« Consommation durable », « consommation responsable », « consommation éthique », autant d’expressions qui signalent le développement de tentatives plus ou moins convaincues, plus ou moins sincères, pour réduire les à-côtés indésirables des activités de consommation (et sur de nombreux aspects, la conférence de Copenhague sur le changement climatique qui s’est ouverte cette semaine en est aussi un écho). La liste des griefs reliés à la consommation s’est en effet allongée : déchets en quantités croissantes, pressions sur l’environnement et certaines ressources, négligence des conditions de travail dans des pays exportateurs à bas coût de main d’œuvre… Devenus plus visibles, saisis comme objets de mobilisations, ces problèmes, notamment écologiques mais pas seulement, ont progressivement suscité une montée de réactions, diverses mais potentiellement convergentes, pour essayer d’y remédier.
Les enjeux affichés ne sont pas minimes et la manière dont ils sont socialement, institutionnellement et économiquement saisis encore moins. Il est donc loin d’être inutile d’examiner plus précisément la dynamique dans laquelle ces enjeux sont rentrés et les modalités par lesquels ils semblent commencer à être traités. D’autant que semblent se construire là des prescriptions fortes qui peuvent descendre jusqu’aux comportements les plus quotidiens.
Dans le sillage d’autres travaux sur l’institutionnalisation du « développement durable », c’est cet examen qu’il me paraissait important de faire et dont le résultat vient de paraître sous forme d’article dans la Revue française de science politique (volume 59, n° 5). L’article s’intitule « La « consommation durable » comme nouvelle phase d’une gouvernementalisation de la consommation », parce que je pense effectivement que se joue dans le processus engagé une forme renouvelée de gouvernement. Je reprends en fait ce dernier terme dans une perspective qui se rapproche de celle de Michel Foucault et qui se place en l’occurrence au croisement entre gouvernement des conduites et conduites de gouvernement.
L’argument de l’article est le suivant. La montée de la thématique environnementale et la mise en avant de l’objectif d’un « développement durable » ont contribué à nourrir un intérêt renouvelé pour la sphère de la consommation, pas seulement dans des organisations militantes ou chez certains publics préoccupés mais aussi du côté des institutions publiques. Au fil des années 1990 notamment s’est ainsi développée une nouvelle dimension du travail de régulation publique visant la partie la plus en aval des circuits économiques, précisément pour en éliminer les effets jugés négatifs et pouvoir la soumettre à des critères de « durabilité ». Les initiatives engagées peuvent toutefois amener à se poser des questions : elles ont en fait pris une orientation qui vise principalement la population, essentiellement considérée en tant qu’ensemble d’individus consommateurs. Ces derniers sont censés prendre conscience de leur part de responsabilité dans les pressions exercées sur les ressources et les milieux naturels et donc de la nécessité d’adapter leurs habitudes de consommation pour pouvoir améliorer la situation. Il faut aller au-delà de ce discours d’évidence, le décortiquer pour comprendre la dynamique qui se structure. L’article examine pour cela le cadre discursif et programmatique qui vient dans un même mouvement redéfinir à la fois les figures du consommateur et du citoyen pour parvenir à un individu pouvant être intéressé et mobilisé en faveur de prescriptions nouvelles. Pour pénétrer la rationalité des interventions et propositions élaborées dans ce sillage, il fallait aussi analyser les logiques à partir desquelles s’est installé un ensemble de stratégies tentant de conformer les actes de consommation à des exigences renouvelées. Ces analyses permettent de mieux saisir les dispositifs institutionnels privilégiés (communication en direction des consommateurs, labellisation…), notamment dans la mesure où ils apparaissent comme le résultat d’un espace des possibles contraint. Au final, j’essaye ainsi de montrer l’agencement de normes et de relais en train de se déployer, d’ailleurs tout en suscitant par la même occasion des points de tension.
C’est ce parcours qui me permet de conclure que la « consommation durable » peut être analysée comme une forme de gouvernementalisation de la consommation, avec des effets qui ont de quoi susciter quelques lourdes interrogations.
Cette extension d’une logique de « développement durable » correspond effectivement aussi à un grand jeu de redistribution des responsabilités. La « consommation durable », telle qu’elle est actuellement promue, donne un contenu moral à des activités apparemment ordinaires et promeut plutôt les remises en question individuelles. Que visent en effet les démarches envisagées ? Presque une requalification de la manière dont la consommation peut prétendre apporter satisfaction des besoins et assouvissement des désirs. Consommer pourrait rester possible et cela pourrait se faire avec bonne conscience, pour peu que soient adoptées des attitudes « responsables » et des pratiques « durables ».
Ce discours de la « consommation durable » ne se confond pas avec une critique du consumérisme ; dans une certaine mesure, il la désamorce. La dynamique en cours peut même favoriser une dépolitisation des enjeux, dans le sens où accomplir des actes comme mettre une ampoule basse consommation ou trier ses déchets peut facilement être converti dans une forme de bonne conscience et aboutir au sentiment d’avoir apporté une contribution à la résolution des problèmes. La rhétorique des « petits gestes » mérite donc plus d’attention, car elle tend à faire peser sur l’individu les contraintes d’adaptation du système, en déplaçant le fardeau moral au détriment d’une réflexion (collective et pleinement politique) sur les grands choix, ceux qui justement structurent voire conditionnent ces mêmes activités de consommation.
L’article est accessible en ligne pour ceux qui peuvent passer par le portail cairn.