Suite et première partie (I) annoncée dans le billet précédent.
La contribution désintéressée à un projet collectif renvoie à un type d’activité particulier qui suppose certaines dispositions d’esprit. Il faut donc un minimum de concordance entre des valeurs ou de compatibilité entre intérêts. Pour cette raison, il est d’abord utile de revenir sur les intentions portées dans ces projets collaboratifs, pour comprendre comment des subjectivités peuvent s’y investir et comment des motivations peuvent être entretenues[1].
a) Particularités d’un mode de production ouvert et collaboratif basé sur des contributions volontaires
Telle qu’elle est couramment conceptualisée et décrite, la « production entre pairs sur la base de communs » spécifie davantage des processus que des types de produits. Ce que repère Yochai Benkler dans le prolongement des fonctionnements en réseaux (rendus possibles par les nouvelles technologies de l’information) et qu’il essaye d’analyser, c’est une nouvelle modalité d’organisation de la production. Celle-ci combine décentralisation, collaboration, absence de propriété. Elle s’appuie sur le partage des ressources entre des acteurs, d’ailleurs envisagés de manière plutôt individuelle, prêts à coopérer entre eux sans forcément se connaître[2]. Les wikis, ces sites évolutifs entretenus sur Internet, en sont pour lui un exemple emblématique.
La contribution volontaire est ainsi un don de temps personnel qui bénéficie à un collectif tout en permettant de produire une réalisation commune. La liberté est telle que le degré d’engagement peut varier sans que cela soit perçu comme préjudiciable, laissant donc largement ouvertes les gammes possibles de contributions, des plus anecdotiques aux plus constantes. À suivre Yochai Benkler, cette forme de production, pouvant faire intervenir un nombre important d’individus, peut efficacement fonctionner pour des biens immatériels relevant des domaines de l’information, de la connaissance ou de la culture.
À la différence de communs immatériels, des communs matériels requièrent des activités elles-mêmes matérielles, au sens où elles interviennent dans des environnements physiques[3]. La contribution n’apparaît alors plus tout à fait de même nature, comme nous allons le voir.
b) Promesses et potentiel d’intéressement du projet RepRap
Le projet RepRap (REPlicating RAPid prototyper)[4] s’est développé sur ces principes du modèle ouvert et collaboratif. Il s’agissait de rendre disponible une imprimante 3D (en trois dimensions, sur le principe de la fabrication additive par couches successives de matière) permettant de refabriquer des modèles identiques à elle-même, grâce à une conception en open source et avec un coût le plus bas possible. Le projet est né formellement en 2005 (d’abord sous forme de blog) de l’initiative d’un universitaire britannique, Adrian Bowyer, senior lecturer au Département d’ingénierie mécanique à l’Université de Bath, mais s’est prolongé dans une logique collaborative qui a permis de constituer une communauté autour des avancées. Les participants ne sont donc pas liés par des relations strictement professionnelles, et a fortiori hiérarchiques et contractuelles.
Le principe de l’ouverture est constitutif du projet dès son origine : plans et instructions doivent être livrés au public sans besoin de contreparties. L’idéal souhaité est de parvenir à concevoir une machine qui puisse reproduire l’ensemble de ses composants (au lieu de plus de la moitié actuellement, puisque les difficultés restent liées à l’électronique et l’extrudeur qui sert de tête d’impression). La réalisation de ce souhait est laissée entre les mains des volontaires technophiles prêts à se rallier au projet et à y adjoindre leur potentiel de créativité[5]. Les défis techniques sont encore nombreux, mais n’excluent pas la recherche conjointe d’une machine qui puisse être facile à assembler et à utiliser[6].
Dans le projet et la communauté qui le reprend, l’enjeu de la maîtrise du développement technologique croise aussi celui de la propriété des moyens de production. Cette manière de réactiver par la technologie le projet marxiste est présente chez Adrian Bowyer lui-même. Ce type de machine réduirait la dépendance du consommateur : « I have no need to buy a spare part for my broken vacuum cleaner when I can download one from the Web; indeed, I can download the entire vacuum cleaner. Nor do I need a shop or an Internet mail-order warehouse to supply me with these things. I just need to be able to buy standard parts and materials at the supermarket alongside my weekly groceries.
The self-copying rapid-prototyping machine will allow people to manufacture for themselves many of the things they want, including the machine that does the manufacturing. It is the first technology that we can have that will simultaneously make people more wealthy whilst reducing the need for industrial production ». Le processus enclenché serait donc un autre type de révolution : « So the replicating rapid prototyping machine will allow the revolutionary ownership, by the proletariat, of the means of production »[7].
À défaut des machines elles-mêmes (qui resteraient à assembler par les acquéreurs), ce sont les connaissances les concernant qui sont offertes comme des communs. Les personnes et groupes intéressés peuvent récupérer des plans gratuits par l’intermédiaire d’Internet. Pour les pièces qui ne sont pas encore « imprimables », elles sont censées pouvoir être trouvées dans les commerces des grandes villes. Une fois la machine à disposition, des fichiers permettant de fabriquer des objets plus ou moins courants peuvent être téléchargés sur le même principe, par l’intermédiaire de sites de partage comme http://www.thingiverse.com par exemple. Pour les inspirateurs du projet, c’est dans cet enchaînement de potentialités que des effets sont attendus, jusqu’à la « richesse sans argent » (« wealth without money »[8]) dont Adrian Bowyer esquissait l’horizon. Plus besoin de gros investissements : une machine « auto-réplicante » devenue largement accessible mettrait des capacités de fabrication à portée de tout individu prêt à s’en saisir (et au moins très bon bricoleur dans l’état actuel de la technologie). Outre la part de stimulation relative aux améliorations techniques toujours possibles et attendues, les contributeurs potentiels peuvent ainsi trouver dans le projet des promesses de répercussions plus étendues, précisément jusqu’au monde de la consommation matérielle.
c) Promesses et potentiel d’intéressement des Incroyables comestibles
Depuis son lancement dans la petite ville anglaise de Todmorden en 2008, l’initiative Incredible edible a pris des allures de véritable mouvement aux ramifications internationales (sous le label donc des Incroyables comestibles dans les pays francophones). La production de communs entre pairs s’y incarne dans des formes de potagers collectifs, récupérant des espaces, même petits, pouvant être accessibles à n’importe qui pour y produire des fruits et légumes mis à disposition gratuitement. Dans l’hypothèse et le récit qui sont aussi faits, la petite échelle ne signifie pas que la productivité sera insuffisante. Dans les groupes locaux qui ont repris l’expérience, l’« abondance partagée » est même devenue un thème et un slogan de ralliement.
En plus du sens facilement et presque immédiatement compréhensible du projet, l’initiative paraît ouverte et peu formalisée : « Ce qui séduit les gens c’est que le processus est très simple. Il n’y a aucun bulletin d’adhésion à remplir. Il suffit d’installer un bac et de planter, explique-t-il [Cédric Dérouin, employé de restaurant qui a implanté l’initiative à Saint-Nazaire] »[9]. La démarche se veut également collaborative : il ne s’agit pas de se contenter de cultiver son jardin personnel ou familial. L’initiative, fondée sur un principe de partage, est souvent reprise comme une manière de faire communauté, tout en se réappropriant l’espace urbain. Les lieux publics, pour peu qu’ils puissent être aménagés, sont en effet envisagés comme pouvant devenir productifs de biens alimentaires profitables à la collectivité (ce qui amène par exemple à concevoir la rue autrement que comme une voie de circulation, a fortiori lorsqu’elle est dévolue essentiellement au trafic automobile). C’est le rapport entre les lieux, leurs usages et les populations qui tend à être ainsi problématisé par l’intermédiaire de la nourriture.
Les échanges envisagés ne sont d’ailleurs pas qu’alimentaires. Ils relèvent aussi des connaissances et des expériences, que les participants sont censés également partager, afin qu’ils puissent si besoin accroître leurs compétences, en matière de culture de végétaux notamment. Le réseau Colibris, inspiré par l’agroécologue Pierre Rabhi, a rejoint l’initiative et y raccroche ainsi un esprit proche d’une forme d’éducation populaire : « Cette démarche collective participe d’une pédagogie basée sur l’échange de savoir-faire et le partage d’expérience. C’est par exemple une manière de confronter les enfants à l’enseignement des méthodes de jardinage, dans un esprit ludique et convivial. Les Incroyables Comestibles sont ainsi un formidable outil d’éducation populaire à l’écologie, qui reconnecte le citoyen à son environnement naturel et à ses ressources locales »[10]. La branche française du mouvement Slow Food, dans la continuité de son souci pour la préservation des plaisirs gastronomiques, y a également adjoint une dimension éducative propre à restaurer ou maintenir les préoccupations gustatives : « Incredible Edible, ce ne sont pas seulement des potagers éparpillés dans la ville mais c’est aussi l’éducation au goût : des cours sur l’horticulture, sur comment conserver les fruits et légumes ou sur comment faire son propre pain sont activés »[11].
Sous une nouvelle étiquette, c’est aussi la trace d’expérimentations plus anciennes qui est plus ou moins consciemment retrouvée. En l’occurrence, celle des jardins partagés/communautaires et des community gardens[12]. Ces jardins ont aussi été une manière de reprendre l’espace urbain, de sorte que celui-ci puisse retrouver une autre forme de valeur d’usage sans être réservé à certaines catégories de population. Le mouvement Incredible edible tend à y ajouter une critique d’un système agroalimentaire dont les logiques, de plus en plus industrielles, échappent largement à la majorité des citoyens. L’action concrète par la plantation apparaît alors comme un moyen de retrouver des prises et une forme de maîtrise de l’alimentation. Les choix alimentaires, mais aussi la manière dont les aliments sont produits, sont problématisés par l’intermédiaire d’un retour au contact avec les plantes, fruits et légumes comestibles. Ils sont réinscrits dans un collectif local qui peut par cette voie essayer de réduire sa dépendance, tant à l’égard des filières de l’industrie agro-alimentaire que des grands circuits de distribution, tout en renforçant les liens communautaires.
Outre l’attrait potentiel d’un point de vue qualitatif, sanitaire et écologique (notamment pour les consommateurs les plus inquiets), ces expérimentations locales ont l’avantage de paraître reproductibles relativement facilement. Au besoin, l’adaptabilité et la débrouillardise sont mises en avant, par exemple en adaptant ou en construisant des bacs et jardinières pour des endroits où des sols sont plus difficilement disponibles. La confiance est une condition implicite, puisque les productions sont assurées sans qu’il y ait revendications de propriété. Ceux qui prennent n’auraient pas de raisons de prendre plus que ce dont ils ont besoin. Ou du moins est-il attendu un sens de la responsabilité de la part des autres habitants.
d) Possibilités de construction de sens et production de motivations
L’engagement dans ce mode de production a une composante subjective à partir de laquelle peut se construire le travail collaboratif. Mais il ne s’agit pas d’un intérêt strictement personnel, ou alors il devient lui aussi dépendant des possibilités de réussite du projet.
Une enquête par sondage avait été faite dans la communauté de l’impression 3D en 2012 par Jarkko Moilanen et Tere Vadén, respectivement de l’Université de Tampere et de l’Université Aalto d’Helsinki (Finlande)[13]. Le membre typique est un homme de plus de 30 ans, vivant en Europe ou aux Etats-Unis, et ayant fait des études supérieures. Parmi les 350 personnes interrogées, beaucoup s’identifient au mouvement « maker » (qui étend les principes du « faire soi-même » aux objets technologiques) et semblent exprimer cette identification avec plus de facilité qu’à celle à la « production entre pairs ». La motivation à participer à des projets en commun fait davantage intervenir des considérations en termes de plaisir, de possibilité de choix des projets auxquels participer et de la manière d’y contribuer, autrement dit sans contraintes liées à des relations de subordination comme dans un emploi salarié. Les satisfactions retirées ne tiennent pas à une rémunération, mais plus à un intérêt pratique.
Dans le cas du projet RepRap, les motivations des contributeurs semblent se rapprocher de celles du logiciel libre[14] (les milieux ayant d’ailleurs des affinités et des liens entre eux). Comme le résumaient Maryline Meyer et François Montagne à propos des « développeurs » : « Si certains d’entre eux incarnent le modèle classique de l’homme économique en anticipant les gains monétaires d’une contribution au libre, de nombreux autres aiment la tâche qu’ils accomplissent parce qu’elle est intellectuellement stimulante, socialement utile mais aussi parce qu’elle permet de partager une identité avec autrui »[15].
Comme dans beaucoup de projets de collaboration ouverte, il s’agit d’essayer de parvenir collectivement à une réalisation commune. À la différence de ce que sont devenues majoritairement les activités de production, les relations de propriété et de concurrence ne sont pas censées être présentes.
En termes de motivations, l’esprit des Incroyables comestibles peut paraître un peu moins original si l’on considère les proximités et les liens affinitaires qu’il a avec celui des jardins partagés[16]. L’échange et la convivialité y sont déterminants. Ce qui est produit et recherché n’est pas seulement de la nourriture, mais aussi du lien social[17]. Avec son souhait de se servir du végétal pour récupérer et utiliser des espaces urbains délaissés, le « guerilla gardening » est une démarche qui comportait déjà également certains présupposés similaires, dans une forme d’activisme notamment orienté vers la restauration d’une plus grande place pour la « nature » en ville[18].
Dans ces expérimentations, du temps (le plus fréquemment en dehors de la vie professionnelle) est donc accordé à des activités qui dépassent l’intérêt personnel. Ce temps lui-même est librement modulable (les tâches acceptées pouvant d’ailleurs en demander peu). Les activités réalisées ne sont pas imposées. Comme champ d’extension d’une « production entre pairs sur la base de communs », les enjeux matériels amènent au surplus d’autres justifications et promesses : proximité, convivialité, abondance, autosuffisance, résilience. Les fondateurs d’Incredible edible à Todmorden ont ainsi affiché un objectif d’autosuffisance alimentaire pour leur ville en 2018[19]. Les capacités associées à la RepRap permettent presque de présenter ce type de machine comme un moyen de réduire les dépendances pour l’accès à certains objets. Ces justifications aident à renforcer le sens qui peut être trouvé dans ces projets et les activités correspondantes.
À suivre…
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[1] Notamment si l’on considère que faire prendre intérêt à quelque chose, spécialement un projet innovant, est aussi une activité dont la réussite n’est pas garantie et qui peut par conséquent requérir ses propres dispositifs. Cf. Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour, « À quoi tient le succès des innovations. Premier épisode : L’art de l’intéressement », Gérer et comprendre, n° 11, juin 1988, pp. 4-17.
[2] The Wealth of Networks: How Social Production Transforms Markets and Freedom, New Haven, Yale University Press, 2006, p. 60.
[3] Cf. Elinor Ostrom, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
[4] Pour une présentation des origines et de la conception de cette machine, voir Rhys Jones, Patrick Haufe, Edward Sells, Pejman Iravani, Vik Olliver, Chris Palmer and Adrian Bowyer, « RepRap – the replicating rapid prototyper », Robotica, vol. 29, Special Issue 01, January 2011, pp. 177-191.
[5] Il y a même eu des réalisations permettant de construire des modèles à partir de briques de Lego. Cf. Vasilis Kostakis, Marios Papachristou, « Commons-based peer production and digital fabrication: The case of a RepRap-based, Lego-built 3D printing-milling machine », Telematics and Informatics, Volume 31, n° 3, August 2014, pp. 434–443.
[6] Sur les choix techniques que ces orientations peuvent impliquer, voir Johan Söderberg, « Automating amateurs in the 3D printing community: connecting the dots between ‘deskilling’ and ‘user-friendliness’ », Work Organisation, Labour & Globalisation, Volume 7, n° 1, Summer 2013, pp. 124-139 (notamment p. 129). Comme l’explique l’auteur : « The risk is otherwise that the open source 3D printer will be sidelined by more user-friendly, but closed and commercial, 3D printers.
What is at stake, in other words, is the ability of the hobbyist community to assert itself and its political vision in a field increasingly dominated by commercial interests » (p. 134).
[7] Adrian Bowyer, « Wealth without money », http://reprap.org/wiki/Wealth_Without_Money , consulté le 10 mars 2014.
[8] Ibid.
[9] Cité dans Aline Leclerc, « Légumes en accès libre, nouvelle idée solidaire », Le Monde, 27 décembre 2012, p. 9.
[10] « Planter avec les Incroyables Comestibles », http://www.colibris-lemouvement.org/revolution/planter-ce-que-nous-mangeons/5-actions-pour-planter-ce-que-nous-mangeons/je-plante , consulté le 6 mars 2013.
[11] « Comment une ville peut devenir autosuffisante en fruits et légumes », 10/09/2012, http://www.slowfood.fr/comment-une-ville-peut-devenir-autosuffisante-en-fruits-et-legumes , consulté le 6 mars 2013.
[12] Cf. Sandrine Baudry, « Les community gardens de New York City : de la désobéissance civile au développement durable », Revue française d’études américaines, 3/2011 (n° 129), pp. 73-86.
[13] Voir Jarkko Moilanen & Tere Vadén, « Manufacturing in motion: first survey on 3D printing community », Statistical Studies of Peer Production, 31 May 2012, http://surveys.peerproduction.net/2012/05/manufacturing-in-motion/, repris dans Jarkko Moilanen and Tere Vadén, « 3D printing community and emerging practices of peer production », First Monday, Volume 18, Number 8, August 2013, http://journals.uic.edu/ojs/index.php/fm/article/view/4271/3738
[14] Pour des points de comparaison, voir Maryline Meyer et François Montagne, « Le logiciel libre et la communauté autorégulée », Revue d’économie politique, 3/ 2007 (Vol. 117), pp. 387-405.
[15] Ibid., p. 403.
[16] Voir par exemple Laurence Baudelet, « Les jardins partagés : un nouvel espace public ? », Urbanisme, n343, Juillet-Août 2005, pp. 42-43.
[17] Voir également Laurence Baudelet, « Jardins partagés : fruits, fleurs et lien social », Pour, n° 188, 2005, pp. 182-186.
[18] Voir par exemple Lélia Reynaud-Desmet, « La fabrication de la ville durable entre conflit et participation : les activistes urbains écologistes en région parisienne », L’Information géographique, 3/2012 (Vol. 76), pp. 36-51.
[19] Objectif repris en titre d’une brochure de présentation de l’initiative : Aiming to make Todmorden self sufficient in food by 2018. A different way of living, Incredible Edible Todmorden, 2010, 26 p.