Autre monde, autres réseaux ?

10 03 2010

Quels leviers reste-t-il encore aujourd’hui pour les projets de transformation sociale, notamment ceux qui affirment qu’« un autre monde est possible » ? Question difficile, car l’époque semble être davantage aux doutes et aux désorientations. Construire une alternative politique suppose en effet de retrouver des prises sur notre monde et son évolution. Malheureusement, un certain fatalisme peut conduire à penser que les forces et dynamiques en jeu sont quasiment devenues insaisissables, notamment celles qui sous-tendraient la lame de fond de la « globalisation ».

De ce point de vue, les attentes de renouvellement théorique et pratique sont donc fortes. Dans un article paru en octobre 2007 dans la revue Raison publique (« La connaissance et la praxis des réseaux comme projet politique », téléchargeable en fichier pdf), j’avais essayé de voir dans quelle mesure une pensée et une praxis des réseaux pouvaient fournir une forme de secours. La proposition, avec les outils de la philosophie politique et des sciences sociales, visait plus précisément à tester s’il pouvait y avoir là, dans cette pensée des réseaux, un moyen de reconstruire un projet politique adapté aux configurations contemporaines.

Si notre monde devient un monde de réseaux (comme nombre d’analyses tendent à le confirmer), il faut en effet le saisir avec des outils du même ordre. Et c’est seulement après ce travail qu’il devient possible de réfléchir plus sérieusement à un « autre monde possible ». Pour prendre un exemple emblématique, Toni Negri, un des théoriciens actuellement influents dans la pensée radicale, évoque le rôle des réseaux et les formes de pouvoir qui en découlent, mais il ne pousse pas la réflexion autant qu’il le pourrait. Selon son analyse, le vaste appareil de gouvernement qui s’est installé et qu’il appelle « l’Empire » (notamment dans le livre du même nom) serait d’autant plus difficile à contrecarrer qu’il s’avérerait expansif, enveloppant, décentralisé et déterritorialisé. Et, si on continue à suivre ce type de perspective, ce serait dans et par les « multitudes » que de nouvelles formes de résistance devraient être amenées à se développer. Sauf qu’on peut aussi considérer que la construction d’une alternative politique n’a guère avancé si ces nouveaux réseaux de pouvoir restent dans une appréhension abstraite, lointaine et nébuleuse. Ces réseaux, comme je le proposais, il faudrait faire l’effort d’essayer de les tracer véritablement, pour au moins commencer à donner les voies permettant d’en sortir ou éventuellement de les reconfigurer, et c’est ensuite qu’il serait possible de fournir des bases aidant à reconstruire un véritable projet politique.

Certes, la tendance de l’époque paraît déjà être à vouloir tout tracer. Mais ce n’est pas tellement ce penchant à la surveillance et au contrôle disciplinaire qu’il s’agit d’encourager. À rebours de cette tendance, l’enjeu serait plutôt de faire en sorte que ce traçage généralisé des réseaux garde un potentiel émancipateur, donc surtout ne conduise pas à une dérive sous forme d’instrumentalisation policière ou autoritaire.

L’article, qui esquisse en trois étapes les grandes lignes d’un tel projet, est désormais accessible directement en ligne sur le site de la très dynamique et souvent très stimulante revue Raison publique.





De l’utilité de l’analyse de réseaux pour retrouver des prises politiques sur la technique

9 06 2009

Dans le cadre de mes recherches, j’avais entamé une réflexion de théorie politique sur l’intérêt de la notion de réseau pour reconstruire un projet politique adapté à notre époque. Dans ses grandes lignes, l’idée était de tracer les réseaux de notre monde pour pouvoir garder des prises sur ceux-ci et notamment des possibilités de reconfiguration (voir l’article correspondant). Des lecteurs de ce travail m’ont reproché d’avoir laissé de côté ou négligé la dimension technique. J’ai donc commencé à retravailler quelques pistes et, en attendant de les reprendre de manière plus approfondie, je profite de ce blog pour les mettre en discussion, si le sujet intéresse d’autres lecteurs.

Avec la densification de la présence technologique dans la plupart des activités humaines, un des enjeux est effectivement de garder visibles les options privilégiées dans les dispositifs et systèmes techniques, à l’image des initiatives visant pour les réseaux informatiques à maintenir les codes accessibles et les protocoles ouverts[1]. Reprenant la démarche du hacking sous une forme politique militante, l’« hacktivisme » restaure ce type de rapport réflexif à la technologie[2] : il est une manière d’ouvrir les boîtes noires des réseaux informatiques. Toutefois, l’hacktivisme se limite à l’informatique et l’enjeu serait de savoir si cet esprit peut être généralisé à l’ensemble de l’univers technique. Pour cette étape supplémentaire, il faudrait un gros effort collectif permettant de développer une forme élargie de « reverse engineering » (l’étude d’un artefact pour en retrouver les principes et mécanismes), mais rendre possible la généralisation d’une telle approche donnerait justement des appuis pour pouvoir prendre les réseaux techniques à rebours de leurs logiques de conception et de déploiement.

De fait, le recours à certains systèmes techniques plutôt qu’à d’autres a des implications qui ne sont pas simplement techniques. En matière d’approvisionnement électrique par exemple, les choix peuvent faire entrer dans des logiques et des réseaux différents. Entre soutenir des technologies décentralisées comme le solaire et privilégier des technologies basées sur des infrastructures lourdes comme le nucléaire, les corollaires ne sont effectivement pas les mêmes. De même, utiliser le vélo ou l’automobile n’est pas qu’un choix de mode de déplacement ; c’est aussi participer à des systèmes techniques différents, tant dans leur organisation que dans leur rapport au monde[3]. L’enjeu est donc que les citoyens puissent garder des prises sur les développements techniques, de façon notamment à rester conscients des conséquences de ces développements et des trajectoires sur lesquels ils peuvent engager[4]. Pour cela, il faut que soient disponibles des sources d’informations et des espaces de discussion, qui sont à chaque fois des appuis à construire en fonction des ressources et des possibilités du moment. Par rapport aux canaux traditionnels, le développement d’Internet a pu par exemple être saisi par des acteurs militants pour en faire un espace de vigilance, c’est-à-dire à la fois un nouvel et large espace de publication, de circulation, d’échange et de débat, utilisable selon les besoins et les occasions[5].

Internet a effectivement suscité beaucoup d’espoirs comme nouvel horizon de réflexion et d’expérimentation politique. Les efforts se multiplient pour en développer les potentialités. C’est tout l’enjeu, qui va bien au-delà des seuls aspects techniques, des mouvements qui défendent les logiciels libres et « open source »[6]. Si les outils et infrastructures numériques deviennent des pivots de la communication électronique en réseaux, leur nature et leur forme ont alors aussi une dimension philosophique et politique. Au-delà des invocations béates en direction des « nouvelles technologies de l’information et de la communication », il reste à construire ou maintenir les conditions (sociales, politiques, culturelles…) pour que ces réseaux numériques puissent devenir un point d’entrée pour l’ouverture des espaces de discussion des choix techniques et le développement de nouvelles citoyennetés (et en tout cas pas un nouvel appareil de contrôle).


[1] Sur le rôle et les enjeux pas simplement techniques mais aussi potentiellement politiques et culturels de ces protocoles, voir Alexander R. Galloway, Protocol. How Control Exists after Decentralization, Cambridge, MIT Press, 2004.

[2] Cf. Paul A. Taylor, « From hackers to hacktivists: speed bumps on the global superhighway? », New Media & Society, vol. 7, n° 5, 2005, pp. 625-646.

[3] Cf. Zack Furness, « Biketivism and Technology: Historical Reflections and Appropriations », Social Epistemology, vol. 19, n° 4, October 2005, pp. 401-417.

[4] Cf. Richard Sclove, Choix technologiques, choix de société, Paris, Descartes & Cie, 2003.

[5] Sur les avantages d’Internet et les possibilités ouvertes à large échelle, voir John Naughton, « Contested Space: The Internet and Global Civil Society », in Helmut Anheier, Marlies Glasius and Mary Kaldor (eds.), Global Civil Society 2001, Oxford, Oxford University Press, 2001, pp. 147-168.

[6] Cf. Samir Chopra and Scott Dexter, Decoding Liberation: The Promise of Free and Open Source Software, London, Routledge, 2007.

 

P.S. : La réflexion se prolonge dans un billet plus récent.





Ce que la science-fiction peut apporter à la pensée politique

17 12 2008

Le passé est souvent utilisé pour éclairer le présent. Mais le futur semble l’être beaucoup moins. L’exercice paraît effectivement plus périlleux. Évidemment, nul ne peut savoir ce que sera exactement le futur. Le besoin d’en avoir une connaissance, et même de le maîtriser, n’a pas cessé pour autant. Dans l’espoir d’arriver à appréhender et traiter plus facilement des enjeux actuels, les tentatives ont continué à se développer en cherchant des garanties scientifiques et en ébauchant des méthodes, comme celles de la prospective et de son travail sur scénarios.

Je propose d’explorer une autre voie, celle de la science-fiction, et de montrer les apports qui peuvent en être dégagés pour la pensée politique. Ce serait facile d’écarter la proposition d’un geste condescendant. Il suffirait de ramener les œuvres et productions de ce domaine à un simple exercice d’imagination débridée. Mais ce serait ignorer ce que des œuvres puissantes ont pu apporter aux débats et aux réflexions sur l’évolution du monde[1]. Ce serait aussi croire que ces écrits n’ont d’autre ambition que celle de l’imaginaire.

Sortis des clichés, les écrits de science-fiction peuvent en effet trouver d’autres résonances. De manière significative, les interrogations, mais aussi les manifestations d’anxiété, montent sur l’accélération du changement technique et social, et a fortiori sur ses effets[2]. Ces interrogations nourrissent de plus en plus de doutes sur l’adaptation des outils intellectuels actuellement disponibles[3]. Dans des écrits plus ou moins proches de la sphère académique, quantité d’indices sont mis en avant pour signaler qu’un autre monde est en train de se construire. Sauf que, devant la rapidité apparente des évolutions, la réflexion risque aussi d’être en retard par rapport à leur potentiel de transformation sociale[4].

Pour appréhender le monde qui vient, il peut donc être utile de réfléchir à d’autres approches et opérations intellectuelles. La première peut être tout simplement de prendre de la distance dans la manière de percevoir le monde et son fonctionnement. La science-fiction offre un matériau propice à ce type d’attitude et il va s’agir ici de montrer que ce matériau peut aussi être incorporé dans un processus de production de connaissance. Ces potentialités ont été pour partie plus ou moins entrevues[5], mais elles méritent d’être pleinement développées.

L’hypothèse centrale fondant et nourrissant mon approche est que la science-fiction représente une façon de ressaisir le vaste enjeu du changement social, et derrière lui celui de ses conséquences et de leur éventuelle maîtrise. Autrement dit, que ce soit sur le versant utopique ou dystopique, ce qui se construit aussi dans ces productions culturelles, c’est un rapport au changement social. La science-fiction offre, certes plus ou moins facilement, des terrains et des procédés pour s’exprimer sur des mutations plus ou moins profondes, plus précisément sur les trajectoires que ces mutations pourraient suivre. Elle constitue une voie par laquelle le changement social se trouve réengagé dans une appréhension réflexive.

C’est parce que le présent contient les conditions de fabrication du futur que l’enjeu est aussi d’être capable de développer une réflexion à rebours. Science et technique ont évidemment des implications politiques, et leurs évolutions potentielles demandent non seulement de maintenir l’attention, mais aussi de garder des prises réflexives sur le champ des possibles. D’où l’intérêt des œuvres de science-fiction pour la pensée politique, ce que j’essaierai d’exposer et d’expliquer en trois étapes à venir prochainement sur ce blog. La première permettra de mettre en évidence le potentiel heuristique de la science-fiction. La deuxième visera à montrer en quoi les récits proposés constituent aussi des dispositifs de problématisation. En soulignant que le changement social transparaît ainsi comme un motif latent, la troisième cherchera enfin à préciser comment il est possible de tirer parti des idées avancées sous forme fictionnelle et de les rendre productive du point de vue de la théorie politique.

À suivre…

[1] 1984 de Georges Orwell et Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley servent de références classiques. Sur la force philosophique de ces oeuvres dans l’évocation du totalitarisme, voir Michel Freitag, « Totalitarismes : de la terreur au meilleur des mondes », Revue du MAUSS, n° 25, 2005/1, pp. 145-146.

[2] Cf. Hartmut Rosa, « Social Acceleration: Ethical and Political Consequences of a Desynchronized High-Speed Society », Constellations, vol. 10, n° 1, 2003, pp. 3-33.

[3] Cf. Nicholas Gane, « Speed up or slow down? Social theory in the information age », Information, Communication & Society, vol. 9, n° 1, February 2006, pp. 20-38.

[4] Comme le fait remarquer Cynthia Selin : « sociologic tools readily equip scholars to look at the future in terms of how various people today talk about tomorrow; but they do not enable taking the social reality of futures seriously » (« The Sociology of the Future: Tracing Stories of Technology and Time », Sociology Compass, 2/6, 2008, p. 1882).

[5] Sur l’utilisation du film Blade Runner, inspiré du romancier américain Philip K. Dick, comme source de réflexion sur la nature humaine et comme incitation à un passage de la théorie politique par le cinéma, voir par exemple Douglas E. Williams, « Ideology as Dystopia: An Interpretation of Blade Runner », International Political Science Review, vol. 9, n° 4, 1988, pp. 381-394.