De l’utilité de l’analyse de réseaux pour retrouver des prises politiques sur la technique

9 06 2009

Dans le cadre de mes recherches, j’avais entamé une réflexion de théorie politique sur l’intérêt de la notion de réseau pour reconstruire un projet politique adapté à notre époque. Dans ses grandes lignes, l’idée était de tracer les réseaux de notre monde pour pouvoir garder des prises sur ceux-ci et notamment des possibilités de reconfiguration (voir l’article correspondant). Des lecteurs de ce travail m’ont reproché d’avoir laissé de côté ou négligé la dimension technique. J’ai donc commencé à retravailler quelques pistes et, en attendant de les reprendre de manière plus approfondie, je profite de ce blog pour les mettre en discussion, si le sujet intéresse d’autres lecteurs.

Avec la densification de la présence technologique dans la plupart des activités humaines, un des enjeux est effectivement de garder visibles les options privilégiées dans les dispositifs et systèmes techniques, à l’image des initiatives visant pour les réseaux informatiques à maintenir les codes accessibles et les protocoles ouverts[1]. Reprenant la démarche du hacking sous une forme politique militante, l’« hacktivisme » restaure ce type de rapport réflexif à la technologie[2] : il est une manière d’ouvrir les boîtes noires des réseaux informatiques. Toutefois, l’hacktivisme se limite à l’informatique et l’enjeu serait de savoir si cet esprit peut être généralisé à l’ensemble de l’univers technique. Pour cette étape supplémentaire, il faudrait un gros effort collectif permettant de développer une forme élargie de « reverse engineering » (l’étude d’un artefact pour en retrouver les principes et mécanismes), mais rendre possible la généralisation d’une telle approche donnerait justement des appuis pour pouvoir prendre les réseaux techniques à rebours de leurs logiques de conception et de déploiement.

De fait, le recours à certains systèmes techniques plutôt qu’à d’autres a des implications qui ne sont pas simplement techniques. En matière d’approvisionnement électrique par exemple, les choix peuvent faire entrer dans des logiques et des réseaux différents. Entre soutenir des technologies décentralisées comme le solaire et privilégier des technologies basées sur des infrastructures lourdes comme le nucléaire, les corollaires ne sont effectivement pas les mêmes. De même, utiliser le vélo ou l’automobile n’est pas qu’un choix de mode de déplacement ; c’est aussi participer à des systèmes techniques différents, tant dans leur organisation que dans leur rapport au monde[3]. L’enjeu est donc que les citoyens puissent garder des prises sur les développements techniques, de façon notamment à rester conscients des conséquences de ces développements et des trajectoires sur lesquels ils peuvent engager[4]. Pour cela, il faut que soient disponibles des sources d’informations et des espaces de discussion, qui sont à chaque fois des appuis à construire en fonction des ressources et des possibilités du moment. Par rapport aux canaux traditionnels, le développement d’Internet a pu par exemple être saisi par des acteurs militants pour en faire un espace de vigilance, c’est-à-dire à la fois un nouvel et large espace de publication, de circulation, d’échange et de débat, utilisable selon les besoins et les occasions[5].

Internet a effectivement suscité beaucoup d’espoirs comme nouvel horizon de réflexion et d’expérimentation politique. Les efforts se multiplient pour en développer les potentialités. C’est tout l’enjeu, qui va bien au-delà des seuls aspects techniques, des mouvements qui défendent les logiciels libres et « open source »[6]. Si les outils et infrastructures numériques deviennent des pivots de la communication électronique en réseaux, leur nature et leur forme ont alors aussi une dimension philosophique et politique. Au-delà des invocations béates en direction des « nouvelles technologies de l’information et de la communication », il reste à construire ou maintenir les conditions (sociales, politiques, culturelles…) pour que ces réseaux numériques puissent devenir un point d’entrée pour l’ouverture des espaces de discussion des choix techniques et le développement de nouvelles citoyennetés (et en tout cas pas un nouvel appareil de contrôle).


[1] Sur le rôle et les enjeux pas simplement techniques mais aussi potentiellement politiques et culturels de ces protocoles, voir Alexander R. Galloway, Protocol. How Control Exists after Decentralization, Cambridge, MIT Press, 2004.

[2] Cf. Paul A. Taylor, « From hackers to hacktivists: speed bumps on the global superhighway? », New Media & Society, vol. 7, n° 5, 2005, pp. 625-646.

[3] Cf. Zack Furness, « Biketivism and Technology: Historical Reflections and Appropriations », Social Epistemology, vol. 19, n° 4, October 2005, pp. 401-417.

[4] Cf. Richard Sclove, Choix technologiques, choix de société, Paris, Descartes & Cie, 2003.

[5] Sur les avantages d’Internet et les possibilités ouvertes à large échelle, voir John Naughton, « Contested Space: The Internet and Global Civil Society », in Helmut Anheier, Marlies Glasius and Mary Kaldor (eds.), Global Civil Society 2001, Oxford, Oxford University Press, 2001, pp. 147-168.

[6] Cf. Samir Chopra and Scott Dexter, Decoding Liberation: The Promise of Free and Open Source Software, London, Routledge, 2007.

 

P.S. : La réflexion se prolonge dans un billet plus récent.


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