challenge is to think about their consequences, it is useful to explore what imaginative foundations can be used as a basis for collective reflections. From this point of view, science fiction may have the advantage of having anticipated the movement. By initiating and accumulating thought experiments, it offers a cognitive reservoir and a reflexive medium. Its representations are also a vehicle for interpreting the world. One of the few places where one can see “future generations” live, act and organize is science fiction and its imaginary constructions.
The method proposed here is to consider these fictional works as a form of problematization (in the sense of Michel Foucault). Starting from these bases, the proposed contribution will be organized in three sections. The first will show how science fiction, when it deals with ecological dimensions, can be in its way a problematization of planetary habitability and of issues that underpin the notion of anthropocene. The second will show the limits of the classical divide between utopia and dystopia and propose a reopening of the possible modes of apprehension of imaginable futures, precisely by considering the science fiction narrative as a vector of projective exploration of the future. While defending the idea that it is better to take science fiction productions as lines of flight (in the sense of Gilles Deleuze), the third section will aim at identifying and classifying science fiction that, in environmental matters, searches for new or different directions (particularly compared to the currently dominant model). The contribution will thus seek out adaptation pathways that appear closer to the register of hope.





Et la science-fiction entra elle aussi dans l’anthropocène…

11 10 2013

Le titre de ce billet reprend celui de ma postface au recueil de nouvelles de Thomas Day, Sept secondes pour devenir un aigle, paru le mois dernier. Le Bélial, éditeur du recueil, a repris le texte sur son site pour le mettre en accès libre. J’en profite donc pour faire de même (avec aussi, pour celles et ceux qui préfèrent, une version au format pdf).
Sur le site de  l’éditeur sont aussi disponibles une interview de Thomas Day, une autre de l’illustrateur Aurélien Police, et une enfin de l’auteur de ladite postface.

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7 secondes pour devenir un aigleQui aurait envie de vivre sur une planète de moins en moins habitable ? Peu de personnes, assurément. C’est pourtant un futur de plus en plus craint et, singulièrement, le futur que semble nous promettre une large part de la science-fiction. Comme si elle extrapolait les tendances inquiétantes qui semblent en cours. De fait, en quelques millénaires, les capacités de l’espèce humaine ont considérablement augmenté, au point qu’elles semblent désormais saturer et menacer les fonctionnements écologiques de la planète. De sa planète même, pourrait-on préciser, puisque semble également émerger une forme de conscience collective de ce changement fondamental. Les êtres humains ont pendant des siècles aménagé le monde pour leurs besoins et désirs ; ils doivent maintenant réaliser que l’ensemble de leurs activités peut aller jusqu’à transformer la biosphère au plus profond de ses mécanismes régulateurs.

Un mot existe, récemment proposé, pour désigner la puissance ainsi acquise: celui d’anthropocène. Le terme, qui déborde maintenant les milieux scientifiques qui l’ont promu, est censé signaler l’entrée récente (à l’échelle temporelle de la planète) dans une ère géologique nouvelle, où l’espèce humaine est devenue une force capable d’altérer l’ensemble du système terrestre. Et, au surplus, à un rythme qui paraît sans précédent dans le déroulement des temps géologiques. Les traces visibles ne sont plus de simples égratignures sur la surface planétaire. Les données, connaissances, rapports qui s’accumulent alimentent les inquiétudes. L’unité de compte est devenue le nombre de planètes Terre qui seraient nécessaires à une humanité qui poursuivrait son développement en restant accrochée aux logiques actuellement dominantes. La modernité industrielle s’est installée comme si elle n’avait pas besoin de tenir compte des milieux dans lesquels elle puisait, de l’environnement sur lequel elle s’appuyait. Ce temps semble révolu.

Les conséquences sont importantes pour l’ensemble des activités humaines. Y compris, bien sûr, celles de l’imaginaire. Pour toutes les œuvres à venir qui prétendront représenter le devenir de l’humanité, les environnements, les milieux écologiques, les substrats biologiques ne pourront plus être un simple décor. Ce sera aussi le cas pour la science-fiction, et elle a d’ailleurs peut-être l’avantage d’avoir anticipé le mouvement. Ces enjeux écologiques, elle a déjà contribué à les mettre en scène et, très probablement, ils seront plus souvent présents comme des rappels récurrents des situations dégradées qui sont en train d’être produites. Pour le lecteur attentif, ce recueil est aussi une manière de rappeler ces enjeux, par petites touches, sans forcément d’ailleurs relever intimement de la science-fiction.


Perception diffuse d’un changement global et imprégnation de l’imaginaire

Shikata ga naiL’accumulation des menaces sur l’environnement et la biosphère imprègne déjà les imaginaires de la fiction. Les inquiétudes sont telles que la fin de ce monde, ou au moins de la civilisation actuelle, est devenue une hypothèse non seulement envisageable, mais aussi propice à de nombreuses formes de mise en scène (sans être forcément péjoratif). Dans la littérature de science-fiction, des romans devenus classiques, comme Soleil vert (1966) d’Harry Harrison, et Tous à Zanzibar (1968) de John Brunner, décrivaient déjà les effets de la surpopulation et les conséquences de la surexploitation des écosystèmes. La production fictionnelle dans ce type de veine a largement été enrichie depuis, à mesure que les risques ont paru davantage perceptibles. La science-fiction apocalyptique est devenue un sous-genre foisonnant, dans lequel les menaces environnementales peuvent être poussées à leur paroxysme. Forcément propice à la dramatisation, la catastrophe écologique a elle aussi été soumise aux règles de la spectacularisation, et personne n’est plus vraiment surpris de la voir maintenant figurer parmi les ingrédients cinématographiques courants. Au point même que les images d’une « vraie » catastrophe nucléaire, comme celles de l’accident de Fukushima, et du type de vie collective qui lui fait suite (que la nouvelle « Shikata ga nai » de ce recueil retravaille à sa manière) peuvent donner une impression de déjà-vu.

En tout cas, le moins que l’on puisse dire, c’est que la science-fiction ne manque pas de scénarios pour imaginer comment une civilisation se délite suite à un effondrement progressif ou rapide. Ce faisant, son art est de déconstruire les fondements de sociétés supposément avancées, montrant aussi leur fragilité potentielle ou, au minimum, leur contingence. Les représentations produites et véhiculées sont importantes, parce qu’elles fournissent un cadre de perception et d’interprétation des situations et des problèmes. Habiter le monde, c’est aussi devoir concéder une certaine forme de dépendance à son égard.


La science-fiction comme manière de représenter le rapport des espèces pensantes à leur habitat

La science-fiction a saisi de multiples façons la faculté de mettre en scène les rapports des espèces pensantes à leur habitat, que ce soit l’espèce humaine ou d’autres espèces extraterrestres. À leur manière, les œuvres du genre donnent aussi à voir ce que peuvent devenir les milieux de vie, en fonction de la manière dont ils sont traités par les humains ou les êtres qui les occupent. Ces propositions imaginaires permettent de représenter ce que pourraient être les capacités d’adaptation de ces milieux. Par exemple jusqu’au point où ces milieux pourraient être intensément exploités et mis en péril.

L’espèce humaine dans son ensemble s’est dangereusement rapprochée de ce point, et la question maintenant est peut-être même de savoir s’il s’agit d’un point de non-retour. Ainsi, en matière de climat : la « condition Vénus », l’hypothèse qui sert de repoussoir dans le roman Bleue comme une orange (1999) de Norman Spinrad, en représenterait l’aboutissement irréversible, celui d’un monde rendu difficilement vivable par un réchauffement généralisé.

Si l’espèce humaine est capable de détruire la planète, est-elle aussi capable de la préserver ? Est-elle capable de tenir compte des mises en garde que pouvaient déjà constituer des œuvres classiques comme Soleil vert, dans lequel la pollution a annihilé les possibilités de vie végétale et animale ? Une part incompressible d’optimisme peut certes conduire à maintenir une confiance dans l’intelligence collective, mais des choix devront être faits. Si préserver la planète suppose certains abandons dans les modes de vie, que choisit-on d’abandonner ? De ce point de vue, il est intéressant de repérer et d’examiner ce que la science-fiction garde de notre monde actuel, ce qu’elle retire, rajoute (car c’est là une des marques constitutives du travail imaginaire auquel elle sert de cadre).

Prenons un des symboles majeurs du modèle civilisationnel qui s’est développé au siècle dernier. Est-il par exemple encore possible d’imaginer un futur sans voitures, vu leur présence massive et centrale dans les systèmes de mobilité d’aujourd’hui ? Partout où elle s’est développée, l’automobile a fortement contribué à configurer l’espace, notamment urbain, à transformer les paysages, à cyborgiser les déplacements humains.

Certains pourraient trouver un espoir en voyant démenties des projections qui furent récurrentes dans la science-fiction. Les villes européennes de ce début de XXIe siècle ne sont pas celles des voitures volantes (et donc pas celles des embouteillages aériens), mais celles du retour du tramway et de la promotion de la bicyclette.

Les conditions laissées, il va falloir de toute manière les gérer. Le futur est déjà là. Du temps, il en faudra en effet beaucoup pour pouvoir faire évoluer des structures urbaines devenues expansives et tentaculaires. Les choix urbanistiques ont des effets sur des durées longues et les routes, bâtiments, infrastructures, construits aujourd’hui resteront probablement longtemps dans les paysages.

En panne sècheLes possibilités d’évolution sont compliquées par la dépendance aux énergies fossiles. La science-fiction a abondamment montré comment l’épuisement du pétrole pouvait devenir problématique et remettre en cause jusqu’aux modes d’organisation sociale (En panne sèche [2007] d’Andreas Eschbach en est un bel exemple). La description de villes surpeuplées a aussi été une manière de faire résonner les craintes sur la capacité de la planète à supporter une pression démographique croissante. Comment accueillir et faire vivre une population humaine plus nombreuse ? L’humanité décrite par Robert Silverberg dans Les Monades urbaines (1971) a réussi à gérer la surpopulation, mais au prix de sa concentration dans de gigantesques tours.

L’entrée dans l’anthropocène, c’est donc surtout l’entrée dans l’ère où les humains vont devoir apprendre à penser et agir en pensant systématiquement aux conséquences de ce qu’ils font. À moins d’innovations technologiques grandioses, les gaz à effet de serre envoyés dans l’atmosphère y resteront probablement longtemps présents. Idem pour les plastiques et la masse de déchets qui sont ainsi disséminés, que ce soit sur les terres ou dans les océans.

Quel monde va être transmis ? Avec quelles contraintes ? Avec quelles concessions à faire en termes de confort ? Ce qui passe maintenant pour des commodités communes et quotidiennes (accès à l’eau, multi-équipement domestique, etc.) risque d’être sérieusement perturbé. Ce confort n’est plus garanti et les journées pourraient être rythmées par de nouvelles contraintes, plus désagréables. Il y a ce type d’anticipation dans Babylon Babies (1999) de Maurice G. Dantec, où les douches sont minutées et leur durée est limitée pour économiser l’eau (ce type de dispositif est aujourd’hui disponible sur le marché, mais pas encore obligatoire).

L’humanité adaptera donc peut-être son quotidien et ses modes de vie. Mais qu’est-ce qui sera perdu, et peut-être à jamais ? D’un autre côté, les humains ont une propension à rajouter quantité d’artefacts dans leur environnement. De quelles machines vont-ils continuer à s’entourer ? Et de quelle énergie vont-ils nourrir ces machines ? Plasma (1995) de Walter Jon Williams montre bien qu’accéder de manière presque magique à une énergie puissante peut se payer d’un certain prix, potentiellement élevé, qui peut accroître fortement les tendances oligarchiques et les inégalités sociales.

Comment l’humanité peut-elle aussi éviter de se faire déborder par les flux de matières qu’elle a elle-même produits? Dans l’imaginaire de la science-fiction, même les civilisations les plus évoluées semblent aussi devoir penser à la manière de gérer leurs déchets. Même l’Étoile noire, symbole ultime de la puissance technique et destructrice dans Star Wars, a des déchets à éliminer (et donc des broyeurs qui permettent d’ajouter quelques péripéties).


La (re)découverte de l’enjeu de l’habitabilité terrestre

Lorsqu’elle touche aux questions d’écologie, ce que redécouvre et problématise la science-fiction, c’est l’enjeu de l’habitabilité terrestre. Dit autrement, sous forme de question : comment faire pour que la planète soit encore habitable ? Cette interrogation, la science-fiction la traduit dans une esthétique, et même, poussons cette hypothèse, dans une forme d’éthique. Sous ce dernier angle, l’habitabilité dépasse alors la question de l’occupation d’un espace ; elle renvoie aussi à la préservation de conditions de vie pour des collectivités. En l’occurrence, des collectivités qui, pour leur partie humaine, sont de plus en plus obligées de réfléchir à leurs propres conduites, de revenir sur ce qu’elles font autour d’elles.

L’espèce humaine a colonisé les écosystèmes, souvent sans les ménager. Quel que soit l’espace envisagé, son habitabilité n’est pas garantie (jamais, même) : elle peut être dégradée par une exploitation trop intensive, par des pollutions et des nuisances, elles-mêmes résultant pour une large part des modes de production et de consommation dominants. L’habitabilité peut aussi dépendre d’éléments qui ne sont pas directement visibles et dont les effets ne se font sentir que par accumulation, comme la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, conséquence de plus en plus problématique d’un mode de développement énergivore et de l’enfermement dans une trajectoire « thermo-industrielle » (pour parler comme le sociologue des techniques Alain Gras).

Comment l’humanité va-t-elle faire pour satisfaire ses besoins d’énergie croissants ? Les consommations énergétiques sont-elles condamnées à croître ou peuvent-elles être réduites? Par quelles difficultés l’épuisement des réserves pétrolières peut-il se payer ? Par une régression technologique et politique, à l’image de celle que Robert Charles Wilson utilise comme hypothèse dans Julian (2009) ? Voire par une forme de libération générale de la prédation et de la violence, comme dans la série des Mad Max ?

Cette habitabilité ne peut plus être envisagée dans un rapport simplement local, mais doit désormais être pensée à une échelle globale (ou plutôt écouménale, pour insister sur les aspects relationnels et reprendre la belle notion d’écoumène, subtilement retravaillée par le géographe Augustin Berque). La science-fiction a un temps d’avance sur ce que rendre une planète habitable veut dire. Plus précisément, elle a déjà tenté d’imaginer ce que signifie climatiser une planète. Par des formes de convergences entre les représentations mentales, la science-fiction résonne ainsi avec les ambitions montantes de la « géo-ingénierie ».

De plus en plus souvent présentée comme un recours possible, la « géo-ingénierie » n’est qu’un fantasme de transformation de la planète elle-même en machine. Elle vient comme une pièce supplémentaire dans ce qui s’apparente de plus en plus à la production d’une « technonature ». Pour éviter les effets perturbateurs des évolutions climatiques globales, l’ambition est rien moins que d’intervenir dans les processus bio-géo-physico-chimiques, par exemple en fertilisant les océans pour augmenter les capacités de photosynthèse du phytoplancton, ou en libérant des particules dans la haute atmosphère pour modifier le rayonnement solaire.

Lumière noireÀ ce courant d’idées s’ajoute une autre tendance par laquelle la question écologique se trouve traduite dans une conception gestionnaire appliquée à tout ce qui pouvait auparavant relever du « naturel ». La biosphère et ses systèmes écologiques sont appareillés, numérisés, modélisés (ce que touche pour partie Bleue comme une orange, de Norman Spinrad, à travers l’enjeu de la modélisation du climat, mais il n’avait pas été jusqu’à imaginer que des quotas d’émissions de CO2 puissent être cotés sur un marché de type boursier). Tous ces éléments « naturels » sont en train de rentrer dans une espèce de comptabilité planétaire, que les développements d’une instrumentation scientifique rendent davantage possible. Ces éléments deviennent calculables, justiciables d’un traitement rationalisé et assimilables dans des cycles de production et de consommation. Le substrat environnemental est transformé en « ressources », en « capital naturel », en « services écologiques », et peut alors devenir l’objet d’une forme de maintenance, à l’image de toute entité machinisée. Et, dans cette logique techniciste, si des problèmes subsistent, peut-être seront-ils résolus grâce à l’aide d’intelligences artificielles, dont la science-fiction a déjà aussi anticipé l’arrivée. Certains penseurs et promoteurs de la Singularité (un stade futur où les machines surpasseraient l’intelligence humaine) sont plus optimistes que la nouvelle « Lumière noire » de ce recueil, puisqu’ils font confiance aux intelligences artificielles pour trouver les solutions aux problèmes de gestion des ressources naturelles. Les puissances de calcul et les capacités de ces machines seraient censées faire mieux que les esprits d’humains potentiellement inconséquents ou insouciants.


Résonances entre imaginaires démiurgiques

Cette macro-ingénierie appliquée à la biosphère, qui semble s’ébaucher, a des aspects démiurgiques, ou au moins résonne avec des imaginaires démiurgiques. Comme s’il était possible de réparer la planète, de réparer son climat ou tout écosystème abîmé. La technologie, sous la forme d’une « géo-ingénierie », viendrait à la rescousse pour réduire les risques de changement climatique.

Cette climatisation de la planète ressemble fortement à ce que la science-fiction avait exploré avec l’idée de terraformation. Sauf que la terraformation s’appliquait plutôt à d’autres planètes que la Terre, puisqu’il s’agissait de modifier leurs milieux originels pour que puissent y vivre des colons humains. On peut faire l’hypothèse que cet imaginaire de la terraformation n’est pas étranger aux différents types d’initiatives prétendant aider à réajuster le climat terrestre. Il faudrait faire l’histoire de l’idée de terraformation, examiner ses liens et rapprochements avec celles d’ingénierie climatique.

À supposer que les solutions de la « géo-ingénierie » soient possibles techniquement, elles auraient un certain nombre d’étapes politiques à franchir. Il faudrait des accords internationaux, ne serait-ce que pour en répartir le coût et l’organisation. Planétologiste deviendra peut-être alors un nouveau type d’expertise, une fonction officielle, comme sur Arrakis, la planète aride qui sert de décor à Dune. Dans les romans de cette série commencée par Frank Herbert, certaines planètes disposent de satellites permettant de contrôler la météorologie et d’infléchir le climat. Aider à transformer les contrées désertiques en vaste jardin devient ainsi une perspective envisageable, comme dans Les Enfants de Dune (1976).

En cas d’erreurs, les initiatives de « géo-ingénierie » pourraient-elles être corrigées ? Qui serait considéré comme responsable ? Un auteur inspiré pourra au moins trouver la matière pour raconter l’histoire d’une expérience de « géo-ingénierie » terrestre qui aura mal tourné.


Confirmation de la fin de la « nature »

Ethologie du tigreDans l’anthropocène, il ne sera plus possible de parler de « nature ». Ou en tout cas plus de la même façon. L’idée ne fait plus sens. La question n’est même plus celle de la place de l’humanité dans la « nature ». La relation a changé. Si tant est qu’il soit encore possible de parler de « nature », celle-ci sera désormais une production humaine. Le vivant est devenu manipulable jusque dans son patrimoine génétique. Même les régions les plus reculées subissent de manière plus ou moins indirecte l’influence humaine. La nature « sauvage » n’a plus sa place que dans des espaces limités. Ou peut-être la croise-t-on encore fortuitement, sous forme fantomale, comme ici, dans « Éthologie du tigre », lors de la construction d’un complexe hôtelier à la lisière de la jungle cambodgienne.

Il est devenu commun pour des milliers d’individus d’aller chercher de la « nature » sous une forme simulée, marchandisée, réaménagée dans des parcs récréatifs, tels ceux vendant leurs séjours en promettant de retrouver l’espèce d’idéal de la petite maison en forêt. Pour les espaces paraissant préservés, l’impression de beauté « naturelle » ne serait plus en fait que le résultat d’un travail assimilable à une forme de jardinage.

Pour nourrir les populations concentrées dans les villes, y verra-t-on aussi fleurir des fermes verticales, à l’instar de ces projets architecturaux rassemblant cultures végétales et élevage dans les étages d’un nouveau type de tours ? Des sortes de serres enfermées dans des bâtiments et où l’utilisation de tous les intrants, les conditions climatiques, pourraient être rationalisées et automatisées. Production locale certes, sans coûteux transports, mais marquant une étape supplémentaire dans l’artificialisation des relations avec la «nature». Les formes de culture qui se développent sur les toits des villes seront peut-être une étape permettant (par une voie indirecte) d’acclimater l’idée.

Certes, une Terre jardinée peut paraître offrir un avenir plus enviable que celui totalement artificialisé de la planète Trantor, qu’Isaac Asimov a placée comme capitale de l’Empire galactique dans ses romans de la série Fondation. L’urbanisation, tout en ayant permis de concentrer une population de quarante-cinq milliards d’habitants, a fini par couvrir l’ensemble de la planète, non seulement en surface, mais aussi loin en profondeur. Dans ces conditions, Trantor, même si elle donne l’illusion de la puissance, est condamnée à faire venir sa nourriture d’autres mondes, ce qui est presque une métaphore de ce que sont devenues les grandes métropoles d’aujourd’hui et de leur dépendance à l’égard des approvisionnements extérieurs.

TjukurpaL’avenir semble donc être à la simulation de la « nature ». De fait, les modes de vie urbains ont progressivement réduit la conscience des cycles «naturels» (à commencer par la compréhension des processus permettant de produire la nourriture consommée quotidiennement). Les générations futures préféreront d’ailleurs peut-être la seconde nature des mondes virtuels, celle qui offre presque toutes les possibilités de (re)création et dont le « RêVe » de la nouvelle « Tjukurpa » serait une version possible, peuplée et aménagée au gré des fantasmes du concepteur dans une forme de retour aux origines du monde et de fidélité maintenue à la culture aborigène. Ou alors, ce sera une forme d’échappatoire à la « réalité », comme celle qui a déjà fait les beaux jours des romans cyberpunk et qui, dans une fusion de l’esprit avec les machines, permet d’occuper le temps à l’écart de la grisaille et de l’agressivité latente de cités devenues elles-mêmes cyborgs.

Que la «nature» devienne davantage une production humaine ne signifie pas pour autant l’entrée dans le règne de la prévisibilité et de la certitude. Beaucoup de connaissances restent encore à acquérir sur les processus écologiques et biosphériques. L’espèce humaine était dedans ; elle y sera encore plus. Autrement dit, elle en sera encore plus dépendante, au fur et à mesure qu’augmentera la conscience d’en affecter les fonctionnements. La planète est plus qu’un grand mécanisme ; elle ne sera pas une espèce de gros automate manipulable avant longtemps.


Sur la participation de la science-fiction à la construction d’une éthique du futur

S’il s’agit d’acquérir une forme renouvelée de conscience collective, la science-fiction a des avantages à proposer : elle sort l’espèce humaine du présentisme et la remet dans le temps long (ou au moins, dans un temps plus long). Sous forme imagée, elle rappelle que la puissance technologique comporte aussi des enjeux éthiques et politiques, notamment parce que le développement de cette puissance et son utilisation renvoient à des responsabilités.

7-secondes-webCette éthique peut être vécue comme une affaire personnelle. Pour le héros de Zodiac (1988) de Neal Stephenson, comme pour d’autres militants écologistes, c’est un combat contre les industries polluantes et leurs pratiques douteuses. Combat, en effet, parce qu’il faut parfois en arriver à des méthodes vigoureuses. Ou sinon finissent par éclater des convictions portées à incandescence, sous forme de micro-résistances poussées à bout, comme celle de Johnny, l’Indien de la nouvelle « Sept secondes pour devenir un aigle », essayant de préserver ce qui reste d’un ancien monde. Avec le désespoir et la résolution de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Johnny la Vérole a peut-être compris que certains acteurs économiques avaient davantage de responsabilités que d’autres. Mais il n’a éliminé qu’un protagoniste, pas changé le système.

Le maintien d’une habitabilité planétaire oblige aussi à penser l’être-en-commun. La raréfaction des ressources va-t-elle alors supposer des formes de sobriété collective ? Quelle serait la version future des cartes de rationnement ?

La technologie sert souvent de refuge à ceux qui espèrent pouvoir garder les avantages de notre monde actuel. Pour partie, ce sont aussi ceux qui pensent que l’avenir de l’humanité se joue dans les laboratoires de recherche. Une bonne part des œuvres de science-fiction conserve une inclination vers les technologies lourdes. L’intensité technologique va-t-elle continuer à augmenter ? Des solutions techniques peuvent-elles remplacer des fonctions « naturelles » ?

D’autres propositions radicales arrivent aussi dans les discussions. Va-t-on aller jusqu’à manipuler le génome humain pour faciliter l’adaptation au changement climatique ? Certains pourraient penser que ces manipulations sont moins risquées que celles de la biosphère par la « géo-ingénierie », et que de toute manière, c’est aux humains d’assumer le prix de leurs errements. L’idée a par exemple été émise de réduire la taille des humains pour qu’ils consomment moins d’énergie (sous forme de nourriture notamment), et ainsi réduisent leur empreinte écologique. Comme les capacités de manipulation de la part biologique de l’humain deviennent croissantes, d’autres idées viendront sans doute à être explorées dans ce sillage, à commencer, par exemple, par l’augmentation de la résistance à la chaleur et à la sécheresse, que certains jugeraient sans doute plus efficace que les « distilles » qui équipent les Fremen et assurent leur hydratation dans le monde désertique des romans de Frank Herbert. La solution génétique paraîtra plus rapide en tout cas que d’attendre l’adaptation de l’espèce humaine par des processus évolutifs « naturels ». Bref, si l’habitabilité de la planète paraît se réduire, il peut y avoir des tentations de proposer l’adaptation de la biologie humaine comme la solution (au bout du compte) la plus commode. Ce dilemme était aussi présent dans Ciel brûlant de minuit, un roman de Robert Silverberg publié en 1994 et mettant en scène la confrontation des options possibles face aux dérèglements écologiques accumulés.

Ces solutions ne sont encore (heureusement, diraient sans doute beaucoup) que des solutions hypothétiques, et des amateurs de science-fiction prendront probablement plaisir à les travailler. Du côté de leurs avantages supposés, comme du côté de leurs inconvénients potentiels. Comment en effet être sûr que des innovations techniques présentées comme solutions n’auront pas d’effets indésirables ? Ou qu’elles ne donneront pas lieu à des usages détournés, à l’instar de ces projets militaires américains qui envisageaient de pouvoir utiliser des techniques permettant de modifier des conditions climatiques ou environnementales ?

Ou alors la solution ultime sera la fuite vers l’espace, sur d’autres planètes ou dans des satellites artificiels. Comme dans le film d’animation Wall-E (2008), pour fuir une Terre ensevelie sous les déchets…


Préalables à toute incursion imaginaire dans le futur de l’anthropocène

L’un des rares endroits où l’on peut voir vivre, agir, s’organiser les «générations futures» (et pour cause) est la science-fiction et ses constructions imaginaires. Si l’on s’y fiait uniquement, ce qui va leur arriver serait plus qu’un immense défi. L’avenir écologique de la planète y apparaît souvent imaginé dans le registre dystopique (avec différents niveaux : de la dégradation avancée à la catastrophe complète). C’est presque devenu un truisme de dire que la science-fiction est désormais majoritairement alarmiste ou pessimiste. La répétition des mêmes figures peut même finir par lasser. Il est plus rare de pouvoir trouver des imaginaires plus positifs. Les œuvres fictionnelles semblent en effet avoir plus de difficultés à imaginer une société qui serait parvenue à un état ou un niveau d’avancement plus respectueux de la « nature ». Autrement dit, il paraît plus facile d’accentuer des traits négatifs perceptibles dans les tendances actuelles et de produire des visions servant facilement de repoussoirs.

Pourquoi y en a-t-il si peu ? Cette quasi-absence pose en effet question. Pourquoi ne serait-il possible d’imaginer pour l’humanité un autre horizon que celui de la catastrophe écologique ? Pourquoi paraît-il plus difficile de construire par l’imagination un monde se situant dans un futur désirable? L’extrapolation des tendances actuelles mènerait-elle inévitablement vers un futur répulsif ?

La science-fiction peut aider à garder les esprits en éveil : face aux évidences apparentes, aux impressions de permanence et de normalité. Au vu des contraintes qui pourraient fortement peser avec l’entrée dans l’anthropocène, la science-fiction doit peut-être réinventer le futur, ouvrir une nouvelle gamme de potentialités. Son devoir, davantage encore, est peut-être de suspendre les hypothèses qui dominent le monde supposé réel et qui reconduisent les logiques du présent. C’est en effet l’un des rares espaces intellectuels où peuvent être radicalement repensées les conditions d’existence futures.

Quelles régulations les collectivités humaines peuvent-elles réussir à mettre en place ? Habitabilité pour tous ? Pour une majorité ? Pour une minorité ? Qui pourra (encore) bénéficier d’un environnement préservé ? Dans La Vérité avant-dernière (1964), roman de Philip K. Dick, une minorité se partage la surface terrestre tandis que le reste de la population reste enfermée dans des abris antiatomiques, occupée à fabriquer des armements robotisés pour une guerre censée se dérouler en dehors.

Pourquoi une réflexion sur l’imaginaire écologique de la science-fiction pourrait-elle devenir importante ? Parce que cet imaginaire est aussi un territoire où s’affrontent différentes tentatives pour l’occuper ou l’orienter. Certaines grandes entreprises ont bien commencé à voir que, dans l’occupation de ce territoire, il y avait aussi un moyen de façonner le futur. C’est pour ce genre de raison (et guère par souci de soutenir des expressions artistiques) qu’Intel, la multinationale connue pour ses microprocesseurs, soutient par exemple un programme baptisé « The Tomorrow Project ». En gros, les explorations de science-fiction y sont vues comme des espèces de prototypes de possibles développements technologiques futurs. Sous le titre « Green Dreams », un concours de nouvelles a même été organisé sous l’égide de la branche américaine de ce « Tomorrow Project » afin de promouvoir non pas une utopie (presque un gros mot dans le contexte américain), mais un « futur soutenable » et « optimiste ».

Forcément, dans ces exercices de créativité intellectuelle, les enjeux ne sont pas que des enjeux techniques. Même si tout cela, vu de loin, ne paraît être que spéculation, les enjeux impliqués vont au-delà et contiennent une part de politique (au sens de ce qui touche les affaires collectives). Pour rester sur les questions écologiques, un imaginaire techniciste dominé par la « géo-ingénierie » et la biologie synthétique n’a évidemment pas les mêmes implications qu’un autre plus sensible à des formes de sobriété conviviale moins versées dans le high-tech. Par la construction d’hypothèses diversifiées, la science-fiction peut aussi avoir un rôle à jouer dans la façon dont la collectivité humaine va penser la manière d’habiter la planète. La seule qu’elle a. Pour l’instant au moins, car l’ailleurs planétaire reste davantage encore de la science-fiction…