Au plan des idées, et donc par les récits et leur contenu, la science-fiction peut être aussi un vecteur d’exploration et de découverte. A fortiori, même si cela peut paraître paradoxal, lorsque les repères semblent difficiles à trouver dans le contemporain. D’où le titre de ce billet qui reprend celui d’un article paru il y a quelques semaines (« Littérature à potentiel heuristique pour temps incertains. La science-fiction comme support de réflexion et de production de connaissances »), dans le numéro 15 de la revue Methodos. Savoirs et textes sur le thème « Philosophie et littérature ». Vu de loin, le postulat de l’article a un aspect peut-être curieux et justifie donc quelques explications (ce qui suit reprenant ainsi en fait le début de l’introduction).
Quand l’époque semble être à l’accélération, pour reprendre le titre d’un récent livre du sociologue allemand Hartmut Rosa, autrement dit quand tout semble aller plus vite (les évolutions techniques, le changement social, etc.), l’enjeu est de pouvoir garder des prises intellectuelles, justement pour éviter de se retrouver emporté sans capacité de réagir. De fait, semble s’accumuler une masse de questions qu’il est devenu difficile de penser au présent, avec des bases de réflexion risquant d’être de moins en moins adaptées. Celles qui sont disponibles sont face au défi d’un ensemble de transformations cumulées que décrit avec un autre vocabulaire expressif le sociologue Zygmunt Bauman, à savoir l’avènement d’une forme « liquide » de modernité, touchant les assises de certitudes qui pouvaient paraître ancrées dans la tradition et les structures institutionnelles. La perception désormais courante, comme essaye ainsi de le formaliser ce type de métaphore et d’analyse, est celle d’un monde qui semble entré dans une période de changement radical, fondamentalement déstabilisant, voire incontrôlable du fait d’un rythme apparemment aussi de plus en plus rapide. Dans ce contexte historique de transformations multidimensionnelles, l’horizon collectif ainsi décrit ne semble plus que nébulosité : les menaces écologiques s’accumulent ; les dynamiques économiques, inscrites dans des cadres globalisés et opacifiés, tendent à se transformer en turbulences, de plus en plus rapprochées et pouvant affecter profondément les conditions de vie ; des trajectoires technoscientifiques paraissent engagées sans que leur maîtrise soit assurée ; des institutions relativement établies voient leur caractère structurant et leurs capacités de régulation s’effriter ; les repères symboliques et culturels semblent ballottés au gré des multiples flux de communication ; aux signes de fragmentation sociale ne semblent répondre que d’autres signes de tensions identitaires. Et le tableau pourrait être largement complété pour donner une image encore plus incertaine des conditions futures de la vie collective.
Comment traiter alors d’enjeux qui s’esquissent et qui paraissent aussi lourds de conséquences potentielles que d’indéterminations ? Comment (re)trouver des prises sur ce qui est en devenir et qui pourrait composer le futur ? Par son ancrage assumé dans l’imaginaire, la science-fiction ne vient pas forcément parmi les appuis les plus évidents. Et pourtant, elle peut constituer un matériau ayant aussi une pertinence. La science-fiction, par sa capacité à soulever des questions, à les mettre en scène, peut également donner matière à réfléchir. Si l’on souhaite alors pousser l’analyse, il est possible d’en faire autre chose que des exercices de commentaire littéraire. Précisément, ce matériau, reconsidéré pour d’autres formes d’exploration, peut aussi être incorporé dans un processus de production de connaissance.
Pourquoi s’appuyer sur ce travail imaginaire ? Parce qu’il a des dimensions multiples. La science-fiction propose certes des récits, mais peut aussi être envisagée comme un espace de production d’idées, et spécialement d’idées nouvelles ou originales. En installant et en accumulant des expériences de pensée, elle offre un réservoir cognitif et un support réflexif. Ses représentations sont aussi un vecteur d’interprétation du monde. Plus précisément, cette voie fictionnelle peut être une manière de réinterpréter des problèmes et des situations, d’avancer des formes d’interrogations par un déplacement dans un monde différent, reconfiguré.
La suite de l’article, qui développe plus longuement l’argument et permet de donner plusieurs séries d’illustrations, est directement accessible en ligne.
Référence : « Littérature à potentiel heuristique pour temps incertains. La science-fiction comme support de réflexion et de production de connaissances », Methodos. Savoirs et textes, n° 15, 2015. URL : http://methodos.revues.org/4178