Imaginer l’avenir des retraites dans un monde cyberpunk ?

28 03 2023

Jusqu’où iront les « réformes » des retraites ? Parfois, on finit par craindre que l’imaginaire du cyberpunk ne nous rattrape autrement que sur les aspects les plus technologiques… L’écrivain américain Rudy Rucker avait imaginé une solution radicale pour régler le « problème » des retraites et le coût qu’est censé faire peser leur financement sur la collectivité. Dans le roman Software (New York, Ace Books, 1982), afin d’éviter les tensions liées à l’effondrement du système de sécurité sociale (annoncé alors pour 2010), les vieux baby boomers récalcitrants ont été envoyés en Floride, État devenu une sorte de réserve mais où ils se retrouvent condamnés à vivre dans la pauvreté.

« Trop de personnes âgées. C’était la même explosion démographique qui avait amené le baby-boom des années 40 et 50, la révolution de la jeunesse des années 60 et 70, le chômage massif des années 80 et 90. Maintenant, l’inexorable processus de digestion du temps avait livré au XXIe siècle cette masse humaine ingurgitée comme la plus grande charge de personnes âgées qu’une société ait jamais connue. » (Traduction personnelle)

Toute une population rassemblée, jusqu’à la fin de son existence, pour ne plus être laissée ailleurs…

D’ailleurs, probablement vaudrait-il mieux ne pas crier trop fort que la science-fiction contient un large lot de solutions encore plus radicales où il n’y a carrément plus besoin de « réforme » des retraites… En espérant donc que certains textes ne tombent pas entre de mauvaises mains…

Celles et ceux que le sujet intéresse pourront aller voir en guise de synthèse un ouvrage collectif sorti justement en début d’année sur les représentations de l’âge et de la vieillesse dans les imaginaires de science-fiction :

Sarah Falcus & Maricel Oró-Piqueras (eds), Age and Ageing in Contemporary Speculative and Science Fiction, London, Bloomsbury, 2023.





Elon Musk, personnage de science-fiction ?

13 07 2022

Il est toujours important de comprendre d’où viennent les imaginaires des acteurs qui sont en position de pouvoir changer le monde, ou au moins de pouvoir y imprimer fortement leur marque. Et c’est le cas aussi pour Elon Musk, dont il est difficile de ne pas voir à quel point il emprunte à l’imaginaire de la science-fiction. D’où le texte ci-dessous, qui est en fait la version initiale d’un article paru dans Le un hebdo (N° 397, 18 mai 2022), version qui a dû être légèrement réduite et adaptée pour des raisons de format. S’agissant d’Elon Musk, autant que tout le monde soit prévenu…

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Si Elon Musk fascine, ce n’est pas seulement par les projets et ambitions qu’il aurait réussi à réaliser : c’est aussi parce que son personnage joue avec les imaginaires et entre en résonance avec eux. Son rapport à la science-fiction s’apparente à celui d’un fan, qui en a tiré une large part de ses représentations du monde et, peut-être surtout, du destin à donner à l’humanité. Voire qui semble souvent tenté de les faire passer dans la réalité…

Nombre d’éléments dans la biographie et les projets d’Elon Musk le font presque ressembler lui-même à un personnage sorti d’une œuvre de science-fiction et de la longue lignée fictionnelle des chefs d’entreprises mégalomanes. Le rapprocher de figures classiques de la pop culture est maintenant devenu un exercice courant occupant maints fils de discussion sur les réseaux sociaux et forums sur Internet. La comparaison vient facilement avec Tony Stark, industriel, homme d’affaires fantasque et inventeur génial qui, dans le comics Iron Man, les films et multiples productions dérivés, devient super-héros grâce à l’armure qu’il a créée et qui lui permet de décupler ses forces, de voler à grande vitesse, d’intégrer des systèmes d’armement, et ainsi d’affronter tous les dangers pour les causes apparemment les plus nobles. Comme un clin d’œil ironique, Elon Musk fait même une courte apparition dans Iron Man 2 (2010), en serrant rapidement la main du héros dans un restaurant, et certaines scènes du film ont été tournées au siège de sa société SpaceX. Dans son rapport au monde et la manière de chercher à le plier à ses désirs, il pourrait être rapproché d’autres figures de l’entrepreneur innovant devenu multimilliardaire et à l’orgueil démesuré, un trope maintenant classique de la science-fiction : Eldon Tyrell dans Blade Runner (1982), Peter Weyland dans la série Alien (Prometheus [2012] et Alien: Covenant [2017]), Nathan Bateman dans Ex Machina (2014), etc. En littérature, il fait penser à Manfred Macx, le pourvoyeur en idées high tech que l’écrivain britannique Charles Stross met en scène dans son roman Accelerando (2005) et qui, oscillant entre pragmatisme et (le plus souvent) idéalisme, les vend ou les donne en fonction des usages qu’elles lui paraissent mériter. De fait, Elon Musk présente presque son business comme un acte de philantropie, destiné à faire le bien pour l’humanité.

L’entrepreneur semble avoir avancé dans sa vie, et de manière très visible dans sa partie professionnelle, comme s’il était en plein dans ce que l’universitaire et critique Istvan Csicsery-Ronay, Jr. a appelé une « science-fictionalité », une manière de penser où ce qui est appréhendé du monde prend les aspects d’une oeuvre de science-fiction. Elon Musk est un symbole d’une époque où fiction et réalité paraissent souvent s’interpénétrer. Il est comme une figure de proue d’un technocapitalisme abreuvé de fictions futuristes et commençant à quitter son berceau terrestre pour aller chercher ailleurs d’autres sources d’accumulation. Ce brouillage participe aussi à l’aura de l’individu. Avec lui, l’héroïsation fonctionne à plein régime. Ses projets sont une transposition de l’imaginaire qu’il a absorbé. Comme si un ado avait l’occasion de réaliser ce qui l’avait fait rêver : le voyage spatial et la colonisation de Mars. Jusqu’à l’ambition quasi démiurgique d’amener la vie humaine là où elle n’est pas encore. La différence avec les lectures et les rêves d’adolescent est qu’il a maintenant l’argent pour essayer de les concrétiser. Les technologies développées par SpaceX, la société qu’il a fondée pour commercialiser des lanceurs spatiaux, ne sont que des étapes vers ce vaste but. Son souhait et son ambition répétés sont de contribuer à « faire des humains une espèce multi-planétaire ». Si l’on suit les principaux arguments, grâce à cette dissémination, la disparition de la Terre ne signifierait pas la disparition de l’humanité, considérée de toute manière comme ayant vocation à diffuser sa forme de conscience.

Elon Musk fait le spectacle. Il est le spectacle. Le futur qu’il ramène dans le présent apparaît comme un spectacle permanent. Fabricant de récits à sa manière, il fait de la réalité sa propre fan fiction, prolongeant les oeuvres de science-fiction qui l’ont inspiré. Même pour les « prénoms » de ses derniers enfants, qui ne dépareraient pas dans des aventures du genre (respectivement X AE A-XII et Exa Dark Siderael).

Loin de considérer avec dédain cette littérature, Elon Musk en est un lecteur revendiqué, qui affiche ses inspirations. Il cite Le Guide du voyageur galactique (The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy, 1979) de Douglas Adams comme son livre favori lorsqu’il était enfant, au point d’en avoir gardé ce qu’il présente comme une forme de principe philosophique pour l’existence : d’abord se concentrer sur les questions, si possible les grandes, plutôt que les réponses, et ensuite s’attaquer à ces questions en profondeur. Il dit avoir apprécié la série Fondation d’Isaac Asimov (envoyée en orbite en 2018 dans un cristal de quartz, en même temps qu’un roadster de sa marque Tesla), les œuvres de Robert Heinlein, notamment En terre étrangère (Stranger in a Strange Land, 1961) et Révolte sur la Lune (The Moon Is a Harsh Mistress, 1966).

À bien y regarder, quand il prend les œuvres de science-fiction, Elon Musk en fait une utilisation sélective et certains emprunts se rapprochent du détournement. Dans ce qui est présenté comme un hommage, les barges autonomes utilisées par SpaceX pour récupérer les éléments de ses fusées ont des noms empruntés aux vaisseaux spatiaux des romans d’Iain M. Banks situés dans l’univers de la Culture. Le fondateur de SpaceX affirmait en juin 2018 sur Twitter : « If you must know, I am a utopian anarchist of the kind best described by Iain Banks » (« Si vous voulez savoir, je suis un anarchiste utopique du genre le mieux décrit par Iain Banks »). Iain (M.) Banks, écrivain écossais mort en 2013, aurait probablement été surpris, puisque, dans la Culture, la vaste civilisation galactique qu’il a imaginée, technologiquement exubérante et anarchisante certes mais loin, très loin des orientations libertariennes d’Elon Musk, propriété et accumulation de richesses ont disparu. De surcroît, les intelligences artificielles jouent un rôle central dans la Culture : elles en sont presque l’infrastructure pensante. Par contraste, Elon Musk affirme régulièrement que l’intelligence artificielle représente un « risque existentiel » pour l’humanité et, pour cette raison, a même donné des sommes importantes visant à augmenter la sécurité des développements en la matière. C’est le paradoxe d’un homme qui s’inquiète des avancées de l’intelligence artificielle, mais crée une entreprise (Neuralink) cherchant à interfacer cerveaux et équipements informatiques. Ce bricolage syncrétique produit une vision du monde qui ne semble tolérer aucun obstacle. C’est une vision dans laquelle l’appropriation peut se faire sans rien demander à qui que ce soit, à la manière de la conquête de l’Ouest américain.

De la science-fiction, il reprend le potentiel d’évasion et d’enchantement, mais il délaisse d’autres aspects. Kim Stanley Robinson, l’auteur de la fameuse « trilogie martienne » (Red Mars, Green Mars, Blue Mars), s’est montré plutôt sceptique à l’égard des projections d’Elon Musk (« une sorte de cliché de science-fiction des années 1920 »), qui donnent l’impression que l’effort peut être celui d’une seule personne ou d’une seule entreprise. Le doute est même renforcé si la planète Mars finit par être considérée comme une espèce de canot de sauvetage, une « planète B » où l’humanité pourrait se réfugier. Du point de vue de Kim Stanley Robinson, la science-fiction d’Elon Musk mériterait d’être mise à jour pour intégrer des considérations biologiques et écologiques plus récentes.

Elon Musk et consorts (puisque d’autres milliardaires du secteur des nouvelles technologies, comme Jeff Bezos et Mark Zukerberg, affichent aussi des emprunts) n’ont pioché que dans une partie du vaste continent que constitue la science-fiction, laissant de côté les anxiétés, voire la dimension critique dont elle est aussi porteuse. Les projets de Neuralink font-ils forcément rêver avec leurs implants cérébraux permettant de communiquer directement par la pensée avec des ordinateurs ? N’importe quel(le) lecteur ou lectrice de cyberpunk verra rapidement les risques d’intrusion par des hackers aux intentions douteuses.

La dissolution de la réalité dans la spéculation peut-elle être poussée encore plus loin ? À certains égards, oui, car Elon Musk adhère aussi à l’hypothèse selon laquelle nous vivrions dans l’équivalent d’une simulation informatique. Dans cet argument auquel le philosophe Nick Bostrom a donné un halo de sérieux dépassant le jeu spéculatif, le monde ne serait qu’une construction virtuelle, élaborée pour qu’elle paraisse réelle aux entités qui en sont les hôtes. Elon Musk est d’ailleurs un amateur de jeux vidéo et, logiquement, ses préférés se révèlent être à connotations futuristes. Il a adoré Cyberpunk 2077, récent jeu à l’ambiance sombre et dystopique, qui n’est pourtant pas loin de représenter le type de société que des idées comme les siennes pourraient produire : une société dérégulée, livrée à l’appétit des multinationales, contribuant à soumettre les corps aux transformations et incorporations technologiques les plus diverses.

Au vu de ses nourritures spirituelles, on serait presque étonné qu’il n’ait pas affiché d’intérêt marqué pour l’extension de la vie humaine (comme d’autres dans ce milieu fortuné, à l’instar à nouveau de Jeff Bezos, le fondateur et dirigeant d’Amazon, dont il a tendance à se moquer sur ce point). Pour l’heure, il ne semble y avoir surtout que des spéculations sur son recours à différentes formes de chirurgie esthétique et, avec l’avancée en âge, l’on verra s’il continue à considérer qu’une trop grande augmentation de l’espérance de vie serait un facteur de rigidification de la société et, en conséquence, un frein à l’émergence d’idées nouvelles.

Devant tous ces récits produits par et sur le personnage, la circonspection est bienvenue pour éviter de tomber dans la mythification. Les travaux sociologiques ont montré que les innovations ne sortent jamais toutes faites d’un esprit génial, mais résultent de processus collectifs entremêlés, dans lesquels justement les imaginaires jouent un rôle non négligeable. L’influence culturelle de la science-fiction se mesure aussi à sa capacité à acclimater certaines idées, visions ou représentations. Par la récurrence de certaines images, la science-fiction contribue à habituer les esprits à certaines possibilités. Comme pour l’arrivée de robots humanoïdes, que la société Tesla a aussi dorénavant dans son portefeuille de produits en développement (le « Tesla Bot »), avec la promesse d’éviter aux humains les activités fastidieuses. Ou la logique coloniale appliquée à l’espace et aux autres planètes, typiquement… Avec ses projets, Elon Musk aura de fait contribué à transformer l’espace autour de la Terre en espace commercialisable. Y compris dans l’orbite terrestre, avec Starlink et sa constellation de satellites de télécommunication, il pourra se vanter d’avoir laissé une trace. Pour le bien de l’humanité, comme il le prétend ? À condition que l’utopie (hyper)technologique ne se retourne pas en dystopie et c’est probablement tout un pan de la science-fiction qu’Elon Musk a encore à explorer…





Cyberpunk’s Not Dead (entretien)

7 01 2022

Le texte qui suit reprend un entretien paru dans le numéro 59 du magazine New Noise, en prolongement du dernier livre (Cyberpunk’s not dead. Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et post-humanité, Le Bélial, 2021). Rubrique « Bibliothèque de combat », rien que ça…

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C’est drôle, alors qu’on ne pensait plus jamais voir apparaître le préfixe « cyber » dans les médias ou les conversations, il n’a jamais été aussi présent aujourd’hui ! On entend parler tous les jours de cyber harcèlement, de cyber attaque, de cyber sécurité… Qu’en penses-tu ?

Je pense que le préfixe fait partie de ces locutions qui finissent par s’imposer du fait d’une certaine puissance d’évocation et à défaut de trouver mieux. Je ne suis pas sûr que le sens originel grec soit perçu et que tout le monde y mette les mêmes représentations. C’est d’ailleurs là que prendre en compte le rôle de l’imaginaire est intéressant. Ce genre de préfixe en est gorgé. Il signale l’inscription croissante de pans entiers des vies humaines dans un type particulier de milieu technique, avec l’espèce de double frisson de fascination et d’angoisse vis-à-vis de quelque chose qui paraît nébuleux, mystérieux : comme un monde à part. Perçu comme plein de menaces aussi…

Tu as choisi de nommer ton livre Cyberpunk’s Not Dead en t’inspirant d’un fameux slogan. C’est ironique ? Ou c’est un cri du coeur ?

C’est plus un clin d’œil auquel il était difficile de résister et, pour relier plus directement au contenu du livre, une autre manière de dire : Cyberpunk is now. Une part de cet imaginaire a comme débordé dans la « réalité ». Pas sûr que ce soit le monde dans lequel nous aurions eu envie de vivre. Mais une partie de ce qui avait été imaginé sous forme hypothétique ou spéculative paraît désormais présente. Bien sûr, il ne faut pas s’arrêter à l’esthétique de surface. Les panneaux d’affichage publicitaire à LED commencent à être plus présents que les néons dans les paysages urbains et les cœurs de ville aseptisés ne ressemblent pas aux rues de Blade Runner ou de la Conurb. En revanche, il y a des proximités troublantes entre ce qui relevait de l’anticipation fictionnelle et un certain contexte socioéconomique, technologique, etc., avec lequel nous sommes familiers. C’est là que le cyberpunk peut être poussé un cran plus loin, en activant une forme de réflexion, critique à certains égards, sur des phénomènes ou tendances qui paraissent brouiller la frontière entre fiction d’hier et monde d’aujourd’hui.

 Par rapport à l’actualité du cyberpunk dont on parle beaucoup actuellement, tu écris en ouverture de ton ouvrage : « Très actuel ? Trop actuel ? Trop ressemblant avec le présent ? Ou trop daté ? ». Comment expliquer ces paradoxes mis en avant dés l’introduction ?

Tout courant littéraire ou culturel s’inscrit dans une époque et le cyberpunk n’y échappe pas. Nombre d’éléments de son esthétique ont été transformés en clichés. C’est ce qui peut le faire paraître daté. Mais il apparaît aussi terriblement actuel, tant, à la relecture, nombre de phénomènes et tendances y semblent décrits de manière presque presciente. La globalisation y est une évidence. La connexion numérique y est de l’ordre du mode de vie. La précarité des existences y est devenue le lot commun pour la majorité. Comme il est devenu difficile de trouver à quoi se raccrocher, les vies paraissent « liquides », pour parler comme le sociologue Zygmunt Bauman. Qu’est-ce qui aide à tenir pour que les existences paraissent encore vivables ? Derrière les intrigues, il y a la vie de personnages et c’est cette dureté quotidienne que l’on sent aussi dans le cyberpunk.

Ton activité professionnelle étant du domaine universitaire et ton champ de recherches la science politique, comment en es-tu venu à te pencher sur ce genre spécifique de l’imaginaire au point d’arriver à écrire un livre sur ce sujet qui relève surtout de la culture pop ?

C’est un long parcours d’un amateur de SF qui, par le hasard des rencontres et des émulations, avait commencé à se demander comment en mettre dans la science politique. D’où toute une série d’écrits, qui avaient abouti à mon précédent livre faisant la passerelle avec mon champ de recherches initial (le traitement politique des questions écologiques). Avec mon camarade et collègue universitaire Ugo Bellagamba, auteur éminent et passionné, nous échangeons depuis de nombreuses années et avions fait quelques conférences autour du cyberpunk. Nous nous étions demandé comment valoriser ces réflexions de manière plus pérenne. Le projet est donc en fait au départ un projet à deux, mais Ugo a été rattrapé par les multiples chantiers sur lesquels il était engagé et j’en ai repris l’intégralité. Ce qui m’allait bien, car le livre permettait de pousser des réflexions qui me travaillaient depuis un moment. C’est aussi une manière de continuer à montrer qu’on peut faire des sciences sociales et de la théorie politique avec et à partir de la science-fiction.

La dimension politique du cyberpunk est bien sûr considérable et incontournable. Sous ses dehors de « série B » techno, le genre – particulièrement littérature – pointe du doigt avec des années d’avance les dérives d’un système pour lequel nous-mêmes, et notre biotope, paie une lourde facture. Alors, quels sont, à ton avis, ces symptômes politiques et sociétaux qui font de notre époque « une ère cyberpunk » ?

Il y a évidemment les tropes les plus classiques : les connexions cybernétiques des corps, la domination outrancière exercée par les mégafirmes, la violence à chaque coin de rue. L’habileté du travail de créations de monde en science-fiction, et dans le cyberpunk singulièrement, c’est de laisser imaginer comment tout cela s’emboîte, fait système. Typiquement, les innovations techniques ne sortent jamais de nulle part. Le cyberpunk rappelle par exemple que le contexte économique et politique dans lequel se développe une technologie comme l’intelligence artificielle est éminemment important. C’est aussi ce contexte qui oriente les trajectoires technologiques et les types d’utilisation qui vont s’imposer : symptomatiquement, comme pour la surenchère dans l’efficacité gestionnaire et l’extension de la surveillance (qui a peut-être d’ailleurs atteint des possibilités et un degré qui n’étaient encore guère imaginables à la grande époque du cyberpunk, dans les années 1980).

S’agissant des conditions sociales, ce sont celles d’une précarisation et d’une mise en concurrence généralisée, qui allaient devenir le lot commun de ce qu’on n’appelait pas vraiment encore « néolibéralisme » à l’époque. Dans ce qui est mis en scène comme un quotidien déprimant, tout le monde paraît accro à quelque chose : drogues plus ou moins synthétiques, réalité virtuelle, etc.

Et puis, il y a tous ces éléments du décor qui pouvaient passer pour anodins, mais qui font tellement sens aujourd’hui : la disparition de la monnaie sous sa forme matérielle (qui n’est pas qu’un effet des nouvelles technologies, mais qui peut aussi servir certains intérêts), l’omniprésence d’une multiplicité de formes de surveillance, l’urbanisation galopante, la disparition et l’artificialisation des environnements naturels, le développement du mercenariat qui devient un secteur d’activité économique à part entière. La liste pourrait être longue…

Le cyberpunk symbolise une forme de contestation incarnée dans les imaginaires de la science-fiction, mais c’est également une forme pionnière de ce que l’on appelle aujourd’hui le monde des makers, ces activistes de la société civile qui prône la réappropriation technologique… Partages-tu cette affirmation ?

Je relativiserais l’image de contestation associée au cyberpunk. Quand on parcourt les récits plus attentivement, on trouve peu de mouvements ou de formes d’opposition organisée à un système. Ce sont plus des sous-cultures qui paraissent faire leur vie à part, comme les Lo Teks ou les Panthers modernes chez William Gibson. Ou ce sont des vies individuelles qui essayent de résister comme elles peuvent aux pressions du monde qui est le leur. La brutalité du système et la dureté des conditions de vie font que l’engagement est coûteux. Alors, oui, il y a des tentatives pour jouer sur les interstices, mais qui ne peuvent guère s’agréger en mobilisations collectives. Il se trouve que, dans d’autres parties de mes travaux de recherche, je me suis aussi intéressé au makers, aux possibilités de l’impression 3D, à ce qu’on appelle la « production entre pairs sur la base de communs ». Dans le cyberpunk, par contraste, c’est souvent le règne de la débrouille parce que c’est aussi une question de survie. Dans notre monde « réel », le souhait de réappropriation des technologies reste une inclination très marginale, parce que l’effort à faire est souvent important par rapport au confort qu paraît facilement à disposition. D’autant que, du côté de la production industrielle, toutes les stratégies sont bonnes pour dissuader ce type d’effort.

Ces idées cyberpunk, somme toute positives, de réappropriation et d’autonomie de Mr. Tout le Monde contre le monopole des grandes entreprises, donnent aussi lieu à des dérives, non ? Le post-humanisme – ou une certaine idée du transhumanisme – en est une. Tu en parles dans le chapitre sur « La condition post-humaine »…

Une part de l’esprit du cyberpunk pourrait être résumée par la phrase que William Gibson a utilisée plusieurs fois dans ses premiers écrits : « La rue essaie de trouver sa propre utilisation des choses ». Ce que j’ai appelé un art du détournement. Mais, à nouveau, c’est souvent plus par nécessité : parce que, pour s’en sortir à peu près, il n’y a pas d’autres moyens que de s’adapter et d’adapter. Par conséquent, les protagonistes ne se posent pas forcément de questions sur les technologies qu’ils utilisent et qui peuvent aller jusqu’à les transformer en cyborgs par l’ajout de multiples prothèses. Pas d’autres solutions que d’être le plus efficace dans un environnement quotidien qui est éminemment dangereux. C’est ce qui produit un type particulier de glissement vers une condition « posthumaine » en effet. Mais ce n’est pas la logique transhumaniste où l’amélioration personnelle tend plutôt à être présentée comme un choix ou une opportunité permettant un dépassement ou une libération de certaines conditions d’existence. D’autant que toute la population n’a pas les mêmes moyens ou ressources à disposition. Le cyberpunk se présente aussi pour cela comme le règne du « bricolage », autrement dit de la puissance d’agir technologique réappropriée, réarrangée et réassemblée quand c’est possible.

Le cyberpunk défend des idées très contemporaines : mettre fin au règne de la boîte noire, se soucier de la protection de nos données, de notre droit à la vie privée en ligne, l’indépendance du cyberespace et la liberté pour ce que nous faisons sur les réseaux sont défendables, mais cela pose aussi questions sur la responsabilité individuelle. Ne penses-tu pas que le cyberpunk a aussi encouragé certaines tendances libertariennes qui ne sont pas des avancées sociales, mais au contraire un recul vers plus d’égoïsme digital ?

Cette lecture contemporaine relève plus de l’influence culturelle diffuse qui viendra après la vogue littéraire. Le label a en effet aussi servi à nourrir cette espèce de résistance contre-culturelle qui refusait l’enfermement dans certaines orientations technologiques. L’éthique hacker, celle des « white hackers » plus précisément, n’est pas loin de ce type d’esprit, très sensible aux effets de fermeture que peuvent amener certains dispositifs techniques.

Même s’il peut y avoir des résonances, je ne suis pas sûr que ces tendances libertariennes aient eu besoin du cyberpunk pour se répandre. Ce genre de récupérations à contresens ou qui restent dans le fétichisme technologique a plutôt fait s’interroger des auteurs comme William Gibson et Walter Jon Williams qui se demandaient comment on pouvait effacer à ce point le contexte sociopolitique inscrit dans leurs récits.

Dans ce qu’on peut observer pour la période récente, des inclinations libertariennes sont effectivement présentes dans le secteur des hautes technologies tel qu’il s’est développé aux Etats-Unis, spécialement dans la Silicon Valley, et cela soulève des questions sur le bain d’idées dans lequel naissent et sont véhiculées certaines innovations technologiques. S’agissant des logiques de développement de l’intelligence artificielle et des utilisations potentielles, c’est un vrai sujet et, pour le coup, le cyberpunk est là un très bon catalyseur de réflexion.

Certaines activités liées au piratage informatique – le pirate étant une figure majeure du mythe cyberpunk – sont devenus monnaies courantes, ou presque banales aujourd’hui : je pense au téléchargement illégal, au piratage de compte Facebook, au détournement de fonds sur les comptes bancaires. Alors, sommes-nous tous cyberpunk ?

La majorité d’entre nous reste quand même placée dans une position de consommateurs ou consommatrices. Cette situation d’hétéronomie, pour le dire avec un vocabulaire plus raffiné, est plutôt éloignée de l’esprit du hacking où il s’agit de retrouver des prises sur les systèmes techniques. De fait, ce n’est qu’une petite partie de la population qui sait à quoi ressemble du code par exemple, voire qui se soucie de ce qui est fait de ses données personnelles récupérées à la moindre connexion. Ce qui est intéressant d’un point de vue culturel, c’est par contre comment l’imaginaire cyberpunk a pu servir de support aux craintes vis-à-vis des pratiques interlopes, voire carrément illégales, qui pouvaient se développer dans et autour d’Internet.

Pour reprendre néanmoins la formule, nous sommes tous cyberpunks dans le sens où nous sommes tous quasiment connectés presque en permanence à la matrice et au cyberespace. Le smartphone est devenu une espèce de prothèse présente dans quasiment toutes les mains et on peut faire le pari qu’une part croissante de l’attention va être absorbée dans les prochains équivalents des simstims (simulated stimulations). Ce qui ne veut pas dire que tout le monde a accès aux technologies de la même manière, et ce sont les effets de ces disparités qu’éclaire aussi de manière subtile le cyberpunk.

Paradoxalement ces actes qui redistribuent des ressources peuvent être envisagés comme égoïstes, ou une forme dévoyée de capitalisme pervers, mais finalement c’est ça aussi le cyberpunk, non ? Chacun pour sa gueule… Le mouvement a d’ailleurs influencé les transhumanistes libertariens de la première heure.

Il faut toutefois faire attention aux ambiguïtés, car il y a des travaux sociohistoriques qui montrent que les pratiques de piraterie interviennent souvent sur les fronts pionniers du capitalisme, comme si elles préparaient le terrain.

Peut-être que certains transhumanistes ont pu être séduits par l’apparente mise à distance ou débiologisation du corps présente dans le cyberpunk (la « viande » évoquée dans Neuromancien). Mais la technophilie transhumaniste contraste avec le désenchantement du cyberpunk, dont les auteurs et autrices ont au moins la subtilité de replacer les technologies dans des contextes sociaux et de remettre ainsi au jour les formes d’inégalités, de domination, d’aliénation, etc. que ces technologies sont susceptibles de produire ou de favoriser. Revu avec le recul et de manière ironique, le monde cyberpunk ressemble aussi à une tendance accélérationniste qui aurait mal tourné et qui aurait invalidé l’optimisme de ce courant d’idées. Les avancées sociales n’y ont pas suivi les avancées techniques. Au contraire…

La face sombre du cyberpunk serait-elle un monde privé d’idéologie ? Ou ne supportant qu’une seule idéologie, celle, solipsiste, du « moi » souverain ?

De fait, les idéologies semblent avoir formellement disparu dans les sociétés du cyberpunk, et la seule politique qui semble prévaloir est la loi du plus fort, du plus malin, du plus retors. Les solidarités collectives ont été dissoutes, mais ce qui les remplace n’est pas le moi de l’individualisme consumériste. Le type de subjectivité qui prévaut dans ce type de monde est davantage celui de la survie, de l’apprentissage d’une existence complètement incertaine, avec donc presque l’espèce d’obligation de ne pouvoir faire confiance à personne.

Pour appuyer et développer tes idées, tu cites évidemment de nombreuses œuvres et auteurs. Quels sont les plus importants pour toi d’un point de vue idéologique justement ? Ceux qui sont les plus riches en idées, en visions aussi ?

Le corpus du livre était un corpus essentiellement littéraire et c’est toujours frustrant de limiter un objet qui a eu une influence culturelle diffuse. Neuromancien est évidemment d’une grande richesse créative : il est bourré d’idées à presque toutes les pages. Le roman tend même à écraser tous les autres textes qui ont poursuivi dans cette veine. Certes, les écrits de William Gibson ont la réputation d’être difficiles et beaucoup de monde n’accroche pas. Il faut peut-être plusieurs lectures pour en percevoir la force. Outre quelques nouvelles de William Gibson adaptées au cinéma (« Johnny Mnemonic », « Hôtel New Rose »), on pourrait aussi conseiller une superbe nouvelle de Walter Jon Williams intitulée « Solip : système », qui extrapole sur la sécession orbitale des ultra-riches (spéciale dédicace à MM. Bezos, Musk, Branson et consorts), mais elle prend tout son sel en ayant lu auparavant Câblé¸ le roman qui s’inscrit dans le même univers.

D’une certaine manière, la récente et très intéressante série Mr Robot a retrouvé une part de l’esprit cyberpunk, à commencer par le trope presque originel du hacker génial face à l’ignominieuse multinationale. On peut aussi regarder la série comme une stimulante actualisation qui a su conserver, consciemment ou inconsciemment, certains questionnements originaux.





Cyberpunk’s not dead. En librairie !

22 06 2021

William Gibson, le principal inspirateur du cyberpunk, aurait-il vraiment vu le futur ?

« C’est une histoire de clans industriels en orbite haute. L’auteur est un chercheur à l’université de Nice. […] Il voit dans les clans en orbite haute, les gens comme les Tessier-Ashpool, une variante très tardive des structures traditionnelles de l’aristocratie, tardive parce que le fonctionnement des entreprises ne permet pas vraiment une aristocratie ».
Comte zéro / Count Zero (1986)

Outre le clin d’œil à l’affiliation institutionnelle de l’auteur de ces lignes, la citation pourrait presque être en effet une manière de résumer le livre qui vient de sortir, désormais accessible dans toutes les bonnes librairies existant encore dans la Conurb (ou ailleurs), ou par le désormais incontournable cyberespace.

Présentation :

Surgi au cours des années 1980, le cyberpunk a marqué la science-fiction de son empreinte, donnant une contrepartie littéraire aux fulgurances esquissées au cinéma par l’iconique Blade Runner. Avec des œuvres majeures comme Neuromancien de William Gibson, tout un imaginaire s’est alors ouvert, révélant des anxiétés appelées à résonner durablement… Prolifération technologique, évasion dans des mondes virtuels, domination économique des multinationales, précarisation sociale, fragmentations culturelles en nouvelles tribalités : en quoi et comment ces visions peuvent-elles (encore) faire sens à quelques décennies de distance ? Yannick Rumpala, maître de conférences en science politique à l’université de Nice, explore ici les thématiques et projections installées par ce mouvement littéraire, la manière dont il s’est coulé dans une modernité déjà chancelante et a cultivé les germes des incertitudes futures de nos existences. Tel un laboratoire dont les expérimentations auraient malencontreusement débordé…

Cyberpunk’s not dead. Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et posthumanité
(Le Bélial, collection « Parallaxe », Juin 2021)





Quand le cyberpunk était un laboratoire du technocapitalisme…

7 12 2020

En attendant une parution plus substantielle sous forme de livre en juin 2021, le texte qui suit, également disponible sur le site du magazine Diacritik, profite de l’actualité et du buzz autour d’un certain jeu vidéo pour rappeler quelques dimensions importantes du cyberpunk qui ont marqué leur époque. Et peut-être encore la nôtre…

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Actualité du cyberpunk ? La sortie fortement promue du jeu vidéo Cyberpunk 2077 ajoute à ce sentiment. Pas tellement pour l’esthétique, qui peut paraître un peu datée, mais pour les thématiques peut-être surtout… Certes, ce type de jeu, avec d’autres, confirme que le cyberpunk est devenu un produit de consommation, aux inspirations largement puisées dans un recyclage de tropes qui finit par être très prévisible. Mais ce qui les a nourris, cette espèce d’anxiété sur les conséquences de l’entrée dans un nouveau technocapitalisme, conserve un intérêt comme matière à réflexion, voire mérite d’être restauré dans sa dimension potentiellement critique.

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Un futur imaginé peut ne pas se réaliser, ou pas complètement, mais rester intéressant ou stimulant autrement que comme le témoignage d’un contexte culturel daté : il peut l’être aussi par les représentations et questionnements qui ont été activés. Et ce, même si le trait paraît fortement noirci, car le décalage ou l’accentuation peuvent aussi avoir des vertus heuristiques. Avec le recul, celui d’évolutions devenues plus visibles, le cyberpunk produit encore un effet de ce type.

Cyberpunk est initialement l’appellation adoptée pour désigner les œuvres d’un groupe d’écrivains nord-américains du milieu des années 1980 (très majoritairement des hommes : William Gibson, Rudy Rucker, Lewis Shiner, John Shirley, Bruce Sterling, Michael Swanwick, Walter Jon Williams parmi les principaux), mis ensemble pour leur contribution commune à ouvrir la science-fiction à des thématiques renouvelées. L’exubérance technologique n’était plus portée vers les confins de l’univers, mais pénétrait davantage des espaces plus terrestres et les vies courantes, des corps jusqu’aux territoires urbains, et même jusqu’à l’esquisse de nouveaux mondes virtuels. L’atmosphère sociale y apparaissait fort peu rayonnante, comme prise dans une forme de déliquescence généralisée, hormis pour des puissances économiques semblant dominer la planète.

Une anticipation proche avec en plus une forme de réalisme ? Des auteurs travaillant sur des questions liées à l’urbanisme ont en effet même défendu l’idée que les scénarios de planification pour le futur pouvaient devenir plus réalistes et éthiques en prenant en compte les dimensions urbaines de ces œuvres de fiction[1]. Pour le dire autrement, la mise en scène de cet ordre social peut mériter considération pour sa valeur expérimentale, en l’occurrence par le procédé de la fiction. À travers les récits sont posés des cadres dans lesquels, sur le mode de la projection anticipatrice et spéculative, est prolongé tout un ensemble de trajectoires : technologiques, économiques, sociétales, etc. Comme un laboratoire susceptible d’ouvrir alors autant de questionnements…


Désillusionnement et réfractions dystopiques

Une force de l’imaginaire cyberpunk est de mettre ensemble des dynamiques qui font système et de les rendre presque sensibles. En poussant plus loin la densité technique, cet imaginaire esquisse les transformations possibles de la condition humaine, harnachée, augmentée, décorporée même, au point de paraître devenir de plus en plus post-humaine. En plongeant dans la complexité des réseaux d’un monde multiplement globalisé (économiquement, médiatiquement, financièrement, etc.), il signale et métaphorise des puissances à l’œuvre, celles d’un nouvel ordre qui peut être appelé « technocapitalisme » à défaut de trouver une meilleure dénomination[2]. En les rendant plus saillants, il donne une manière de saisir les effets structurants que contiennent certaines trajectoires technologiques et les transformations qu’elles induisent, autant dans les champs d’expérience des individus que dans les agencements collectifs. Avec une forte tonalité de désenchantement en plus… Les atmosphères paraissent souvent sombres et violentes ; les environnements sociaux, marqués par une insécurité latente, semblent troublés et menaçants.

Le futur décrit est un futur reconnaissable parce qu’il comporte beaucoup d’éléments familiers. Il emprunte ces traits pour les accentuer, de manière presque monstrueuse parfois, au point effectivement de les rapprocher d’une semblance dystopique. Plutôt qu’un changement de système ou de société, les évolutions technologiques en renforceraient certains aspects, et singulièrement ceux qui pouvaient paraître les plus pathologiques : non seulement les expansions cybernétiques et machiniques pénètrent tout, des intimités corporelles (sous la forme de prothèses, d’implants, etc.) jusqu’aux fonctionnements sociaux, mais leurs effets semblent encore renforcés par une dérégulation presque complète. Dans les représentations produites, tout se passe comme si les pires tendances du libéralisme économique et du transhumanisme s’étaient combinées pour ne laisser qu’un horizon menaçant…

Par les contrastes qu’elle donne, la dystopie est une forme qui prend sens non pas tellement du dedans, mais par l’extérieur, comme point de comparaison. Elle décale l’attention par rapport à des situations présentes implicitement connues et elle montre comment des conditions sont susceptibles d’évoluer jusqu’à rendre les existences humaines difficilement enviables. C’est notamment ce qui fait sa valeur heuristique : par cet assemblage de représentations, elle ouvre un espace où peut se réaliser une forme de déconstruction. Sur un mode analogue à celui des expériences de pensée, l’accentuation des trajectoires révèle des traits qui étaient plus difficilement visibles, mais les reprend surtout dans un registre particulier qui est celui de l’anxiété. Comme un rappel qu’il n’y a jamais de garantie pour un futur radieux et, en même temps, l’invitation implicite à se demander ce qui s’est passé avant pour en arriver à la situation dépeinte.

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Les récits du cyberpunk, à commencer par la « Sprawl Trilogy » de William Gibson (Neuromancien[3], Comte Zéro[4], Mona Lisa s’éclate[5]), sont aussi des voyages dans le capitalisme comme système-monde. Sa forme la plus débridée n’a plus rien pour la menacer. L’empire de la marchandise l’a emporté. Tout élément matériel ou immatériel est devenu commercialisable et échangeable : éléments corporels, données (telles celles, cryptées, que Johnny Mnemonic, dans la nouvelle du même nom, transporte dans ses implants crâniens pour le compte de clients douteux[6]), extractions d’images mentales (comme dans Les synthérétiques de Pat Cadigan[7]), etc. Même les pirates informatiques peuvent être récupérés par le système en n’hésitant pas à se mettre au service des plus offrants (comme Case, le « console cowboy » de Neuromancien).

Avec une dérégulation économique totale et une précarisation généralisée comme conséquence, c’est la qualité d’être humain libre et digne qui paraît profondément affectée pour une très grande majorité de la population. Pente fatale lorsque la survie devient le lot commun, comme pour les « crades » de Câblé de Walter Jon Williams[8]… S’agissant des plus aisés, a fortiori ceux ayant choisi de partir vivre en orbite, eux aussi paraissent s’éloigner de l’humanité. Par deux étapes de l’intrigue de Neuromancien, en installant un contraste entre les installations orbitales de la petite communauté rastafari de Sion (Zion en version originale) et celles de Zonelibre développées sous l’égide du conglomérat de Tessier-Ashpool, William Gibson laisse penser que ce n’est pas tant la perte de contact avec la Terre qui agit comme un facteur de déshumanisation, mais la richesse et le pouvoir. Comme le souligne Imola Bülgözdi, les lieux construits par ces colonies très différentes agissent comme un révélateur[9].

Sherryl Vint faisait remarquer que la technologie est une des principales voies par lesquelles le capitalisme s’étend pour remplir tous les espaces de la vie privée qui n’étaient pas marchandisés, et tous les équipements personnels sont chacun un petit vecteur[10]. Dans la manière dont il est présenté et décrit dans Neuromancien, Case le talentueux pirate informatique n’est plus rien que l’ombre de lui-même sans sa console, à tel point même qu’il ne pourra résister au mystérieux coup qui lui est proposé. De même, la jeune Kumiko dans Mona Lisa s’éclate paraît presque perdue sans sa platine qui lui sert d’assistant virtuel. Devenus parties intégrantes des milieux de vie, les réseaux et univers informatiques apparaissent comme les réceptacles de nouvelles dépendances, typiquement le besoin nouveau de rester connecté au « cyberespace ». La matrice imaginée dans les œuvres d’hier préfigurait les data centers d’aujourd’hui, qui sont effectivement parvenus à absorber une part croissante des vies humaines en les numérisant.


Ruissellements technologiques et délitements de la condition humaine

Le déploiement machinique dans les fictions du cyberpunk ajoute à la tonalité sombre dans laquelle tendent à être placées les évolutions post-humaines. Les humains semblent pouvoir être traités sur un mode analogue aux machines, comme un assemblage de pièces modifiables, réparables, substituables dans des cliniques souvent interlopes (comme celles de Chiba dans le Japon futur de Neuromancien), échangeables sur un marché, etc.

Comme le rappelait Thomas Foster, difficile de ne pas voir que les corps, que ce soit à travers leur plasticité ou leur dématérialisation, ont une place centrale dans le cyberpunk. Les récits sont une façon d’observer les transformations qui interviennent lorsque la dénaturalisation des corps par la technologie devient une situation habituelle, ou au moins presque courante[11]. Dans ces mondes anticipés, différents artifices technologiques ont rendu possible la décorporation des individus, donnant l’impression de pouvoir accéder à une nouvelle forme de transcendance, dont le cyberspace serait l’espace d’accueil. C’est même ce qui finit par faire figure de principale option pour sauver son âme : la sauvegarder sur un support informatique en l’occurrence, comme y aspire le multimilliardaire Josef Virek, par exemple, dans Comte zéro, ou Reno, pilote trafiquant dont la personnalité a été ainsi enregistrée, dans Câblé. Logiquement, c’est plutôt l’argent ou les accointances qui permettent d’espérer assurer cette version technologisée du salut dans les meilleures conditions.

Dans ce type de monde, vivre sans prothèses technologiques peut être un choix, mais c’est le risque d’être mis en position de fragilité dans un environnement social rude. C’est devant ce genre de nécessité, une enquête dans un quartier éminemment dangereux face à un meurtrier aux capacités probablement augmentées, que Marîd Audran, le détective privé imaginé par George Alec Effinger dans Gravité à la manque[12], ne pourra faire autrement que de se faire « câbler » le cerveau. Dans tous les cas, comme devant une vague massive et impossible à arrêter, l’opposition aux avancées technologiques et à leurs applications individuelles ne pourrait paraître que dérisoire.

Dans un tel contexte où les interventions sur les corps ne semblent plus guère avoir de limites, le sens du mot humanité a multiplement implosé. Les facteurs d’inégalité jouant logiquement pour les améliorations physiques et les remplacements des matériaux organiques, c’est la voie d’une post-humanité non pas unique mais multiple qui paraît ainsi tracée. Loin d’une uniformisation, elle apparaît marquée par la variété des possibilités, en fonction des choix : par exemple, transformer son corps en arme et s’extraire de son destin de prostituée comme Molly Millions avec ses prothèses oculaires et ses lames rétractables au bout des doigts dans Neuromancien. Mais aussi et peut-être surtout en fonction des ressources, dont la répartition largement déséquilibrée tend là aussi à faire sentir ses effets. La condition cyborg agit alors comme un révélateur supplémentaire de ce qu’une aspiration à l’égalité pourrait avoir d’incongru dans ces mondes.

Machinisation et cybernétisation paraissent de surcroît avancer et se généraliser dans des espaces qui étaient auparavant des privilèges humains : la capacité de décision autonome, par exemple. Avec ses intelligences artificielles, avant qu’elles ne manifestent des velléités d’autonomisation, la Tessier-Ashpool S.A. de la Trilogie de la Conurb avait commencé à muter en une firme qui n’aurait plus besoin d’être gérée par des humains, autrement dit réalisant l’espèce de fantasme d’un capital pouvant assurer profits et accumulation de manière presque automatisée. Des forces inhumaines agissant sans être visibles…

S’il y a de la politique dans les artefacts techniques, les productions du cyberpunk interrogent d’une autre manière cette dimension pour les machines évoluées que sont les intelligences artificielles. Perce là aussi comme une appréhension inquiète si ce genre de création devient source de pouvoir, ou même un nouveau pouvoir. Une particularité de l’œuvre de William Gibson est toutefois que ce ne sont pas les intelligences artificielles qui sont à l’origine de ce qui pourrait ressembler à une dystopie. Plus largement, quand le cyberpunk semble exprimer une part d’anxiété diffuse par rapport à des machines pouvant devenir « intelligentes », celle-ci ne vient pas tellement (ou pas seulement) du fait qu’elles deviennent incontrôlables, mais aussi qu’elles deviennent comme des boîtes noires inaccessibles à la compréhension humaine.

Nonobstant, ce que montre le cyberpunk, ce n’est pas tellement le remplacement des humains par les machines, mais plutôt les multiples hybridations, continuités, fusions, etc., susceptibles de bouleverser leurs rapports. Et si ces représentations sont de nature à engendrer un trouble, c’est parce que perce cette interrogation latente : les humains y gagnent-ils vraiment ?


Utopie pour les riches, dystopie pour les pauvres ?

Le cyberpunk ne donne pas à proprement parler une nouveauté aux inégalités sociales ; il les pousse plutôt à un degré où elles paraissent irréversibles. C’est un monde d’abondance et de facilité pour les uns (les plus aisés), et de rareté et de précarité pour les autres (la très grande majorité et a fortiori les plus fragiles). Mais il n’y a plus d’État-providence pour corriger ou atténuer ces disparités : il a comme disparu, ou été réduit à un point où il n’est plus guère visible… D’où l’angoisse du personnage central de Software de Rudy Rucker[13], puisqu’au début du roman, cet ancien roboticien n’a pas les moyens de se payer le cœur artificiel dont il aurait besoin pour remplacer celui qu’il a et qui est déjà un cœur d’occasion.

Par une victoire écrasante des forces et intérêts économiques, les sociétés dépeintes ne contiennent plus de forme de conflictualité qui pourrait relever d’une lutte des classes. En tout cas, pas de manière frontale… D’autant que la séparation est aussi spatiale et le cyberpunk reprend un schéma récurrent où les plus fortunés peuvent se retirer dans une relative sécurité à l’écart des sources d’agitation.

La nature ayant horreur du vide, si la présence étatique disparaît, qu’est-ce qui la remplace ? D’autres puissances plus ou moins voraces et agressives qui profitent de la situation pour pousser encore plus loin et maximiser leurs intérêts… Ces puissances économiques, désormais sans superviseurs, paraissent ne plus avoir de compte à rendre à personne, passant même souvent dans une zone grise qui n’est pas loin de les rapprocher des mafias ou d’autres types d’organisations criminelles.

Ces compagnies, à l’image des zaibatsus de la Trilogie de la Conurb de William Gibson, ont quitté les rives de l’humanité pour devenir des espèces de monstres inhumains, où l’intérêt brut et la froideur cynique ont remplacé l’empathie. Pour ces firmes et leurs dirigeants (carrément fous ou pervers pour certains), les populations ne semblent plus être que quantités dérisoires.

Le cyberpunk installe ainsi sa propre dialectique de l’ordre et du désordre. Il ne s’agit pas de chaos complet, mais d’un autre ordre social qui comporte aussi ses règles (même si elles prennent les apparences de la force brute). Et la classe la plus aisée parvient toujours à utiliser cet ordre à ses propres fins, celles de la domination économique et du contrôle qui va avec, et même celle encore plus ultime de pouvoir enfin réaliser la vieille obsession d’une vie éternelle. Quoi qu’il arrive, la richesse permet de mettre les risques à distance, de même que les populations indésirables. Y compris par la possibilité de partir vivre dans des stations orbitales pour les plus aisés, comme dans Neuromancien de William Gibson ou Câblé de Walter Jon Williams. Et malheur aux perdants et vaincus de ces luttes inégales…

Les inégalités sont non seulement acceptées, mais l’esprit de révolte pour les éliminer semble avoir disparu, comme s’il avait été anesthésié ou annihilé. La violence, en revanche, fait partie des ambiances habituelles, voire quotidiennes. Les vies paraissent presque en permanence imprégnées par l’insécurité, également acceptée comme une fatalité. À moins d’avoir les moyens de se payer toutes les protections privées nécessaires…

Les drogues dans toutes leurs variétés apparaissent comme une échappatoire quasiment banalisée. Comme si y recourir étaient devenues un élément presque culturel, une forme de consommation rentrée dans les habitudes bien au-delà des franges marginales de la population…

Si on se met au niveau de ce que vivent les personnages, on peut comprendre qu’il soit devenu difficile de distinguer ce qui est bien ou ce qui est mal. Du reste, le système fonctionne sans que ses bénéficiaires aient à s’embarrasser d’idéologie pour en légitimer les inégalités. S’ils ont des préoccupations, elles semblent davantage consister à pouvoir disposer de dispositifs de contrôle et d’influence.

Comme une transposition du contexte économique des années 1980, le cyberpunk réfracte dans la fiction l’enjeu que devient pour les individus leurs capacités d’adaptation aux conditions de ce qui n’était pas encore étiqueté comme relevant de la subjectivation « néolibérale », mais qui semblait devoir peser de manière croissante sur les conduites des individus, avec une espèce d’angoisse de la descente sociale et de l’enfermement dans une précarité perpétuelle. Formellement, les individus sont libres, non soumis aux règles d’un régime dirigiste, mais c’est un autre type de lourdes contraintes qui pèsent sur eux, puisque, de fait, l’obligation permanente d’adaptation des esprits et des corps, ne serait-ce que pour surnager, finit par encadrer les destinées personnelles.


Vivre en territoires dystopiques du technocapitalisme

Le type de cadre, (hyper)urbain le plus souvent, avec ses villes tentaculaires, grouillantes, souvent déliquescentes, rajoute à l’atmosphère dystopique. L’environnement apparaît largement dégradé et la nature paraît s’être considérablement éloignée. L’insécurité sociale semble à telle point banalisée qu’elle fait comme partie des milieux de vie, comme si elle devenait la condition courante à laquelle devait se soumettre la grande majorité des populations. Les énergies individuelles ne sont plus utilisées que pour la survie personnelle. À l’hyperconcentration des richesses semble répondre une hypertrophie de l’économie informelle, capable d’absorber certains quartiers entiers des mégalopoles.

Le cyberpunk est une littérature de la désorientation. Mais c’est une désorientation qui tient moins à des fragilités psychologiques qu’aux conditions sociales dans lesquelles protagonistes et personnages sont amenés à se débrouiller. Tout se passe comme si l’idée de trouver sa place dans la société ne faisait plus sens. Cette désorientation, qui paraît là aussi systémique, est d’autant plus prégnante qu’elle traverse le vécu des protagonistes au fur et à mesure que les récits avancent (et ce n’est pas pour rien que ces protagonistes sont très souvent en position de déclassé(e)s). C’est tout un système qui produit la fragilité des personnages, mais il ne semble perceptible pour eux que par morceaux. Les récits donnent presque à ressentir comme une liquéfaction généralisée des cadres sociaux et institutionnels qui sera plus tard formalisée dans un langage plus sociologique[14].

Les supposés progrès technologiques n’apporteront pas de secours et deviennent même un autre vecteur d’anxiété. Dans le registre désenchanté qui lui est presque propre, le cyberpunk donnait de quoi relativiser et réduire par avance les espoirs qui ont été mis ensuite dans les « nouvelles technologies de l’information et de la communication » et Internet. Aucune redistribution des pouvoirs ou ouverture d’espaces de liberté n’était garantie. Au contraire… Dans cette variété de dystopie cybernétique, débrancher n’est plus une option. Ce que paraissent annoncer le cyberspace et ses extensions, c’est en outre des individus tendant à s’éloigner d’une « réalité » partagée puisque pouvant accéder à une autre qui leur est propre, ou au moins qui est vécue comme telle : les moments d’évasion de la jeune Mona avec la simstim (« simulated stimulation »), par exemple, dans Mona Lisa s’éclate, ou le frisson d’un passage dans les mondes virtuels de villes post-apocalyptiques grâce à des combinaisons intégrales comme dans Vous avez dit virtuel ? de Pat Cadigan[15].

Ces sociétés futures donnent l’apparence d’être privés d’idéologies. Les contestations y sont largement dévitalisées avant qu’elles puissant se développer et c’est l’apathie politique qui semble dominer, comme s’il était devenu impossible de penser un futur collectif meilleur. Les forces en place paraissent inexpugnables. Dans Câblé, Cowboy, le pilote contrebandier, et ses acolytes parviennent à une victoire contre les mercenaires des Orbitaux, mais le système et la domination de ces derniers restent bien installés. De fait, renverser une armada de firmes est un défi bien plus complexe que de renverser un gouvernement relativement centralisé.

Néanmoins, le système a ses vulnérabilités, que le hacker révèle par ses intrusions dans les systèmes informatiques. Par ces mises en scène symboliquement fortes, avec ses pirates informatiques sans moralité, le cyberpunk participe là de tout un imaginaire qui a pu contribuer à alimenter une culture de la peur à l’égard des « cybercriminels »[16]. Mais ce genre d’activités n’est aucunement un contre-pouvoir : aussi déstabilisantes que ces dernières puissent être momentanément, les infrastructures restent sous la coupe des grandes firmes. Le cyberpunk anticipait figurativement un constat qui viendra plus tard : comme l’ont montré par exemple Alexander R. Galloway et Eugene Thacker[17], rien ne garantit que les nouveaux réseaux de communication, et surtout les protocoles qui les sous-tendent, soient nécessairement égalitaires.

La forme d’exubérance technologique donnée à ces mondes ne doit pas faire négliger la dimension politique qui leur est consubstantielle. Ce qui transpire n’est pas seulement une anxiété à l’égard des évolutions technologiques, mais aussi de la fin du politique. Ne reste que le règne des intérêts… À l’écart d’une mythologie comme celle de Frankenstein, ce n’est pas l’hubris technologique qui, dans le cyberpunk, engendre les monstres, mais plutôt l’accumulation de richesses et le sentiment de pouvoir incontrôlé qui en résulte.


Conclusion : De l’anticipation à la résignation ? Peut-être pas…

Sombres. Très sombres même… Les récits du cyberpunk ne laissent guère de place aux espérances. Ce faisant, par les voies de la fiction, ils questionnaient aussi et questionnent encore des trajectoires imaginables pour les sociétés du XXIe siècle. Le cyberpunk donnait à voir les effets d’un darwinisme social intégrant une forte composante technologique. Il était une manière de porter un regard sur le sort des perdants d’un libéralisme économique exacerbé et d’un système capitaliste complètement dérégulé. Sauf à faire partie de la classe favorisée de ces moments futurs, la prudence est de mise dans presque toutes les situations et le stress est quasi permanent. Dans ces mondes, l’artificialité est partout poussée encore plus loin, dans les corps comme dans les environnements.

Pessimisme radical ? Peut-être pas… Par la voix d’un personnage, Lewis Shiner laissait entrevoir une autre manière de comprendre la philosophie du cyberpunk : « Tu ne peux pas t’asseoir et pleurer parce qu’ils ont abattu des arbres et tout pavé. Le béton, c’est radical. Le béton, c’est l’avenir. Tu ne pleures pas à propos de ça, mec, tu skates dessus. »[18] S’adapter, en permanence, même dans les environnements les moins accueillants, en essayant de profiter de ce qu’ils peuvent encore offrir…


[1] Cf. Robert Warren, Stacy Warren, Samuel Nunn, and Colin Warren, « The Future of the Future in Planning: Appropriating Cyberpunk Visions of the City », Journal of Planning Education and Research, vol. 18, n° 1, September 1998, pp. 49–60 ; Carl Abbott, « Cyberpunk Cities: Science Fiction Meets Urban Theory ». Journal of Planning Education and Research. vol. 27, n° 2, 2007, pp. 122-131.

[2] Cf. Luis Suarez-Villa, Technocapitalism: A critical perspective on technological innovation and corporatism, Philadelphia, Temple University Press, 2009.

[3] Paris, J’ai lu, nouvelle édition, 2001 (Neuromancer, New York, Ace Books, 1984).

[4] Paris, J’ai lu, 1988 (Count Zero, London, Gollancz, 1986).

[5] Paris, J’ai lu, 1990 (Mona Lisa Overdrive, London, Gollancz, 1988).

[6] William Gibson, « Johnny Mnemonic », Omni, October 1981. Repris dans William Gibson, Gravé sur chrome, Paris, J’ai lu, 1990 (Burning Chrome, New York, Arbor House, 1986),

[7] Paris, Denoël, 1993 (Synners, New York, Bantam Spectra, 1991).

[8] Paris, Denoël, 1999 (Hardwired, San Francisco, Night Shades Books, 1986).

[9] Cf. Imola Bülgözdi, « Spatiality in the Cyber-World of William Gibson », in Cityscapes of the Future: Urban Spaces in Science Fiction, Leiden, Brill, 2018, notamment p. 129-130.

[10] « Afterword: The World Gibson Made », in Graham J. Murphy and Sherryl Vint (eds), Beyond Cyberpunk: New Critical Perspectives, New York, Routledge, 2010, p. 229.

[11] Cf. Thomas Foster, The Souls of Cyberfolk: Posthumanism as Vernacular Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2005.

[12] Paris, Denoël, 1989 (When Gravity Fails, New York, Arbor House, 1987).

[13] Paris, Opta, 1986 (Software, New York, Ace Books, 1982).

[14] Cf. Zygmunt Bauman, Liquid Times: Living in an Age of Uncertainty, Cambridge, Polity, 2007.

[15] Paris, J’ai lu, 2002 (Tea from an empty cup, New York, Harper Voyager, 1998).

[16] Cf. David S. Wall, « Cybercrime and the culture of fear. Social science fiction(s) and the production of knowledge about cybercrime », Information, Communication & Society, vol. 11, n° 6, 2008, pp. 861-884.

[17] Cf. Alexander Galloway and Eugene Thacker, The Exploit. A Theory of Networks, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007.

[18] « You can’t sit around and cry because they cut down some trees and pave everything. Concrete is radical. Concrete is the future. You don’t cry about it, man, you skate on it » (Slam, New York, Doubleday, 1990, p. 104). Voir aussi Larry McCaffery, « Skating across Cyberpunk’s Brave New Worlds: An Interview with Lewis Shiner », Critique: Studies in Contemporary Fiction, vol. 33, n° 3, 1992, pp. 177-196.





S’évader de la Terre : plan B pour l’anthropocène ?

29 08 2019

« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. » On avait oublié cette fameuse phrase au moment d’écrire le texte qui suit et qui est en fait la version originale d’un article publié dans Libération, après quelques coupes de la rédaction. L’argument, qui était aussi le dernier épisode d’une série de l’été intitulée « Tentative d’évasions », est ainsi accessible de manière complète. Et si cette phrase de Jacques Chirac au sommet de la Terre à Johannesburg en 2002 prenait a posteriori un autre sens, une autre dimension ?

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L’espèce humaine ne peut-elle avoir qu’un habitat et celui-ci ne peut-il être que la Terre ? Difficile de le croire si l’on suit les aspirations présentes dans les imaginaires et, spécialement, les multiples productions de science-fiction qui ont placé l’avenir humain dans un ailleurs plus ou moins lointain, qu’il soit celui des vastes étendues spatiales ou des mondes offerts par d’autres planètes. Une partie massive de ces productions, en littérature, au cinéma, dans les jeux vidéo, etc., a développé et poursuit un imaginaire de l’expédition et de la colonisation extra-terrestre. Dans cet élargissement d’un esprit d’aventure et de conquête, la Terre finit presque par apparaître comme un symbole d’enfermement. Une fascination exploratrice qu’on peut comprendre si on fait la comparaison avec un univers qui, lui, est infini. Les multiples déclinaisons de la série Star Trek sont typiquement dans cet imaginaire.

Mais il y a aussi un autre versant qui est déjà dans un imaginaire moins confiant, celui de l’exode, quittant la Terre pour des raisons subies plutôt que choisies. Autrement dit, pour trouver ailleurs des conditions plus supportables, plutôt que comme une extension d’un esprit pionnier ou d’appétits d’exploration à des échelles galactiques. S’il n’y a plus d’espoir sur place, que reste-t-il comme solutions ? Une de celles qui viennent rapidement et logiquement à l’esprit est celle de la fuite, du départ, de l’évasion. Dans un récent livre inquiet de l’avenir des Terriens, le sociologue philosophe Bruno Latour réfléchissait à l’enjeu écologique global à partir de la question, reprise en titre : Où atterrir ? (La Découverte, 2017). Mais l’autre option, qui paraît prendre forme et imprégner certains imaginaires, ressemble plutôt à un : Où partir ? Une injonction différente, donc. S’évader d’un environnement devenu inhabitable… Transporter l’humanité ou quelque chose qui la perpétue autre part, en espérant trouver une planète de rechange avec des conditions relativement favorables… Dans ce cas, s’il y a départ, ce n’est pas parce qu’il serait dans la nature de l’espèce humaine de pousser l’exploration toujours plus loin. Il ne s’agit plus de « conquête spatiale ». Ou alors avec un sens et un but différent…

La fiction accueille des questionnements sociaux diffus, les métaphorise, les transfigure. Et la science-fiction peut-être avec encore plus de force et de puissance évocatrice… C’est pour cela qu’il est intéressant, et presque révélateur, de regarder plus attentivement un type de scénario déjà présent dans les imaginaires, celui qui paraît décrire un plan de secours au cas où les humains ne pourraient plus habiter sur Terre.

De manière symptomatique, c’est le message qui transparaît, en version cinématographique à grand spectacle, dans Interstellar de Christopher Nolan (2014). à suivre le postulat posé au début du film, la planète n’offre plus d’espoir de vie correcte à ses milliards d’habitants. Les espaces terrestres sont menacés d’être ravagés à cause de tempêtes de poussière récurrentes et à grande échelle (comme une réminiscence du Dust Bowl américain des années 1930, mais dont l’origine n’est pas vraiment précisée). D’où des difficultés pour l‘agriculture, vitales de fait, et le maïs semble être l’une des rares cultures encore possibles, mais sans certitude que même cette possibilité puisse durer. La solution prise comme une évidence par les personnages du film semble alors de chercher une autre planète, même dans une autre galaxie, pour que l’humanité puisse poursuivre son existence ailleurs. Un message implicite donc très ambigu : quitter la Terre plutôt qu’essayer de la préserver…

S’échapper du berceau planétaire peut trouver d’autres justifications, comme celle de la pression démographique. Dans le répertoire des solutions hypothétiques, une autre manière de desserrer cet étau serait l’expansion humaine en dehors de la Terre, autrement dit en envoyant une partie des humains sur d’autres planètes ou dans l’espace. Le départ vers d’autres cieux éloignés, vers des « colonies de l’espace », pourrait être vu comme une solution pour « dépeupler » la Terre et retrouver de l’« espace vital », sur la planète originelle elle-même et en même temps ailleurs. Ces « colonies de l’espace » sont celles que l’on retrouve dans le film Blade Runner et qui étaient déjà évoquées dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, le roman originel de Philip K. Dick (1968).

AuroraL’hypothèse selon laquelle la survie de l’espèce humaine dépendrait d’un exode vers le cosmos a en fait été amplement utilisée dans des multiples variantes dans la fiction. Par exemple à travers la figure de l’arche spatiale ou du vaisseau générationnel. Autrement dit, un vaisseau où pourraient vivre plusieurs générations d’humains, en reproduisant notamment des écosystèmes dans une espèce de monde clos, de façon à pouvoir voyager sur des distances gigantesques à des vitesses qui ne peuvent dépasser celle de la lumière. L’idée est déjà présente dès la fin des années 1920 et a bénéficié d’une variété de mises en scène plus ou moins développées pour d’innombrables destinations plus ou moins hypothétiques. Même avec un relatif confort, ce genre de voyage peut être long, très long… Si celles et ceux qui embarquent n’auront que peu d’espoirs de pouvoir contempler le lieu d’arrivée, ils pourront en revanche raisonnablement le souhaiter pour la ou les générations suivantes. Aurora du romancier américain Kim Stanley Robinson (2015, traduit récemment en français chez Bragelonne) est une manière de raconter les exigences et contraintes qu’un tel voyage place sur les vies humaines.

Mais pourquoi vouloir absolument transporter des humains éveillés et « vivants » ? Au cinéma, Interstellar à nouveau met précisément deux plans de secours collectif en compétition : l’un, massif, d’évacuation générale de la Terre vers une autre planète habitable ; l’autre, plus léger, privilégiant la survie de l’humanité comme espèce, par le transport d’ovules humains fécondés et conservés par congélation. Sans surprise pour ce type de blockbuster, l’initiative est américaine. L’équipe et le héros envoyés en mission spatiale exploratrice n’ont plus pour tâche de sauver le monde existant, mais de trouver un autre monde, tâche plus simple apparemment…

Plus récemment, Passengers (2016) est un autre film qui reprend le thème de l’arche spatiale et qui peut être vu autrement que comme une simple romance entre deux de ses occupants malencontreusement réveillés au cours de ce qui devait juste être un long et imperceptible voyage de 120 ans (mais sans ses inconvénients : fatigue, vieillissement, etc.). Passengers part d’un postulat similaire, puisque le vaisseau est censé transporter quelques milliers de personnes en hibernation vers une planète forcément moins surpeuplée et plus accueillante que la Terre.

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Passengers (Réal. : Morten Tyldum, 2016)

Ces exemples de fictions ne sont plus dans le mythe de l’exploration au-delà des frontières. Ils retrouvent à leur manière un autre mythe, celui de l’Arche de Noé transposé dans un cadre marqué par la nécessité d’affronter une autre apocalypse imminente. Fût-il fictionnel, ce thème des arches stellaires est au demeurant une manière de poser des questions intéressantes transposables pour la Terre. Typiquement : comment gérer des ressources rares sur des durées longues, si possible en trouvant des moyens de les restaurer au fur et à mesure ?

Si le départ s’impose et à défaut de trouver d’autres planètes habitables, l’imagination peut donner comme autre espoir de trouver un accueil dans des habitats spatiaux artificiels, flottant ou naviguant dans le vide intersidéral. Quelle part de la population pourrait ainsi partir ? Toute dans l’hypothèse que fait le film d’animation Wall-E (2008), si la Terre dans sa totalité n’est plus qu’une vaste décharge laissée au nettoyage de robots. Comme partis sur un gigantesque paquebot en croisière spatiale de luxe, les humains ont lâchement fui et continué à s’avachir dans un confort qui les a rendu obèses et paresseux, dépendants de serviteurs robotisés, incapables de se déplacer sans leurs sièges flottants du fait de leur poids et n’ayant plus qu’une consommation abêtissante pour donner un reste de sens à leur vie. Dans le film Elysium (2013), le départ est réservé aux plus fortunés. Le film de Neill Blomkamp reprend un schéma courant où la Terre reste surpeuplée, miséreuse de surcroît, et où une minorité aisée a réussi à recréer des conditions de vie très enviables sur une station spatiale. L’imposant satellite artificiel mis en orbite reproduit un paysage de quartier résidentiel bourgeois, une espèce de Beverly Hills de l’espace, avec équipement médicalisé de pointe dans chaque maison et un système de défense militarisé pour protéger l’ensemble des incursions que pourrait tenter la plèbe terrestre.

Dans tous ces cas, le salut passerait alors par la poursuite des solutions technicistes, mais sous une autre forme que celles applicables au globe originel. D’ailleurs, disposer de capacités techniques pour partir coloniser le système solaire ne signifie pas nécessairement que puissent être résolus des accumulations de problèmes écologiques laissés souvent pendants sur Terre. Le registre spéculatif de la science-fiction n’est pas seulement celui d’une croyance dans un progrès technologique qui puisse forcément offrir toutes les solutions. C’est aussi une façon de réintroduire une part de réserve ou de méfiance. 2312 de Kim Stanley Robinson (2012) laisse par exemple penser que les sociétés humaines ne parviendront pas à corriger les dégâts qu’elles ont faits, malgré les avancées techniques rendues disponibles. Ces dernières arriveront trop tard…

Il est frappant de retrouver une part de cet imaginaire de l’évasion dans des projets plus concrets et récents comme ceux d’Elon Musk et de Jeff Bezos. On connaît les ambitions martiennes du premier et de sa société SpaceX vouée à la construction de véhicules spatiaux. Pour Jeff Bezos, le fondateur et patron d’Amazon, il s’agit, voire il est presque vital pour l’humanité, de déplacer l’industrie lourde ailleurs que sur Terre. Loin en apparence du commerce en ligne qui a fait sa fortune, sa société Blue Origin affiche pour ambition de prendre la Lune comme première étape.

outlandLa migration vers d’autres corps célestes ou vers des habitats spatiaux serait pourtant compliquée à de nombreux points de vue, et même les auteurs de science-fiction peuvent en être conscients. Évidemment, les difficultés techniques et physiques à résoudre sont colossales, ne serait-ce par exemple que pour les ressources énergétiques à mobiliser. Avec une conquête spatiale à plus large échelle viennent évidemment d’autres problèmes pratiques, puisqu’il faudrait prévoir d’importantes quantités de matériaux pour construire les vaisseaux, stations orbitales et équipements nécessaires. En science-fiction, l’imaginaire de l’exploration spatiale est d’ailleurs aussi souvent un imaginaire minier, dont il n’est pas anodin de pouvoir constater la présence en arrière-plans de nombreux films (Alien, Outland, Avatar, etc.) et récits littéraires. Tout se passe comme si le terrain avait été préparé pour une impulsion qui est déjà là dans les réalités actuelles. Des initiatives d’acteurs économiques envisagent en effet déjà l’exploitation minière d’astéroïdes, voire imaginent de manière anticipatrice l’espace (et ses autres mondes) comme un vaste réservoir de ressources.

Reflet d’un trouble et d’un péril écologique global, le terme anthropocène est de plus en plus souvent utilisé pour essayer de qualifier la situation particulière dans laquelle se retrouve l’humanité, celle d’une nouvelle ère géologique qu’aurait engendrée la trajectoire technico-économique, productiviste et expansive, devenue dominante. À certains égards, ces fictions de l’exode spatial mentionnées précédemment sont déjà dans un post-anthropocène : l’imaginaire de voies de sortie, certes peu séduisantes pour beaucoup d’entre elles, mais qui fonctionne comme une forme de démonstration des capacités et de l’inventivité humaines. Rassurant si l’on considère que les astronomes semblent capables de découvrir un nombre croissant d’exoplanètes ? De toute manière, il faudrait avoir l’assurance de pouvoir trouver des environnements et milieux qui ne soient pas trop hostiles. Un tel départ et de tels périples signifieraient en tout cas de longues séries d’épreuves, que la fiction aide aussi à imaginer. Pour les représentants de l’espèce humaine prêts ou contraints au départ, reste à espérer ne pas rencontrer d’espèces concurrentes aussi invasives et arrogantes que la leur…





La science-fiction, une boussole pour notre monde

4 05 2019

2050

Pourquoi ce titre ? C’est celui en fait du sympathique podcast réalisé dans la série « #2050 le podcast ». Avec Rebecca Armstrong, nous discutions sur quelques idées développées dans Hors des décombres du monde (et donc de l’utilité d’un compas de navigation pour le futur), et (presque) tout est expliqué pour celles et ceux qui n’auraient pas envie de se lancer dans une longue lecture (mais ils auraient tort, évidemment).

Ce podcast est accessible à plein d’endroits, par exemple ici et chez Usbek & Rica. Et peut-être entendrez-vous le soleil qui brillait pour accompagner notre discussion, légère et sérieuse à la fois…





Redonner de la perspective au futur

13 03 2019

Ci-dessous est repris le texte d’un entretien réalisé pour le site de la revue Architectures À Vivre. L’entretien (disponible également ici) complète lui-même une analyse plutôt riche et attentive, dans le numéro de mars-avril 2019 (n° 106) de la revue, pour présenter le livre paru en août dernier et toujours disponible chez Champ Vallon (Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur). L’occasion de donner un autre éclairage à certaines thématiques abordées dans le livre.

Architectures à vivre : Votre démarche défend la force des explorations imaginaires. À de multiples reprises, vous soulignez le « sérieux » des récits que vous analysez. Pourquoi ces projections ou les utopies dites « abstraites » sont-elles si déconsidérées ?

Y.R. : Les œuvres de science-fiction sont une excellente médiation pour pénétrer la complexité du monde et les incertitudes de son devenir. Et même de vraies amorces pour embrayer sur des réflexions plus élaborées. Ce serait réducteur de considérer les œuvres et productions des auteurs comme de vagues opinions et non des idées construites. Une bonne part des auteurs d’aujourd’hui reconnaît la nécessité de se documenter sérieusement avant de s’engager dans l’écriture. Et il faut croire que certaines de ces projections peuvent être prises au sérieux, puisque même des organisations ayant pignon sur rue, comme l’armée américaine ou l’Agence spatiale européenne, ont par le passé fait appel à des auteurs reconnus.

Pour ce qui concerne la dévalorisation de ces projections, ce serait long de faire une histoire des idées et de revenir sur les nombreux épisodes qui ont abouti à cette mise à l’écart des différentes formes d’« utopies abstraites », typiquement comme le moment où la pensée marxiste a prétendu imposer un « socialisme scientifique » contre un « socialisme utopique ». Mais ces suspicions ou formes de condescendance face aux constructions utopiques ont été diffuses, probablement renforcées par la rhétorique du pragmatisme et de l’efficacité économique, et ne me paraissent pas spécifiquement françaises. Certains spécialistes de l’histoire des utopies mettent cette mise à l’écart en relation avec certaines caractéristiques de notre moment historique : le déploiement du néolibéralisme et une supposée « fin de l’histoire », l’absorption consumériste et techniciste de l’idée de « progrès », l’enlisement dans un « présentisme »…

L’utopie peut aussi avoir quelque chose de paralysant dans l’espèce d’absolue perfection vers laquelle elle est censée orienter. Pourtant, souvent, les idées politiques nouvelles ou décalées émergent de ces « utopies abstraites ». Le transhumanisme par exemple, qui fait de plus en plus parler de lui et qui, à certains égards, peut faire penser à une forme d’utopie, est traversé de références ou d’influences provenant plus ou moins directement de la science-fiction. Et avec même maintenant, dans une espèce de boucle, des auteurs : Ramez Naam par exemple, avec sa série de romans NexusCrux, et Apex qui essayent de lui donner une consistance ou une incarnation dans des récits romanesques.

A.À.V. : Vous tirez six « lignes de fuite » des récits d’anticipation, présentées non comme des solutions clés en mains, mais comme des guides ou des « poches d’espérance ». Pour comprendre votre concept, pouvez-vous nous exposer l’espérance à attendre du « conservationnisme autoritaire » qui semble a priori peu engageant ?

Y.R. : Dans les versions romanesques que j’étudie dans le livre, le « conservationnisme autoritaire » fonctionne comme s’il s’agissait d’imposer des normes de comportements à des groupes ou populations pour des motifs écologiques et sans possibilité de discussion. Évidemment, c’est une manière de donner des limites aux actions qui paraît peu compatible avec le souhait de maintenir des principes démocratiques. Dans Carnival d’Elizabeth Bear, ce sont par exemple des intelligences artificielles qui définissent et imposent les prescriptions à respecter. Et les choix peuvent être brutaux, notamment lorsqu’il s’agit de réguler ce qui est considéré comme des excès de population. De manière intéressante, ce qui est problématisé en creux à travers ce type de ligne de fuite, c’est la question de la capacité des systèmes démocratiques à encaisser la crise écologique et à emmener consciemment une collectivité vers un ajustement (conscient) des comportements. Bénéfique pour les milieux, on peut aisément convenir qu’une telle orientation autoritaire paraît peu désirable pour la plupart des humains ou autres êtres pensants qui subissent cette option. Mais c’est aussi ce sentiment de trouble, cette déstabilisation, que recherchent les auteur(e)s.

A.À.V. : Dans ces visions problématiques, les cadres bâtis dans lesquels se déroulent les histoires ne sont pas accessoires, mais parties prenantes des expériences vécues par les protagonistes, soulignez-vous. Y a-t-il dans la SF des typologies de rôles assignés aux objets construits, en tant que problèmes ou résolutions ?

Y.R. : Tout rapport au monde est fait d’expériences esthétiques et symboliques, d’un mélange d’émotions et de sens. L’imagination peut être une des manières de médiatiser ce rapport, comme si intervenaient d’autres prismes. Si l’on est attentif aux décors proposés, les représentations et descriptions de la science-fiction peuvent être parcourues en les considérant comme des manières d’éprouver l’habitabilité d’une planète. Éprouver dans un double sens : d’un côté, ressentir des conditions d’existence dans un environnement, a fortiori lorsqu’il devient moins accueillant ; et d’un autre côté, mettre à l’épreuve des milieux et leurs capacités d’adaptation face à des perturbations. La science-fiction, y compris dans les films apparemment légers où l’on se balade de planète en planète, permet de faire sentir que les environnements n’ont pas tous le même niveau de confort pour les espèces pensantes (humains ou non) qui y sont présentes. Faut-il alors s’adapter à ces environnements ou les adapter ? Sur une série de romans devenus des classiques, Frank Herbert décrit les deux options dans le fameux Dune (1965) et ses suites.

Autre exemple : les questions soulevées par la géo-ingénierie sont d’une certaine manière depuis longtemps présentes dans la science-fiction, qui a servi à décrire les multiples façons de transformer volontairement l’habitat d’une planète et gérer ses paramètres écologiques. C’est ce qu’on retrouve avec l’idée de terraformation notamment, lorsque des humains essayent d’implanter des colonies durables ailleurs que sur Terre. Pour ceux qui resteront sur cette dernière, les représentations de science-fiction montrent que les grands aménagements et infrastructures sont difficilement réversibles : ils vont traverser le temps. Plus ou moins bien certes, mais on les retrouve, même sous la forme de l’imaginaire de la ruine, évidemment particulièrement présent dans les schémas apocalyptiques et post-apocalyptiques.

Je n’en ai pas parlé dans le livre, mais, dans cette production imaginaire, j’ai été intéressé de voir régulièrement revenir le modèle des arcologies (*), ces bâtiments et architectures qui tenteraient ou auraient tenté de faire fonctionner en leur sein des formes d’écologie. Dans le courant cyberpunk, c’est plutôt sur le mode de l’échec, où elles tendent à apparaître comme des restes de tentatives avortées. Plus récemment, chez Paolo Bacigalupi, notamment dans son roman Water Knife (2015), les arcologies apparaissent comme des espèces d’enclaves que des catégories privilégiées auraient réussi à se réserver, notamment pour s’éviter les affres d’une sécheresse généralisée.

A.À.V. : Si on regarde ces récits sous l’angle du maintien de l’habitabilité de la planète, quel sens donner aux figurations de cabanes dans des forêts (comme dans Oblivion) ou aux modèles symbiotiques avec les éléments naturels (comme dans Avatar) ? Sont-ils riches ou caducs pour la réflexion écologique ?

Y.R. : L’imaginaire collectif semble peiner à concevoir un développement humain en dehors d’une extension continue de la technosphère. On conçoit facilement que les questions qui seraient alors soulevées pourraient être désagréables ou perturbantes. Que signifie devoir vivre, chaque jour, dans des environnements où ce qu’on appelait « nature » a été mis à distance ou transformé au point que l’idée est à peine un vague souvenir ? Même si c’est d’une manière qui peut paraître détournée, la science-fiction remet sur le devant de la scène la question du choix du mode de vie et de sa dépendance par rapport aux appareillages et systèmes techniques.

Oblivion est un film intéressant pour ses ambiguïtés : il réactive l’image du refuge à l’écart des fracas du monde environnant, mais il est symboliquement davantage inscrit dans un passé nostalgique, comme s’il y avait une inévitabilité à la destruction du monde qui l’entoure. Quant à Avatar, le film remet en scène des valeurs et des formes de spiritualité tellement arasées par la modernité triomphante que leur retour risquerait d’apparaître comme une espèce de reconstruction fantasmée.

A.À.V. : Dans les histoires thématisées sur le climat, les issues se révèlent globalement peu heureuses. Comment comprendre que l’on imagine se relever (non sans mal) d’une apocalypse nucléaire ou d’une prédation capitaliste généralisée, mais pas du réchauffement climatique ?

Y.R. : La perception des durées joue probablement un rôle. À un niveau global, la restauration ou la transformation de situations écologiques ne peut généralement se faire que sur des temporalités longues, que les modèles sociaux devenus dominants n’ont guère contribué à favoriser. C’est aussi pour ces raisons que les imaginaires sont un bon indicateur de la capacité à continuer à forger des alternatives. Et l’impression est en effet qu’il faut souvent remonter dans le temps et dans des productions déjà relativement anciennes pour en faire ré-émerger. Avant le solarpunk, mais non sans résonances, ce que j’ai appelé la « frugalité autogérée » est l’espèce de modèle expérimental qu’on trouve dans le roman Les Dépossédés de l’Américaine Ursula Le Guin (en 1974). Avec des détails presque proches de l’anthropologie, elle y teste en quelque sorte un type de collectivité qui parviendrait à gérer une situation de rareté des ressources, sans propriété, ni gouvernement (mais avec quand même l’aide d’un système informatique). L’intérêt des « lignes de fuite », c’est aussi de montrer que toutes ont leurs difficultés et que, face à l’adversité, il peut y avoir certains choix à défendre. Mais ces visions signalent aussi des contraintes, et qui a envie de contraintes ?

A.À.V. : Les récits de science-fiction vous semblent différents des scénarios « experts » de la prospective. Entretiennent-ils, selon vous, des liens avec les scénarisations propres aux métiers de la conception ?

Y.R. : Un des forts enjeux actuels n’est pas seulement de remettre du futur dans le présent, mais aussi d’y remettre des perspectives de long terme. La prospective peut avoir un intérêt, mais elle reste sur des horizons temporels qui paraissent bien courts face à la portée des transformations écologiques en cours. La science-fiction n’a pas ces hésitations. La difficulté est en effet de penser le futur à l’écart des imprégnations du présent, comme lorsqu’on cherche à avoir une longueur ou un coup d’avance pour éviter de se faire déborder.

Si la science-fiction a un avantage comme mode d’exploration et de connaissance, c’est parce qu’elle paraît un cadre plus propice aux visions larges sur les métamorphoses du monde. Elle est une mise en scène des formes possibles du changement social. Ce serait donc réducteur de la considérer comme une forme d’évasion en dehors de la « réalité ». Au contraire, elle peut fonctionner comme une invitation à y plonger plus profondément, typiquement en décapant un vernis de confort ou de certitudes.

Ce décalage fictionnel permet alors effectivement d’arriver avec un autre regard devant la variété de constructions que l’humanité va probablement continuer à ajouter à la surface de la Terre. Par exemple, avec les projets de fermes verticales, c’est l’architecture qui devient cyborg, à la manière de ces entités hybrides qui ont largement peuplé la science-fiction en combinant l’organique, le vivant, avec l’artificiel, le technique.

Plus largement, la science-fiction est une façon de donner à voir les conséquences de choix urbanistiques (ou de non-choix même) qui auraient été faits dans une période antérieure. D’ailleurs, dans certaines portions du monde des urbanistes anglophones, il y a eu des tentatives pour montrer l’intérêt de l’imaginaire de la science-fiction pour les réflexions liées à la planification urbaine. De fait, une ressource puissante de la science-fiction est de décrire ou de visualiser, avec souvent moult détails significatifs, comment seraient peuplées, habitées, vécues, pratiquées, des projections urbanistiques, qui sont alors testées grâce à la médiation d’une autre forme d’expérience. À quoi ressembleraient les vies humaines dans des villes qui se seraient essentiellement développées en hauteur et qui ne seraient plus faites que de tours ? Y aurait-il un stress différent du fait de cette verticalité potentiellement écrasante ? On peut en avoir quelques projections et idées grâce à la littérature (Monades urbaines de Robert Silverberg et I.G.H.  de J. G. Ballard, par exemple, pour citer quelques classiques) et au cinéma.

Dans une orbite proche de la SF, en cherchant pour partie à y puiser des inspirations, il existe effectivement des initiatives de « design fiction » qui se développent, mais elles relèvent plutôt de l’entreprise commerciale, où il s’agit de s’adresser à des clients qui ont généralement des demandes, voire des produits à vendre. La science-fiction n’a a priori pas vocation à faire du prototypage, en tout cas pas de cette sorte.

A.À.V. : Vous accordez quatre fonctions à la science-fiction : l’habituation, la catharsis, l’alerte et l’émancipation. Le pessimisme ambiant tendrait à faire penser que la première se réalise sans peine. Quelles formes la fonction la plus active, l’émancipation, pourrait-elle prendre ? Autrement dit, par quels « praticiens du futur » souhaiteriez-vous peut-être être lu ?

Y.R. : La thématique montante de l’anthropocène et, a fortiori, celle de l’effondrement peuvent laisser l’impression qu’il n’y a plus guère d’espoir hormis gérer les conséquences de la dégradation écologique généralisée que l’humanité a enclenchée. L’angoisse et la peur sont rarement les réactions les plus propices à l’émancipation. Comme dirait Maître Yoda (pour rester, grâce à Star Wars, à proximité de la science-fiction) : « La peur est le chemin du côté obscur. La peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène à la souffrance ».

Je dirais que le livre ne s’adresse pas forcément à des « praticiens du futur », mais à toute personne qui s’intéresse au futur et au devenir de notre monde. L’ouverture imaginaire est toujours un recours pour empêcher d’enfermer la pensée dans un « There is no alternative ». Le livre met une part de cet imaginaire à disposition pour celles et ceux qui voudraient confirmer ou se convaincre que le futur est toujours une affaire de choix, et que les récits dans lesquels s’inscrit la trajectoire de l’humanité doivent rester ouverts. Il ne suffit pas effectivement de refuser la fatalité. Pour l’individu comme pour un collectif, l’émancipation passe par la réflexion sur sa propre condition, et la science-fiction peut justement être un vecteur de réflexivité, une forme de stimulation à la réflexion. Elle problématise le rapport à ce qui nous entoure, l’importance des coexistences, et c’est en ce sens qu’elle se révèle aussi précieuse. En version positive, c’est ce que j’ai essayé de proposer avec l’idée de « souciance ». C’est redonner du sens à la destinée des sociétés humaines en les reconnectant avec ce qui les entoure et qui assure leur subsistance. La question est majeure : comment se construit un collectif lorsque ses contours sont en pleine redéfinition, à la fois du fait de la place croissante occupée par de nouvelles entités, machiniques notamment (robots, etc.), et de la disparition ou de la quasi-disparition d’espèces vivantes et d’écosystèmes ? Quelles nouvelles régulations ce collectif doit-il se donner ?

L’émancipation suppose en tout cas de ne pas penser que l’horizon futur est bouché et une pré-condition est toujours d’avoir à disposition des visions alternatives. Même les dystopies ou des scénarios post-apocalyptiques ont un intérêt de ce point de vue. Cet intérêt est aussi d’amener à se poser la question : comment pourrions-nous ou risquerions-nous d’en arriver là, à cette catastrophe ou régression sociale ? Ou, inversement : quel effort (collectif) y aurait-il à faire pour ne pas déboucher sur ces situations ? Les fictions aident non seulement à rappeler que le relatif confort présent pour certaines populations n’est pas éternellement acquis, mais aussi à mettre en relief les espaces où se maintiennent des capacités d’action (même) lorsque les situations se sont aggravées ou se détériorent. Selon les conditions, l’espoir est mince, mais sa petite lueur brille encore dans certaines portions de ces imaginaires orientés vers le futur.

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(*) L’« arcologie », contraction d’architecture et d’écologie, est un concept théorisé par l’architecte italo-américain Paolo Soleri dans les années 1960-70 et mis en œuvre dans la ville expérimentale d’Arcosanti, en plein désert dans l’Arizona. Dans les œuvres de SF où il apparaît, le terme est repris sans nécessairement de référence directe à ce précédent, même si l’idée en est similaire.





« La science-fiction expérimente les conditions de la vie en commun »

5 10 2018
(Entretien)

Chewie & porg

Une photo d’illustration tirée du dernier Star Wars (Episode VIII – The Last Jedi) ? Un wookie et un porg ? Ce n’est pas ce qui serait spontanément venu à l’esprit pour illustrer l’idée d’un cosmopolitisme des espèces, mais il s’avère que le rapprochement fonctionne. Et, en plus des entités « vivantes », la science-fiction permet d’imaginer que ce cosmopolitisme très étendu puisse même aller jusqu’aux machines et robots. Rapides explications dans un entretien pour Usbek & Rica, accessible par ici. Tous les détails sont évidemment dans le livre récemment paru (Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur), toujours disponible aux Editions Champ Vallon.

 





Hors des décombres du monde : désormais en librairie !

30 08 2018

Depuis quelques années, je réfléchis en politiste sur l’intérêt (notamment politique donc) de la science-fiction et la façon dont elle peut aider à (re)penser les enjeux écologiques qui marqueront inévitablement les prochaines décennies et probablement au-delà. Le livre qui réunit l’ensemble de ces réflexions est désormais disponible en librairie. Ce qui tombe bien pour  la « rentrée des idées », puisqu’il permet d’y remettre quelques augures désagréables (catégorie « Angoisses sociales » dans le journal Le Monde).

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Présentation :

L’humanité doit-elle se préparer à vivre sur une planète de moins en moins habitable ? Comment adapter l’équipement intellectuel collectif pour éviter une telle situation ? Et pourquoi pas en recourant à la science-fiction et à son potentiel imaginaire ? En considérant les profondes transformations du monde avec le regard évolutif de la science-fiction, ce livre ne se contente pas de montrer que ses déplacements dans le temps et dans l’espace sont riches de toute une imagination écologique, en littérature comme au cinéma. De cette masse de récits et de représentations peuvent en effet être aussi dégagées des expériences et des ouvertures inspirantes, aidant à réfléchir, éthiquement et politiquement, sur les manières pour une collectivité de prendre en charge les défis environnementaux. La science-fiction, au-delà de ce qu’elle peut susciter comme espoirs (les plus) démesurés ou inquiétudes (les plus) pessimistes, comme découragements devant les menaces annoncées ou sursauts de conscience, offre à la réflexion, en plus d’un réservoir imaginaire, un support de connaissance susceptible de nous aider à habiter les mondes en préparation. Et, peut-être, à avancer vers de nouveaux possibles et une autre éthique du futur…

Le sommaire est également disponible sur le site de l’éditeur.