Quand le cyberpunk était un laboratoire du technocapitalisme…

7 12 2020

En attendant une parution plus substantielle sous forme de livre en juin 2021, le texte qui suit, également disponible sur le site du magazine Diacritik, profite de l’actualité et du buzz autour d’un certain jeu vidéo pour rappeler quelques dimensions importantes du cyberpunk qui ont marqué leur époque. Et peut-être encore la nôtre…

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Actualité du cyberpunk ? La sortie fortement promue du jeu vidéo Cyberpunk 2077 ajoute à ce sentiment. Pas tellement pour l’esthétique, qui peut paraître un peu datée, mais pour les thématiques peut-être surtout… Certes, ce type de jeu, avec d’autres, confirme que le cyberpunk est devenu un produit de consommation, aux inspirations largement puisées dans un recyclage de tropes qui finit par être très prévisible. Mais ce qui les a nourris, cette espèce d’anxiété sur les conséquences de l’entrée dans un nouveau technocapitalisme, conserve un intérêt comme matière à réflexion, voire mérite d’être restauré dans sa dimension potentiellement critique.

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Un futur imaginé peut ne pas se réaliser, ou pas complètement, mais rester intéressant ou stimulant autrement que comme le témoignage d’un contexte culturel daté : il peut l’être aussi par les représentations et questionnements qui ont été activés. Et ce, même si le trait paraît fortement noirci, car le décalage ou l’accentuation peuvent aussi avoir des vertus heuristiques. Avec le recul, celui d’évolutions devenues plus visibles, le cyberpunk produit encore un effet de ce type.

Cyberpunk est initialement l’appellation adoptée pour désigner les œuvres d’un groupe d’écrivains nord-américains du milieu des années 1980 (très majoritairement des hommes : William Gibson, Rudy Rucker, Lewis Shiner, John Shirley, Bruce Sterling, Michael Swanwick, Walter Jon Williams parmi les principaux), mis ensemble pour leur contribution commune à ouvrir la science-fiction à des thématiques renouvelées. L’exubérance technologique n’était plus portée vers les confins de l’univers, mais pénétrait davantage des espaces plus terrestres et les vies courantes, des corps jusqu’aux territoires urbains, et même jusqu’à l’esquisse de nouveaux mondes virtuels. L’atmosphère sociale y apparaissait fort peu rayonnante, comme prise dans une forme de déliquescence généralisée, hormis pour des puissances économiques semblant dominer la planète.

Une anticipation proche avec en plus une forme de réalisme ? Des auteurs travaillant sur des questions liées à l’urbanisme ont en effet même défendu l’idée que les scénarios de planification pour le futur pouvaient devenir plus réalistes et éthiques en prenant en compte les dimensions urbaines de ces œuvres de fiction[1]. Pour le dire autrement, la mise en scène de cet ordre social peut mériter considération pour sa valeur expérimentale, en l’occurrence par le procédé de la fiction. À travers les récits sont posés des cadres dans lesquels, sur le mode de la projection anticipatrice et spéculative, est prolongé tout un ensemble de trajectoires : technologiques, économiques, sociétales, etc. Comme un laboratoire susceptible d’ouvrir alors autant de questionnements…


Désillusionnement et réfractions dystopiques

Une force de l’imaginaire cyberpunk est de mettre ensemble des dynamiques qui font système et de les rendre presque sensibles. En poussant plus loin la densité technique, cet imaginaire esquisse les transformations possibles de la condition humaine, harnachée, augmentée, décorporée même, au point de paraître devenir de plus en plus post-humaine. En plongeant dans la complexité des réseaux d’un monde multiplement globalisé (économiquement, médiatiquement, financièrement, etc.), il signale et métaphorise des puissances à l’œuvre, celles d’un nouvel ordre qui peut être appelé « technocapitalisme » à défaut de trouver une meilleure dénomination[2]. En les rendant plus saillants, il donne une manière de saisir les effets structurants que contiennent certaines trajectoires technologiques et les transformations qu’elles induisent, autant dans les champs d’expérience des individus que dans les agencements collectifs. Avec une forte tonalité de désenchantement en plus… Les atmosphères paraissent souvent sombres et violentes ; les environnements sociaux, marqués par une insécurité latente, semblent troublés et menaçants.

Le futur décrit est un futur reconnaissable parce qu’il comporte beaucoup d’éléments familiers. Il emprunte ces traits pour les accentuer, de manière presque monstrueuse parfois, au point effectivement de les rapprocher d’une semblance dystopique. Plutôt qu’un changement de système ou de société, les évolutions technologiques en renforceraient certains aspects, et singulièrement ceux qui pouvaient paraître les plus pathologiques : non seulement les expansions cybernétiques et machiniques pénètrent tout, des intimités corporelles (sous la forme de prothèses, d’implants, etc.) jusqu’aux fonctionnements sociaux, mais leurs effets semblent encore renforcés par une dérégulation presque complète. Dans les représentations produites, tout se passe comme si les pires tendances du libéralisme économique et du transhumanisme s’étaient combinées pour ne laisser qu’un horizon menaçant…

Par les contrastes qu’elle donne, la dystopie est une forme qui prend sens non pas tellement du dedans, mais par l’extérieur, comme point de comparaison. Elle décale l’attention par rapport à des situations présentes implicitement connues et elle montre comment des conditions sont susceptibles d’évoluer jusqu’à rendre les existences humaines difficilement enviables. C’est notamment ce qui fait sa valeur heuristique : par cet assemblage de représentations, elle ouvre un espace où peut se réaliser une forme de déconstruction. Sur un mode analogue à celui des expériences de pensée, l’accentuation des trajectoires révèle des traits qui étaient plus difficilement visibles, mais les reprend surtout dans un registre particulier qui est celui de l’anxiété. Comme un rappel qu’il n’y a jamais de garantie pour un futur radieux et, en même temps, l’invitation implicite à se demander ce qui s’est passé avant pour en arriver à la situation dépeinte.

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Les récits du cyberpunk, à commencer par la « Sprawl Trilogy » de William Gibson (Neuromancien[3], Comte Zéro[4], Mona Lisa s’éclate[5]), sont aussi des voyages dans le capitalisme comme système-monde. Sa forme la plus débridée n’a plus rien pour la menacer. L’empire de la marchandise l’a emporté. Tout élément matériel ou immatériel est devenu commercialisable et échangeable : éléments corporels, données (telles celles, cryptées, que Johnny Mnemonic, dans la nouvelle du même nom, transporte dans ses implants crâniens pour le compte de clients douteux[6]), extractions d’images mentales (comme dans Les synthérétiques de Pat Cadigan[7]), etc. Même les pirates informatiques peuvent être récupérés par le système en n’hésitant pas à se mettre au service des plus offrants (comme Case, le « console cowboy » de Neuromancien).

Avec une dérégulation économique totale et une précarisation généralisée comme conséquence, c’est la qualité d’être humain libre et digne qui paraît profondément affectée pour une très grande majorité de la population. Pente fatale lorsque la survie devient le lot commun, comme pour les « crades » de Câblé de Walter Jon Williams[8]… S’agissant des plus aisés, a fortiori ceux ayant choisi de partir vivre en orbite, eux aussi paraissent s’éloigner de l’humanité. Par deux étapes de l’intrigue de Neuromancien, en installant un contraste entre les installations orbitales de la petite communauté rastafari de Sion (Zion en version originale) et celles de Zonelibre développées sous l’égide du conglomérat de Tessier-Ashpool, William Gibson laisse penser que ce n’est pas tant la perte de contact avec la Terre qui agit comme un facteur de déshumanisation, mais la richesse et le pouvoir. Comme le souligne Imola Bülgözdi, les lieux construits par ces colonies très différentes agissent comme un révélateur[9].

Sherryl Vint faisait remarquer que la technologie est une des principales voies par lesquelles le capitalisme s’étend pour remplir tous les espaces de la vie privée qui n’étaient pas marchandisés, et tous les équipements personnels sont chacun un petit vecteur[10]. Dans la manière dont il est présenté et décrit dans Neuromancien, Case le talentueux pirate informatique n’est plus rien que l’ombre de lui-même sans sa console, à tel point même qu’il ne pourra résister au mystérieux coup qui lui est proposé. De même, la jeune Kumiko dans Mona Lisa s’éclate paraît presque perdue sans sa platine qui lui sert d’assistant virtuel. Devenus parties intégrantes des milieux de vie, les réseaux et univers informatiques apparaissent comme les réceptacles de nouvelles dépendances, typiquement le besoin nouveau de rester connecté au « cyberespace ». La matrice imaginée dans les œuvres d’hier préfigurait les data centers d’aujourd’hui, qui sont effectivement parvenus à absorber une part croissante des vies humaines en les numérisant.


Ruissellements technologiques et délitements de la condition humaine

Le déploiement machinique dans les fictions du cyberpunk ajoute à la tonalité sombre dans laquelle tendent à être placées les évolutions post-humaines. Les humains semblent pouvoir être traités sur un mode analogue aux machines, comme un assemblage de pièces modifiables, réparables, substituables dans des cliniques souvent interlopes (comme celles de Chiba dans le Japon futur de Neuromancien), échangeables sur un marché, etc.

Comme le rappelait Thomas Foster, difficile de ne pas voir que les corps, que ce soit à travers leur plasticité ou leur dématérialisation, ont une place centrale dans le cyberpunk. Les récits sont une façon d’observer les transformations qui interviennent lorsque la dénaturalisation des corps par la technologie devient une situation habituelle, ou au moins presque courante[11]. Dans ces mondes anticipés, différents artifices technologiques ont rendu possible la décorporation des individus, donnant l’impression de pouvoir accéder à une nouvelle forme de transcendance, dont le cyberspace serait l’espace d’accueil. C’est même ce qui finit par faire figure de principale option pour sauver son âme : la sauvegarder sur un support informatique en l’occurrence, comme y aspire le multimilliardaire Josef Virek, par exemple, dans Comte zéro, ou Reno, pilote trafiquant dont la personnalité a été ainsi enregistrée, dans Câblé. Logiquement, c’est plutôt l’argent ou les accointances qui permettent d’espérer assurer cette version technologisée du salut dans les meilleures conditions.

Dans ce type de monde, vivre sans prothèses technologiques peut être un choix, mais c’est le risque d’être mis en position de fragilité dans un environnement social rude. C’est devant ce genre de nécessité, une enquête dans un quartier éminemment dangereux face à un meurtrier aux capacités probablement augmentées, que Marîd Audran, le détective privé imaginé par George Alec Effinger dans Gravité à la manque[12], ne pourra faire autrement que de se faire « câbler » le cerveau. Dans tous les cas, comme devant une vague massive et impossible à arrêter, l’opposition aux avancées technologiques et à leurs applications individuelles ne pourrait paraître que dérisoire.

Dans un tel contexte où les interventions sur les corps ne semblent plus guère avoir de limites, le sens du mot humanité a multiplement implosé. Les facteurs d’inégalité jouant logiquement pour les améliorations physiques et les remplacements des matériaux organiques, c’est la voie d’une post-humanité non pas unique mais multiple qui paraît ainsi tracée. Loin d’une uniformisation, elle apparaît marquée par la variété des possibilités, en fonction des choix : par exemple, transformer son corps en arme et s’extraire de son destin de prostituée comme Molly Millions avec ses prothèses oculaires et ses lames rétractables au bout des doigts dans Neuromancien. Mais aussi et peut-être surtout en fonction des ressources, dont la répartition largement déséquilibrée tend là aussi à faire sentir ses effets. La condition cyborg agit alors comme un révélateur supplémentaire de ce qu’une aspiration à l’égalité pourrait avoir d’incongru dans ces mondes.

Machinisation et cybernétisation paraissent de surcroît avancer et se généraliser dans des espaces qui étaient auparavant des privilèges humains : la capacité de décision autonome, par exemple. Avec ses intelligences artificielles, avant qu’elles ne manifestent des velléités d’autonomisation, la Tessier-Ashpool S.A. de la Trilogie de la Conurb avait commencé à muter en une firme qui n’aurait plus besoin d’être gérée par des humains, autrement dit réalisant l’espèce de fantasme d’un capital pouvant assurer profits et accumulation de manière presque automatisée. Des forces inhumaines agissant sans être visibles…

S’il y a de la politique dans les artefacts techniques, les productions du cyberpunk interrogent d’une autre manière cette dimension pour les machines évoluées que sont les intelligences artificielles. Perce là aussi comme une appréhension inquiète si ce genre de création devient source de pouvoir, ou même un nouveau pouvoir. Une particularité de l’œuvre de William Gibson est toutefois que ce ne sont pas les intelligences artificielles qui sont à l’origine de ce qui pourrait ressembler à une dystopie. Plus largement, quand le cyberpunk semble exprimer une part d’anxiété diffuse par rapport à des machines pouvant devenir « intelligentes », celle-ci ne vient pas tellement (ou pas seulement) du fait qu’elles deviennent incontrôlables, mais aussi qu’elles deviennent comme des boîtes noires inaccessibles à la compréhension humaine.

Nonobstant, ce que montre le cyberpunk, ce n’est pas tellement le remplacement des humains par les machines, mais plutôt les multiples hybridations, continuités, fusions, etc., susceptibles de bouleverser leurs rapports. Et si ces représentations sont de nature à engendrer un trouble, c’est parce que perce cette interrogation latente : les humains y gagnent-ils vraiment ?


Utopie pour les riches, dystopie pour les pauvres ?

Le cyberpunk ne donne pas à proprement parler une nouveauté aux inégalités sociales ; il les pousse plutôt à un degré où elles paraissent irréversibles. C’est un monde d’abondance et de facilité pour les uns (les plus aisés), et de rareté et de précarité pour les autres (la très grande majorité et a fortiori les plus fragiles). Mais il n’y a plus d’État-providence pour corriger ou atténuer ces disparités : il a comme disparu, ou été réduit à un point où il n’est plus guère visible… D’où l’angoisse du personnage central de Software de Rudy Rucker[13], puisqu’au début du roman, cet ancien roboticien n’a pas les moyens de se payer le cœur artificiel dont il aurait besoin pour remplacer celui qu’il a et qui est déjà un cœur d’occasion.

Par une victoire écrasante des forces et intérêts économiques, les sociétés dépeintes ne contiennent plus de forme de conflictualité qui pourrait relever d’une lutte des classes. En tout cas, pas de manière frontale… D’autant que la séparation est aussi spatiale et le cyberpunk reprend un schéma récurrent où les plus fortunés peuvent se retirer dans une relative sécurité à l’écart des sources d’agitation.

La nature ayant horreur du vide, si la présence étatique disparaît, qu’est-ce qui la remplace ? D’autres puissances plus ou moins voraces et agressives qui profitent de la situation pour pousser encore plus loin et maximiser leurs intérêts… Ces puissances économiques, désormais sans superviseurs, paraissent ne plus avoir de compte à rendre à personne, passant même souvent dans une zone grise qui n’est pas loin de les rapprocher des mafias ou d’autres types d’organisations criminelles.

Ces compagnies, à l’image des zaibatsus de la Trilogie de la Conurb de William Gibson, ont quitté les rives de l’humanité pour devenir des espèces de monstres inhumains, où l’intérêt brut et la froideur cynique ont remplacé l’empathie. Pour ces firmes et leurs dirigeants (carrément fous ou pervers pour certains), les populations ne semblent plus être que quantités dérisoires.

Le cyberpunk installe ainsi sa propre dialectique de l’ordre et du désordre. Il ne s’agit pas de chaos complet, mais d’un autre ordre social qui comporte aussi ses règles (même si elles prennent les apparences de la force brute). Et la classe la plus aisée parvient toujours à utiliser cet ordre à ses propres fins, celles de la domination économique et du contrôle qui va avec, et même celle encore plus ultime de pouvoir enfin réaliser la vieille obsession d’une vie éternelle. Quoi qu’il arrive, la richesse permet de mettre les risques à distance, de même que les populations indésirables. Y compris par la possibilité de partir vivre dans des stations orbitales pour les plus aisés, comme dans Neuromancien de William Gibson ou Câblé de Walter Jon Williams. Et malheur aux perdants et vaincus de ces luttes inégales…

Les inégalités sont non seulement acceptées, mais l’esprit de révolte pour les éliminer semble avoir disparu, comme s’il avait été anesthésié ou annihilé. La violence, en revanche, fait partie des ambiances habituelles, voire quotidiennes. Les vies paraissent presque en permanence imprégnées par l’insécurité, également acceptée comme une fatalité. À moins d’avoir les moyens de se payer toutes les protections privées nécessaires…

Les drogues dans toutes leurs variétés apparaissent comme une échappatoire quasiment banalisée. Comme si y recourir étaient devenues un élément presque culturel, une forme de consommation rentrée dans les habitudes bien au-delà des franges marginales de la population…

Si on se met au niveau de ce que vivent les personnages, on peut comprendre qu’il soit devenu difficile de distinguer ce qui est bien ou ce qui est mal. Du reste, le système fonctionne sans que ses bénéficiaires aient à s’embarrasser d’idéologie pour en légitimer les inégalités. S’ils ont des préoccupations, elles semblent davantage consister à pouvoir disposer de dispositifs de contrôle et d’influence.

Comme une transposition du contexte économique des années 1980, le cyberpunk réfracte dans la fiction l’enjeu que devient pour les individus leurs capacités d’adaptation aux conditions de ce qui n’était pas encore étiqueté comme relevant de la subjectivation « néolibérale », mais qui semblait devoir peser de manière croissante sur les conduites des individus, avec une espèce d’angoisse de la descente sociale et de l’enfermement dans une précarité perpétuelle. Formellement, les individus sont libres, non soumis aux règles d’un régime dirigiste, mais c’est un autre type de lourdes contraintes qui pèsent sur eux, puisque, de fait, l’obligation permanente d’adaptation des esprits et des corps, ne serait-ce que pour surnager, finit par encadrer les destinées personnelles.


Vivre en territoires dystopiques du technocapitalisme

Le type de cadre, (hyper)urbain le plus souvent, avec ses villes tentaculaires, grouillantes, souvent déliquescentes, rajoute à l’atmosphère dystopique. L’environnement apparaît largement dégradé et la nature paraît s’être considérablement éloignée. L’insécurité sociale semble à telle point banalisée qu’elle fait comme partie des milieux de vie, comme si elle devenait la condition courante à laquelle devait se soumettre la grande majorité des populations. Les énergies individuelles ne sont plus utilisées que pour la survie personnelle. À l’hyperconcentration des richesses semble répondre une hypertrophie de l’économie informelle, capable d’absorber certains quartiers entiers des mégalopoles.

Le cyberpunk est une littérature de la désorientation. Mais c’est une désorientation qui tient moins à des fragilités psychologiques qu’aux conditions sociales dans lesquelles protagonistes et personnages sont amenés à se débrouiller. Tout se passe comme si l’idée de trouver sa place dans la société ne faisait plus sens. Cette désorientation, qui paraît là aussi systémique, est d’autant plus prégnante qu’elle traverse le vécu des protagonistes au fur et à mesure que les récits avancent (et ce n’est pas pour rien que ces protagonistes sont très souvent en position de déclassé(e)s). C’est tout un système qui produit la fragilité des personnages, mais il ne semble perceptible pour eux que par morceaux. Les récits donnent presque à ressentir comme une liquéfaction généralisée des cadres sociaux et institutionnels qui sera plus tard formalisée dans un langage plus sociologique[14].

Les supposés progrès technologiques n’apporteront pas de secours et deviennent même un autre vecteur d’anxiété. Dans le registre désenchanté qui lui est presque propre, le cyberpunk donnait de quoi relativiser et réduire par avance les espoirs qui ont été mis ensuite dans les « nouvelles technologies de l’information et de la communication » et Internet. Aucune redistribution des pouvoirs ou ouverture d’espaces de liberté n’était garantie. Au contraire… Dans cette variété de dystopie cybernétique, débrancher n’est plus une option. Ce que paraissent annoncer le cyberspace et ses extensions, c’est en outre des individus tendant à s’éloigner d’une « réalité » partagée puisque pouvant accéder à une autre qui leur est propre, ou au moins qui est vécue comme telle : les moments d’évasion de la jeune Mona avec la simstim (« simulated stimulation »), par exemple, dans Mona Lisa s’éclate, ou le frisson d’un passage dans les mondes virtuels de villes post-apocalyptiques grâce à des combinaisons intégrales comme dans Vous avez dit virtuel ? de Pat Cadigan[15].

Ces sociétés futures donnent l’apparence d’être privés d’idéologies. Les contestations y sont largement dévitalisées avant qu’elles puissant se développer et c’est l’apathie politique qui semble dominer, comme s’il était devenu impossible de penser un futur collectif meilleur. Les forces en place paraissent inexpugnables. Dans Câblé, Cowboy, le pilote contrebandier, et ses acolytes parviennent à une victoire contre les mercenaires des Orbitaux, mais le système et la domination de ces derniers restent bien installés. De fait, renverser une armada de firmes est un défi bien plus complexe que de renverser un gouvernement relativement centralisé.

Néanmoins, le système a ses vulnérabilités, que le hacker révèle par ses intrusions dans les systèmes informatiques. Par ces mises en scène symboliquement fortes, avec ses pirates informatiques sans moralité, le cyberpunk participe là de tout un imaginaire qui a pu contribuer à alimenter une culture de la peur à l’égard des « cybercriminels »[16]. Mais ce genre d’activités n’est aucunement un contre-pouvoir : aussi déstabilisantes que ces dernières puissent être momentanément, les infrastructures restent sous la coupe des grandes firmes. Le cyberpunk anticipait figurativement un constat qui viendra plus tard : comme l’ont montré par exemple Alexander R. Galloway et Eugene Thacker[17], rien ne garantit que les nouveaux réseaux de communication, et surtout les protocoles qui les sous-tendent, soient nécessairement égalitaires.

La forme d’exubérance technologique donnée à ces mondes ne doit pas faire négliger la dimension politique qui leur est consubstantielle. Ce qui transpire n’est pas seulement une anxiété à l’égard des évolutions technologiques, mais aussi de la fin du politique. Ne reste que le règne des intérêts… À l’écart d’une mythologie comme celle de Frankenstein, ce n’est pas l’hubris technologique qui, dans le cyberpunk, engendre les monstres, mais plutôt l’accumulation de richesses et le sentiment de pouvoir incontrôlé qui en résulte.


Conclusion : De l’anticipation à la résignation ? Peut-être pas…

Sombres. Très sombres même… Les récits du cyberpunk ne laissent guère de place aux espérances. Ce faisant, par les voies de la fiction, ils questionnaient aussi et questionnent encore des trajectoires imaginables pour les sociétés du XXIe siècle. Le cyberpunk donnait à voir les effets d’un darwinisme social intégrant une forte composante technologique. Il était une manière de porter un regard sur le sort des perdants d’un libéralisme économique exacerbé et d’un système capitaliste complètement dérégulé. Sauf à faire partie de la classe favorisée de ces moments futurs, la prudence est de mise dans presque toutes les situations et le stress est quasi permanent. Dans ces mondes, l’artificialité est partout poussée encore plus loin, dans les corps comme dans les environnements.

Pessimisme radical ? Peut-être pas… Par la voix d’un personnage, Lewis Shiner laissait entrevoir une autre manière de comprendre la philosophie du cyberpunk : « Tu ne peux pas t’asseoir et pleurer parce qu’ils ont abattu des arbres et tout pavé. Le béton, c’est radical. Le béton, c’est l’avenir. Tu ne pleures pas à propos de ça, mec, tu skates dessus. »[18] S’adapter, en permanence, même dans les environnements les moins accueillants, en essayant de profiter de ce qu’ils peuvent encore offrir…


[1] Cf. Robert Warren, Stacy Warren, Samuel Nunn, and Colin Warren, « The Future of the Future in Planning: Appropriating Cyberpunk Visions of the City », Journal of Planning Education and Research, vol. 18, n° 1, September 1998, pp. 49–60 ; Carl Abbott, « Cyberpunk Cities: Science Fiction Meets Urban Theory ». Journal of Planning Education and Research. vol. 27, n° 2, 2007, pp. 122-131.

[2] Cf. Luis Suarez-Villa, Technocapitalism: A critical perspective on technological innovation and corporatism, Philadelphia, Temple University Press, 2009.

[3] Paris, J’ai lu, nouvelle édition, 2001 (Neuromancer, New York, Ace Books, 1984).

[4] Paris, J’ai lu, 1988 (Count Zero, London, Gollancz, 1986).

[5] Paris, J’ai lu, 1990 (Mona Lisa Overdrive, London, Gollancz, 1988).

[6] William Gibson, « Johnny Mnemonic », Omni, October 1981. Repris dans William Gibson, Gravé sur chrome, Paris, J’ai lu, 1990 (Burning Chrome, New York, Arbor House, 1986),

[7] Paris, Denoël, 1993 (Synners, New York, Bantam Spectra, 1991).

[8] Paris, Denoël, 1999 (Hardwired, San Francisco, Night Shades Books, 1986).

[9] Cf. Imola Bülgözdi, « Spatiality in the Cyber-World of William Gibson », in Cityscapes of the Future: Urban Spaces in Science Fiction, Leiden, Brill, 2018, notamment p. 129-130.

[10] « Afterword: The World Gibson Made », in Graham J. Murphy and Sherryl Vint (eds), Beyond Cyberpunk: New Critical Perspectives, New York, Routledge, 2010, p. 229.

[11] Cf. Thomas Foster, The Souls of Cyberfolk: Posthumanism as Vernacular Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2005.

[12] Paris, Denoël, 1989 (When Gravity Fails, New York, Arbor House, 1987).

[13] Paris, Opta, 1986 (Software, New York, Ace Books, 1982).

[14] Cf. Zygmunt Bauman, Liquid Times: Living in an Age of Uncertainty, Cambridge, Polity, 2007.

[15] Paris, J’ai lu, 2002 (Tea from an empty cup, New York, Harper Voyager, 1998).

[16] Cf. David S. Wall, « Cybercrime and the culture of fear. Social science fiction(s) and the production of knowledge about cybercrime », Information, Communication & Society, vol. 11, n° 6, 2008, pp. 861-884.

[17] Cf. Alexander Galloway and Eugene Thacker, The Exploit. A Theory of Networks, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007.

[18] « You can’t sit around and cry because they cut down some trees and pave everything. Concrete is radical. Concrete is the future. You don’t cry about it, man, you skate on it » (Slam, New York, Doubleday, 1990, p. 104). Voir aussi Larry McCaffery, « Skating across Cyberpunk’s Brave New Worlds: An Interview with Lewis Shiner », Critique: Studies in Contemporary Fiction, vol. 33, n° 3, 1992, pp. 177-196.





Quand les dystopies s’écrivent aussi sur les murs…

10 02 2018

En attendant une parution plus substantielle (Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur, au printemps aux éditions Champ Vallon), le texte qui suit, également disponible sur le site du magazine Diacritik, est une occasion de reparler de dystopies, mais à travers leur expression et transfert sur des supports plus originaux.

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Entre la fiction et le réel, les frontières sont poreuses. Les dystopies semblent s’épanouir dans la première. Tellement, même, qu’il devient difficile de penser que leur abondance, en ce début de XXIe siècle, soit sans rapport avec le contexte où elles s’expriment. Tensions sociales et politiques, emportements et envahissements techniques, féodalisations économiques, dégradations écologiques (liste évidemment non exhaustive) paraissent redonner des conditions historiques favorables à ces descriptions de sociétés ayant déraillé du chemin du progrès collectif : littérature, cinéma, jeux vidéo et autres supports culturels les ont largement accueillies.

Ces dystopies ont parfois aussi comme des rhizomes et circulations souterraines qui paraissent surgir ailleurs de manière impromptue. Dans le réel en effet et jusque sur les murs et trottoirs. Comme si graffitis et autres représentations visuelles à message devenaient un support pour un retour iconique du refoulé… Dans une période qui semble tolérer de moins en moins ces inscriptions sauvages, il serait extrêmement réducteur de les considérer simplement comme des espèces de marqueurs d’une déliquescence urbaine. Les graffitis sont une manière de marquer et d’occuper l’espace public. Ils sont l’intermédiaire d’une dissidence, une esthétique de la transgression, et, pour cela, le support fait presque tout autant partie du message. Pour annoncer quoi ? Des lendemains qui pourraient ne pas chanter ?

Big Brother is Watching You

Depuis George Orwell au moins et son roman 1984 (Nineteen Eighty-Four, 1949), la surveillance des populations figure comme une vieille question largement exploitée par la science-fiction et d’autres formes d’anticipation spéculative. De ce roman emblématique de la veine dystopique, « Big Brother is watching you » (Le Grand Frère vous / te regarde) est l’un des slogans les plus notoirement connus et repris. Et facile à détourner… Sous forme d’affiches dans le roman, ce slogan est la marque du pouvoir et de son omniprésence ; sous forme de graffitis, sur des murs plus réels, il devient symbole de résistance diffuse et presque insaisissable. Le graffiti est l’arme du faible dans une guerre de position où il ne peut avoir l’avantage. Une arme esthétique et symbolique face aux dispositifs d’un État policier qui semble toujours prêt à étendre son contrôle. En détournant le slogan, sa reprise sous forme de graffiti rappelle que la liberté est fragile. Courte et simple, la phrase d’Orwell a l’avantage de résumer la surveillance totalitaire et de la rendre presque sensible. En la faisant glisser dans un autre registre expressif, la répandre sur les murs est une manière de rappeler à quel point la tentation du contrôle permanent peut être insidieusement présente en tous points de n’importe quel territoire. George Orwell n’aurait même probablement pas imaginé tous les dispositifs rendus aujourd’hui possibles par les évolutions techniques : non plus seulement la prolifération des caméras, mais leur installation sur des drones, le couplage avec des logiciels de reconnaissance faciale, etc. Sans parler de la précision dorénavant acquise par la surveillance satellitaire… De quoi d’ailleurs amener à se demander, du fait d’une telle omniprésence, si le modèle orwellien (resté dans un schéma panoptique) est encore adapté. Nonobstant, si Big Brother est partout, le graffiti aurait donc lui aussi autant de raisons de pouvoir surgir de partout : presque une méthode à part entière pour tenter de déjouer l’intériorisation des contraintes. Comme a pu le faire l’artiste Bansky en apposant un graffiti provocateur (« One nation under CCTV ») juste sous le regard d’une caméra londonienne.

Si ces graffitis sont les marques et symboles d’une forme de dissidence ou résistance, pas étonnant qu’ils (ré)apparaissent dans l’arrière-plan des sociétés dystopiques représentées sous le prisme fictionnel. Ils permettent de signaler que quelque part, clandestinement, des groupes d’opposition existent et aident à garder l’espoir de renverser la situation subie.

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Dans le film Les fils de l’homme (Children of Men, 2006), le graffiti semble effectivement servir à véhiculer et laisser entrevoir cette possibilité d’un autre horizon, face à un monde qui paraît devenu plus violent et où les humains sont touchés jusque dans leur capacité de reproduction. Quelque part, il y a au moins une action qui est tentée : « The Human Project lives ». En l’occurrence, dans le film d’Alfonso Cuarón, le « Human Project » est un groupe de scientifiques essayant de trouver une solution contre l’infertilité généralisée qui met en péril l’humanité. Même s’il n’y a pas de localisation précise, c’est l’existence supposée (et ainsi rappelée visuellement dans le décor urbain) de ce groupe qui justifie la mission servant de trame narrative : escorter vers lui une jeune femme miraculeusement enceinte. Dans cette utilisation, le graffiti permet de donner un nom à la résistance et à l’espoir. Le « Human Project » est cette petite lumière qui paraît visible au bout du tunnel. Sinon, la suite sera l’extinction de l’espèce humaine. Comme dans d’autres dystopies démographiques, le film remet en scène la fragilité de cette dernière : hors palliatifs techniques (clonage, hybridation génétique, etc.), une société sans enfants a de fortes chances d’être une société sans avenir. Sous la forme mise en slogan dans le film, le graffiti apparaît encore davantage comme l’expression d’une énergie vitale. Doublement même : par les mots et par l’acte. L’espèce humaine s’avère capable d’engendrer les risques finissant par peser sur sa capacité à se perpétuer, mais aussi de chercher en son sein les ressources pour affronter la crise. Cependant, sous certaines conditions que rappelle le cadre fictionnel dystopique : comme si les signaux devaient être accentués avant qu’il ne soit trop tard et qu’il ne serve plus à rien de se lamenter en se demandant qui est responsable du drame subi collectivement.

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Les graffitis sont aussi des traces susceptibles de perdurer et voyager dans le temps. Dans L’Armée des douze singes (12 Monkeys, 1995), c’est grâce à eux que les scientifiques survivants pensent pouvoir retrouver la piste de l’origine (probablement humaine et malintentionnée) du virus qui a quasiment éradiqué l’humanité. Le film de Terry Gilliam joue sur les allers-retours à travers les époques, avant et après le moment apocalyptique. Le héros, condamné qui n’a pas le choix, reçoit pour mission de remonter dans le passé pour retrouver les responsables présumés. Sauf qu’il peut être difficile d’interpréter des traces sans éléments de contexte, et c’est ce qui fourvoiera les scientifiques du futur en les mettant certes sur une piste (celle de l’« armée de douze singes »), mais pas la bonne, alors qu’ils en étaient pourtant tout proches. Car ce n’est pas ce groupe d’activistes de la cause animale qui a créé le virus, même si son leader et ses membres paraissent défendre cette cause de manière radicale. En tout cas, pas au point d’avoir les moyens de mettre en chantier un projet d’élimination de l’humanité. Les véritables responsables de l’épidémie mortelle ne cherchaient pas autant de visibilité que celle signalée graphiquement sur les murs. Modestement d’ailleurs : à défaut de pouvoir donner rapidement droits et libertés aux animaux, le logo, facilement reproductible sous forme de pochoir, apparaît comme une manière commode de répandre la cause dans la ville, de donner une présence à des non-humains ne pouvant compter que sur des porte-parole humains. Ces singes, symboliquement par la peinture, sont aussi le sauvage qui resurgit au cœur de la civilisation. Ce sauvage sera d’ailleurs finalement libéré, mais par la résultante d’un jeu de boucles temporelles où le futur va finir par créer le passé, sans qu’une quelconque volonté puisse modifier le cours inexorable des événements. Après cette apocalypse sélective, les animaux et autres êtres vivants auront donc moins à craindre de la présence humaine, confinée sous terre, mais la troupe fantoche de l’« armée de douze singes » n’aura eu qu’un rôle involontaire.

Tout en renvoyant à un contenu éminemment sérieux, graffitis et pochoirs peuvent conjointement convoyer des formes d’ironie ; ils sont un jeu avec des références culturelles largement partagées. Cette ironie, c’est la capacité à récupérer les tropes de la dystopie pour les incorporer au réel et en faire une clé d’interprétation. Autrement dit, comme une autre voie pour profiter d’une puissance d’évocation élaborée ailleurs. Car l’enjeu est évidemment d’accrocher l’attention pour mieux faire passer le message politique.

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Ainsi exposés à la vue des potentiels passants, ces graffitis viennent comme un prolongement de la fonction d’avertissement ou d’alerte portée par les fictions dystopiques. Comme s’il fallait montrer que le cauchemar qu’elles contiennent ne devait pas sortir de la fiction… Dans La servante écarlate (The Handmaid’s Tale), c’est le sort réservé aux femmes qui relève du cauchemar. La série télévisée diffusée depuis avril 2017 a donné une force visuelle supplémentaire au roman originel de Margaret Atwood (1985), et le contenu de l’œuvre n’a fait que gagner en résonance au fil de l’actualité politique qui a accompagné l’entrée de Donald Trump dans le champ du pouvoir aux États-Unis. Dans la République de Gilead, devenant ainsi crédible comme celle d’un futur peut-être proche, la condition des femmes est placée sous le règne de la contrainte. À la fois à cause de la dictature politique et religieuse qui s’est imposée et a réduit leurs droits, mais en plus à cause des pressions supplémentaires que rajoute la baisse générale de la fécondité. En particulier sur celles, peu nombreuses, qui s’avèrent encore capables d’enfanter. Dans le cas des ces dernières, leur habillement, cape rouge et cornette blanche, est le marqueur de leur condition, de leur assignation à un rôle particulier : porter les enfants des nouveaux despotes. Ces femmes asservies ont une même fonction et l’habit commun les rend presque interchangeables. La reproduction, grâce au pochoir, de ces silhouettes normalisées, leur alignement comme une longue série, rappelle cette violence symbolique. Laquelle s’exprime d’ailleurs sous d’autres formes dans la République de Gilead et révèle le caractère subversif que peuvent prendre des messages visuels apparemment anodins : de même que l’expression publique des sentiments a été rendue suspecte par la pression puritaine, les graffitis amoureux ne sont plus tolérés.

Comme on le sent aisément, et y compris à travers les représentations que reprennent certains graffitis, le registre dystopique transpire une crainte que le futur puisse s’annoncer pire que le présent. Bien pire… Parfois, par ces transcriptions murales, la dystopie vient déborder du cadre de la fiction, mais comme s’il s’agissait de pouvoir l’y remettre. Crainte plus ou moins consciente que la vision cauchemardesque ne soit pas que de fiction ? Que les acquis de certains progrès puissent être perdus ? Que notre condition collective soit déjà engagée sur une pente dystopique ? Et jusqu’à quand d’ailleurs sera-t-il encore possible de voir des graffitis sur les murs ? Là aussi, en s’exprimant par le registre de la science-fiction, certaines visions spéculatives peuvent acquérir des résonnances troublantes. Et si la technique mise au service du pouvoir parvenait à l’emporter sur la pulsion expressive du graffiti ? Comme dans Demolition Man, film de Marco Brambilla (1993), où Sylvester Stallone joue un policier brutal transporté dans une Californie future aseptisée : dans cette nouvelle société disciplinaire, plus besoin de se préoccuper des graffitis, puisque les murs comportent des dispositifs automatisés permettant de repeindre presque instantanément sur les dessins tracés (et avec une efficacité qui permet de ne pas laisser un autre type de machine taguer impunément des slogans critiques du type « Life is Hell », comme dans une scène du film). Dystopie également ? Par contraste, on pourrait être incité à penser que, tant que graffitis et autres décorations sauvages peuvent être posés, c’est qu’il reste une énergie dissidente, un potentiel de mobilisation, dans une partie de la population ; que le stade du découragement généralisé n’a pas été complètement atteint. Vue sous cet angle, c’est alors la disparition de cette variété d’inscriptions qui serait un signe, mais peut-être pas le plus rassurant…

 





Blade Runner 2049 : les humains rêvent-ils de mondes dystopiques ?

25 10 2017

Le texte qui suit est aussi paru sur le site d’Usbek & Rica.

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Pourquoi cette impression que Blade Runner 2049, malgré son apparence de film de science-fiction, n’a guère à nous dire sur le futur ? À la limite, c’est même son absence de prise de risque qui est intéressante. Révélatrice même.

Dans ce qu’un film met en scène et les symboles qu’il véhicule se lit aussi son contexte de production et de réalisation. Dans L’inconscient politique[1], l’intérêt des réflexions de Fredric Jameson était de montrer que les expressions esthétiques des conditions d’une société ont aussi une dimension politique (et de la littérature, qu’il prend pour point de départ, on peut facilement étendre au cinéma). Ce sont même des contradictions plus ou moins latentes que ces expressions peuvent ainsi révéler.

Blade Runner 2049 est donc censé donner une suite au Blade Runner sorti en 1982, lui-même inspiré du roman de Philip K. Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?[2] La trame initiale du film joue avec un certain nombre de prolongements et renversements par rapport au précédent. Pas de doute cette fois-ci que ce soit un « réplicant » qui fasse le sale boulot de « blade runner » : l’agent K élimine les anciens modèles suspects sans états d’âme. Jusqu’au moment où l’élimination d’un de ces androïdes l’engage dans une enquête aux enjeux bien plus lourds, qui vont le remettre sur la trace du passé et notamment d’un de ses prédécesseurs.

Il y avait du postmoderne dans Blade Runner[3], pas seulement par l’annonce d’un futur inévitablement dystopique, mais aussi parce qu’il laissait penser qu’il pouvait y avoir des questionnements métaphysiques en dehors ou à l’écart des grands récits religieux. La suite, Blade Runner 2049, donne l’impression de passer son temps à réactiver des résidus de religiosité : dans le fil principal de l’histoire (la confirmation du « miracle » d’un enfant né de parents non-humains) et jusque dans les péripéties et détails de l’intrigue, comme la contre-attaque qui vient du ciel pour miraculeusement sauver l’agent K, à un moment encerclé dans une décharge où l’a mené son enquête.

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On hésite à reprendre le qualificatif de postmoderne pour ce nouveau film. Guère d’audace en matière de prospective technologique. La mise en scène esquissée pour l’utilisation des drones est par exemple déjà en-deçà des recherches engagées dans le domaine : miniaturisation, fonctionnement en essaims, etc. Hormis les voitures volantes et la présence de procédés hologrammatiques, pas d’exubérance technologique non plus. L’absence de téléphones portables et autres « nouvelles technologies de l’information et de la communication » est même apparemment un choix de l’équipe de réalisation[4]. La vidéosurveillance généralisée semble également avoir disparu (Ou alors prend-elle d’autres formes ?).

La question n’est pas de savoir si les visions produites dans la science-fiction sont justes ou non dans leurs anticipations. Plus intéressant est de pouvoir observer ce qu’elles explorent[5]. Avec ce film, et a fortiori quand on connaît bien la science-fiction et l’évolution du genre, on est presque surpris de ne pas avoir une vision encore plus dystopique[6]. Pour ce qui concerne la réduction et la fermeture des espérances, dans la gamme disponible des écodystopies (les dystopies écologiques), la vision de Blade Runner 2049 n’est pas la pire. Loin de là et, typiquement, s’agissant de l’augmentation des concentrations urbaines…

L’incarnation de l’hubris technicienne n’est plus le savant fou qui a longtemps sévi dans la science-fiction : c’est l’entrepreneur de génie (trope maintenant courant), loué parce qu’il a réussi à convaincre qu’il apportait une solution ou un « progrès » apparent à la collectivité. En l’occurrence, la solution technique développée sous l’égide du magnat aurait permis à l’humanité de sortir d’une pénurie alimentaire devenue critique. Celui-ci aurait même consenti à rendre gratuit l’accès aux brevets, permettant de produire des protéines à partir de l’élevage de vers (la séquence d’ouverture du film se déroule dans ce type de ferme). Au moins les populations ont-elles à manger… Des androïdes, cet entrepreneur démiurge aurait également réussi à faire des esclaves obéissants (mais pas tant que ça, puisque [incohérence du scénario ?] la rébellion semble en préparation).

De manière symptomatique, le film conserve, comme des objets iconiques, des automobiles (volantes certes) qui ont pourtant largement participé aux problèmes d’environnement et dont on pourrait se demander quelle est l’énergie qui les propulse. Par le jeu du placement de produit, on sait au moins que la société Peugeot espère encore être présente dans trente ans. À en juger par la large présence des publicités, la survie de la société de consommation est également prise comme hypothèse de base, malgré la responsabilité que les générations à venir auraient pu attribuer au mode de vie de leurs aïeux dans la décrépitude de leur environnement.

Le film fonctionne presque comme un retour du refoulé et de manière ambiguë : il digère la dégradation écologique générale et son déni latent pour esthétiser les effets d’un processus qui semble s’être inexorablement poursuivi entre 2019, l’année où se déroule le premier Blade Runner, et 2049, l’année de cette suite. La seule séquence où apparaît une nature verdoyante (avec ce qui pourrait passer pour des images d’un documentaire sur les insectes) laisse à penser que, dans ce monde futur, celle-ci ne peut plus relever que du souvenir, travaillé même en l’occurrence comme un simulacre. En même temps, le film joue sur l’espoir que la stérilité ne soit pas une fatalité : celle des androïdes d’abord, mais celle de la Terre du futur également, avec cette séquence au début où, comme dans Wall-E (2008), la découverte d’une fleur abandonnée, alors qu’elle devrait ne pas pouvoir pousser, laisse imaginer que tout peut repartir.

BLADE RUNNER 2049

La Terre dépeinte pour 2049 est devenue moins habitable, mais l’existence humaine est traitée comme si elle parvenait toujours à s’adapter. Y compris avec la préservation du type de système socio-économique devenu dominant au cours du XXe siècle. Le même mode de vie avec une dose d’inconfort en plus ?

Tout bien considéré, si l’on veut faire quelque chose de Blade Runner 2049, ce n’est peut-être pas tellement avec la question de l’avenir de l’espèce humaine. Ce serait peut-être plutôt par l’invitation (même à peine esquissée) à se demander quelle serait l’espèce la plus adaptée à l’anthropocène : humaine ou « réplicante » ? Si tel est le futur promis, laquelle s’accommoderait d’une biosphère non seulement altérée, mais irrémédiablement dégradée ? Laquelle habiterait le plus facilement un monde dystopique ?

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[1] Fredric Jameson, L’inconscient politique. Le récit comme acte socialement symbolique, Paris, Questions Théoriques, 2012.

[2] Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, Paris, Jean-Claude Lattès, 1979 / Blade Runner, Paris, J’ai lu, 1985 (Do Androids Dream of Electric Sheep?, New York, Doubleday, 1968).

[3] Cf. Matthew Flisfeder, Postmodern Theory and Blade Runner, New York, Bloomsbury Academic, 2017.

[4] « You won’t see iPhones in ‘Blade Runner 2049’, director says », CNET Magazine, October 1, 2017, https://www.cnet.com/news/blade-runner-2049-director-denis-villeneuve-interview/

[5] Cf. Yannick Rumpala, « Littérature à potentiel heuristique pour temps incertains : la science-fiction comme support de réflexion et de production de connaissances », Methodos. Savoirs et textes, n° 15, 2015. URL : http://methodos.revues.org/4178 ; Yannick Rumpala, « Tester le futur par la science-fiction. Extension du domaine des possibles, mondes préfabriqués et lignes de fuite », Futuribles, n° 413, juillet-août 2016, pp. 53-72.

[6] Cf. Yannick Rumpala, « Que faire face à l’apocalypse ? Sur les représentations et les ressources de la science-fiction devant la fin d’un monde », Questions de communication, n° 30, 2016, pp. 309-334.





Que faire face à l’apocalypse ?

9 03 2016

Le texte qui suit est l’introduction d’une contribution (« Que faire face à l’apocalypse ? Sur les représentations et les ressources de la science-fiction devant la fin d’un monde ») qui sera présentée à un prochain colloque international, lui-même intitulé « Formes d(e l)’Apocalypse » (15-17 mars 2016).

Le programme complet du colloque, qui s’annonce intéressant mais qui obligera à fréquenter différents sites, peut être téléchargé en version longue ou courte.

La contribution complète (dans un format certes plutôt universitaire) est quant à elle également téléchargeable et si cette manière de réagir aux envahissantes visions d’apocalypse suscite des commentaires, ils sont les bienvenus.

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Cube Pollution

Des effondrements, la science-fiction en a imaginé de multiples formes et pour une large variété de mondes. Les productions du genre ont même été marquées par une part croissante de représentations condamnant ces mondes fictionnels à un devenir apocalyptique ou dystopique. À tel point que ces représentations ont presque laissé l’impression de saturer l’appréhension collective du futur. S’il s’agit de chercher un mode de description particulièrement adapté pour penser le pire, en offrant de surcroît une diversité de scénarios, la science-fiction semble ainsi largement se distinguer. Elle donne une représentation de risques existentiels et collectifs qui auraient quitté l’ordre de l’hypothétique. Le grand intérêt de ces fictions tient donc à ce qu’elles rendent visibles. Mais pas seulement, compte tenu aussi des résonances qu’elles peuvent trouver avec des inquiétudes et tendances relevant du présent. Comme le dit le philosophe Michaël Foessel en introduction à sa « critique de la raison apocalyptique » : « Comme l’homme a tendance à ne plus remarquer ce qu’il habite, le détour par les images présente un intérêt maximal : le but des métaphores est toujours de fournir une expression abrégée, et si possible frappante, de ce qui ne se laisse pas saisir au premier regard. » [1]

Bien sûr, il y a dans ces représentations et descriptions le rappel que toutes les civilisations sont mortelles, que leur trajectoire n’est pas nécessairement un processus linéaire et ascendant. Dans cette contribution, il ne s’agit pas seulement de prendre acte d’une apparente domination des récits dystopiques ou apocalyptiques dans l’évolution (récente) du genre. Comme ces représentations sont de toute manière présentes et comme de surcroît elles semblent prendre une place grandissante, il est peut-être plus utile de se demander ce que l’on peut en faire. Ou, dit autrement, ce que cette apparente débauche de pessimisme peut avoir de productif.

C’est ce que nous viserons notamment à partir des enjeux écologiques et de leur dramatisation dans les fictions de types dystopique et apocalyptique. La pensée politique peut-elle apprendre quelque chose de cette production fictionnelle ? Comme production discursive, la fiction véhicule du sens et s’insère dans un système social et symbolique tout en y puisant ses ressources imaginaires. On peut poser que les projections qui font rentrer dans des phases critiques le devenir du monde, particulièrement pour le substrat dont dépendent les existences humaines, contiennent aussi une part de révélation (ce qui est le sens étymologique du mot apocalypse). De ce point de vue, elles peuvent avoir des résonances puissantes, notamment si on les relie, comme Lawrence Buell, au poids important que ce type d’image a tendu à prendre dans l’« imagination environnementale » (il affirme en effet : « Apocalypse is the single most powerful master metaphor that the contemporary environmental imagination has at its disposal »[2]).

Prendre toute cette production comme une simple manifestation d’anxiété ou de désespoir serait par conséquent limitatif. La variété d’effondrements ou d’apocalypses mis en scène sous forme fictionnelle offre en fait un objet qui permet de travailler le rôle (politique) des imaginaires, y compris négatifs. Car, dans cet imaginaire diffus, la science-fiction ajoute une dimension supplémentaire, par la force de sa dynamique exploratrice, à la manière d’expériences de pensée (« Et si… »)[3].

À partir d’un corpus principalement littéraire et, dans une moindre mesure, cinématographique, trois étapes permettront d’interroger ce que ces représentations apocalyptiques peuvent avoir de productif. La première visera d’abord à repérer les visions qui sont portées et caractériser les contenus symboliques qu’elles agencent (1). En pouvant ainsi tenir compte des logiques de sens véhiculées, il s’agira ensuite de distinguer les fonctions qu’elles peuvent remplir (2). Si l’on considère que ce qui se joue d’important dans ces situations apocalyptiques ou dystopiques est le maintien de puissances d’agir, il sera enfin utile de mieux appréhender les façons dont ces puissances d’agir sont déployées et les inspirations qui peuvent ainsi être éventuellement produites (3). Notre hypothèse est que ces représentations fictionnelles comportent des dimensions éthique et politique qui se réfractent à autant de niveaux.

À suivre…

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[1] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012, p. 9.

[2] The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture, Cambridge, Harvard University Press, 1996, p. 285.

[3] Cf. Yannick Rumpala, « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique », Raisons politiques, n° 40, novembre 2010, pp. 97-113. URL : www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2010-4-page-97.htm ; Yannick Rumpala, « Littérature à potentiel heuristique pour temps incertains : la science-fiction comme support de réflexion et de production de connaissances », Methodos. Savoirs et textes, n° 15, 2015. URL : http://methodos.revues.org/4178





Science-fiction et spéculations écologiques Pas d’alternative au pessimisme ?

5 04 2013

Fictions-figurations

Un texte est en préparation sur le sujet, dans la lignée d’interrogations déjà posées sur ce blog dans un précédent billet. En attendant, quelques idées et pistes de réflexion seront présentées le samedi 13 avril au Collège International de Philosophie, dans le cadre d’une journée d’étude du programme  « Ce que l’écologie fait à la pensée ».

Une présentation de la séance (intitulée « Fictions/Figurations »), avec le programme complet et des informations pratiques, est disponible sur le blog de la revue Tracés. Ce sera une occasion de montrer que la (science-)fiction peut être aussi une manière d’aborder les enjeux de politique écologique, mais de le montrer en essayant d’aller au-delà de ce que font déjà les travaux en ecocriticism, autrement dit au-delà d’une lecture essentiellement littéraire ou culturelle des œuvres traitant des relations des humains avec leur environnement.