La science-fiction comme forme de problématisation

10 07 2009

L’année universitaire arrivant à sa fin, j’ai un peu plus de temps pour reprendre la réflexion laissée en suspens il y a quelques mois. La tâche devenait d’autant plus nécessaire que ce travail est aussi pour partie destiné à être présenté très bientôt au colloque « Comment rêver la science-fiction à présent ? » qui se tiendra à Cerisy-la-Salle du 20 au 30 juillet 2009. L’idée principale reste d’étudier dans quelle mesure la science-fiction peut nourrir la pensée politique.

Donc répétons-le : la science-fiction est certes faite de récits, mais il serait extrêmement dommage de s’arrêter à cette seule dimension narrative. Cette forme de production intellectuelle et d’expression artistique, il peut être judicieux de la considérer aussi comme un travail de problématisation, en se rapprochant du sens dans lequel Michel Foucault pouvait entendre ce terme. Pour lui, « Problématisation ne veut pas dire représentation d’un objet préexistant, ni non plus création par le discours d’un objet qui n’existe pas. C’est l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l’analyse politique, etc.) »[1]. Gardons surtout ce dernier point pour le développer dans le sens qui va nous intéresser : parler de problématisation, c’est aussi envisager l’enclenchement possible d’un processus d’exploration, pas forcément linéaire d’ailleurs. Avec ce processus, ce qui paraissait évident, installé, va pouvoir être questionné, soumis au doute et à des interprétations concurrentes.

Si l’on revient à l’expression elle-même, la science-fiction est d’abord une façon de problématiser la science et ses applications. Les récits et leur cadre permettent des mises en situation des avancées scientifiques et des innovations technologiques. La science-fiction en tant que registre d’expression permet ainsi de décrire des potentialités techniques et d’entrevoir leurs effets propres ou les effets de leur agencement. L’ambition peut aller au-delà, comme on peut le voir en partant de quelques champs (parmi d’autres) explorés dans les univers de science-fiction.

          – Sur la place des machines

Les vies et activités humaines des sociétés les plus développées semblent marquées par une immersion de plus en plus profonde dans des environnements technologiques. La science-fiction, quasiment depuis ses origines, est une façon de problématiser les rapports entre les humains et les machines. Et elle l’a fait de plus en plus souvent avec une question majeure : qu’est-ce que l’humanité peut déléguer aux machines ? Le sujet est éminemment politique. Et il l’est encore plus si ces machines deviennent « intelligentes », si elles font preuve de capacités d’apprentissage, de communication, de coordination (autant de thèmes de recherche actuels).

Avec son « cycle de la Culture », fresque mettant en scène une civilisation intergalactique basée sur des principes anarchistes, l’écossais Iain M. Banks offre dans ses romans une vision dans laquelle ce sont des intelligences artificielles (« minds » ou « mentaux » dans les traductions françaises) qui assument les tâches de gestion des affaires collectives, libérant ainsi la masse des individus pour des activités plus spirituelles ou ludiques. Le type d’organisation collective décrit par Iain M. Banks dans ses romans tient pour une large part grâce à l’appui bienveillant de ces intelligences artificielles. Cette version des relations avec les machines est plutôt optimiste, mais il y en a d’autres plus sombres. Il y a aussi dans la science-fiction toute une tradition dans laquelle ce genre de question est traité avec souvent en arrière-plan la crainte que la machine se retourne contre son créateur.

          – Sur les potentialités et implications des évolutions techniques

Les œuvres de science-fiction peuvent d’ailleurs participer à des processus de problématisation plus larges, autrement dit qui ne leur sont pas propres. Sous une forme romancée, elles peuvent tester le basculement dans un autre système technique, agencer des situations permettant d’entrevoir quels pourraient être les effets induits. Difficile en effet de voir ces effets concrètement avant la pleine application des nouvelles techniques. Sans que cela soit forcément leur intention, les explorations fictionnelles peuvent en revanche contribuer à introduire des questionnements éthiques et politiques.

C’est ce qui a pu se passer à différents moments de processus de développement technoscientifique, comme récemment dans le cas des nanotechnologies[2]. En la matière, les effets de ce qui s’apparente à une révolution technique paraissent au moins aussi indéterminés que les potentialités des innovations attendues. D’où les nombreuses incertitudes de ceux qui essayent de réfléchir à ces effets[3]. Les explorations en science-fiction s’immiscent dans ces incertitudes, en imaginant à leur manière comment des technologies nouvelles pourraient restructurer les relations sociales, comme pourraient le faire les nanotechnologies si elles permettent de miniaturiser bon nombre d’appareillages plus ou moins courants. De fait, les résonances imaginaires qu’offre la science-fiction ont pu jouer un rôle non négligeable dans les débats publics sur ces nouvelles technologies[4].

          – Sur la transformation du monde et sa maîtrise par le pouvoir humain

La science-fiction est une manière d’essayer de décrire comment il serait possible d’habiter les mondes en préparation. Il est logique qu’elle ait été pénétrée par les enjeux de chaque époque et qu’elle les ait traduits. Les enjeux écologiques ont ainsi donné lieu à de multiples traitements[5]. Le roman Dune de Frank Herbert et sa longue suite[6] peuvent être interprétés dans un sens écologique. Dans cette série romanesque, Dune est le nom d’une planète aride mais dotée d’une ressource particulière et convoitée pour ses propriétés psychotoniques, l’Épice. L’œuvre intègre au cœur de la trame narrative une situation de tension écologique, le récit avançant de telle sorte que se révèlent aussi au fur et à mesure les implications sociales et politiques de ce cadre particulier. Même s’il ne faut surtout pas réduire le roman à cet aspect,  il permet de mettre en situation la gestion de ressources rares (l’eau, l’Épice), qui deviennent donc sources et enjeux de pouvoir. Que signifie pour des collectifs humains devoir faire face aux contraintes d’un monde devenu complètement désertique ? Quelles seraient les conditions (techniques, sociales…) permettant de transformer une telle situation ?

Les enjeux démographiques ont aussi trouvé une résonance notable dans la littérature de science-fiction. La fin des années 1960 et le début des années 1970 ont plutôt été marqués par le thème de la surpopulation, comme dans Tous à Zanzibar du britannique John Brunner[7]. Andreu Domingo a repéré d’autres thèmes formant selon lui un genre à part entière mobilisant les enjeux démographiques et qu’il a qualifié de « démodystopies »[8]. Il y englobe les fictions qui traitent de vieillissement généralisé, de dépopulation, de migrations internationales massives, de technologies reproductives et eugéniques.

Ces thèmes activent de manière plus ou moins directe les questions de maîtrise des transformations du monde. Ils sont en quelque sorte aussi une interrogation sur la manière dont les activités humaines peuvent trouver des processus de régulation.

          – Sur le devenir de la condition humaine

Williams CâbléLe décalage dans des mondes ou des temps fictifs peut être aussi un moyen de travailler sur les figures de l’humain et sur sa condition. Le devenir post-humain est expérimenté par la science-fiction depuis déjà quelques décennies. Les récits ont été de plus en plus souvent peuplés d’individus bénéficiant de nouvelles techniques appliquées non plus seulement aux objets et aux environnements, mais aussi aux corps et aux esprits. Ces mises en situation fonctionnent là aussi en quelque sorte comme des expérimentations aidant ou invitant à se demander dans quelle mesure ces extensions, prothèses et modifications pourraient finir par changer l’être humain lui-même. La littérature cyberpunk est remplie de multiples types d’interfaces cerveau-machine, grâce auxquelles l’individu peut par exemple presque finir par faire corps avec son véhicule, comme dans Câblé de Walter Jon Williams. On rejoint là la thématique du cyborg, hybride d’humain et de machine, qui a non seulement été investie par la science-fiction mais qui a aussi ouvert un champ de réflexion en plein développement[9]. Et pour cause, les implications éthiques étant profondes : dans quelle mesure l’utilisation des possibilités technologiques peut-elle affecter la définition ou la représentation de ce qu’est l’être humain ? Les possibilités d’implants psychiques et corporels ne vont-elles pas engendrer de nouvelles inégalités si certains humains peuvent se payer des améliorations personnelles et d’autres non ?

De même, comment fonctionnerait une société dont les membres seraient constamment immergés dans des flux d’informations électroniques ? C’est un type de question qu’on peut retrouver en filigrane dans les écrits de Cory Doctorow. Dans son roman intitulé Dans la dèche au Royaume Enchanté[10] par exemple, les individus sont en permanence « online » et peuvent par la même occasion jauger instantanément la réputation de chacun. Cory Doctorow imagine ainsi une nouvelle unité de mesure, le « whuffie », qui remplace l’argent, permet d’apprécier en temps réel cette nouvelle forme de crédit personnel (pour jouer un peu sur les mots) et intervient donc constamment dans les interactions sociales.

Comme le montrent ces quelques champs d’exploration, traverser une œuvre de science-fiction peut donc être une occasion de rencontrer des situations inédites, susceptibles d’ouvrir des questionnements originaux. C’est par ces mises en situation que des problématisations nouvelles peuvent s’effectuer et servir de préparation à des réflexions plus poussées sur ce qui fait l’évolution de la vie collective.


[1] Michel Foucault, « Le souci de la vérité », in Dits et écrits 1954-1988, Tome II (1976-1988), Paris, Quarto Gallimard, 1994, pp. 1489.

[2] Cf. Diana M. Bowman, Graeme A. Hodge, Peter Binks, « Are We Really the Prey? Nanotechnology as Science and Science Fiction », Bulletin of Science, Technology & Society, vol. 27, n° 6, 2007, pp. 435-445.

[3] Cf. Nick Bostrom, « Technological Revolutions: Ethics and Policy in the Dark », in Nigel M. de S. Cameron and M. Ellen Mitchell (eds.), Nanoscale. Issues and Perspectives for the Nano Century, London, John Wiley, 2007, pp. 129-152.

[4] Voir par exemple Sylvie Catellin, « Le recours à la science-fiction dans le débat public sur les nanotechnologies : anticipation et prospective », Quaderni, n° 61, Automne 2006, pp. 13-24.

[5] Cf. Ernest J. Yanarella, The Cross, the Plow and the Skyline. Contemporary Science Fiction and the Ecological Imagination, Parkland, Brown Walker Press, 2001 ; Brian Stableford, « Science fiction and ecology », in A companion to science fiction, edited by David Seed, Malden, Blackwell Pub., 2005.

[6] Dune, London, New English Library, 1965 ; Paris, Robert Laffont, 1972.

[7] Stand on Zanzibar, Garden City, Doubleday, 1968 ; Tous à Zanzibar, Paris, LGF / Livre de Poche, 1995.

[8] Andreu Domingo, « « Demodystopias »: Prospects of Demographic Hell », Population and Development Review, volume 34, n° 4, December 2008, pp. 725-745.

[9] Cf. Axel Guïoux, Evelyne Lasserre et Jérôme Goffette, « Cyborg : approche anthropologique de l’hybridité corporelle bio-mécanique : note de recherche », Anthropologie et Sociétés, vol. 28, n° 3, 2004, pp. 187-204

[10] Paris, Folio SF, 2008.


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5 responses

25 07 2009
Social-Scientific Analysis of Science-Fiction | The Global Sociology Blog

[…] as Rumpala notes, scifi is not only a literary field (in the Bourdieusian sense) or plain good stories but a way of […]

24 08 2009
InFolio - pour les fanes

Bonjour et merci pour votre commentaire.

Je me suis permis d’imprimer votre article pour le relire à tête reposée.
La science-fiction est un vaste terrain de jeu pour les scientifiques et les sociologues. Il y a de la matière à exploiter. J’ai fini ma série d’articles sur les robots et envisageais de poursuivre avec un autre thème en septembre. Il y sera toujours question de technologies. J’espère donc vous voir à nouveau dans notre potager collaboratif, j’apprécie le regard porté par les lecteurs sur mes recherches amateur sur la SF.
Vous pouvez participer à nos appels en tant qu’auteur, ou, si ça vous tente, nous proposer une rubrique en lien avec la SF.

Je conserve votre adresse et reviendrai lire vos autres articles ultérieurement.

Bonne journée.

24 08 2009
InFolio - pour les fanes

La lecture attentive est faite. J’ai regardé les autres articles de la catégorie « SF et théorie politique ». Je suis largement dépassée par les propos tenus, je ne maîtrise pas assez ce genre de sujets sociologiques. Mais l’article ci-dessus m’a fait sourire :

« ces extensions, prothèses et modifications pourraient finir par changer l’être humain lui-même. La littérature cyberpunk est remplie de multiples types d’interfaces cerveau-machine, grâce auxquelles l’individu peut par exemple presque finir par faire corps avec son véhicule, comme dans Câblé de Walter Jon Williams. On rejoint là la thématique du cyborg, hybride d’humain et de machine, qui a non seulement été investie par la science-fiction mais qui a aussi ouvert un champ de réflexion en plein développement »

Il s’agit justement de ce thème pour la suite de mes articles. J’avais justement acheté Cablé il y a un mois, mais n’ai pas encore eu le temps de le lire, pour compléter cet aspect « transformation en cyborg ».

2 10 2009
joelle sarnouk

je ne trouve pas le but de la science-fiction@@

2 10 2009
yrumpala

C’est-à-dire ?

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