Rappelé par la Culture

9 07 2013

L’interview qui suit est parue sur le site actusf.com. Elle fait suite à la disparition du romancier écossais Iain Banks et, au-delà de l’hommage posthume, propose en quelque sorte une courte introduction à son œuvre en science-fiction. Une manière également de montrer comment la réflexion académique et la pensée politique peuvent être stimulées et nourries par des œuvres littéraires marquantes.

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Actusf : Qu’est-ce qui pour vous caractérise l’écriture de Iain Banks ? Et qu’est-ce qui vous intéressait chez lui ?

Je n’ai lu que Iain M. Banks, donc l’auteur de science-fiction, et pas l’auteur de littérature plus générale (puisque le M servait à marquer la distinction). J’y suis venu à un moment où je cherchais une plus grande densité d’idées dans la littérature de science-fiction. Je suis un enseignant en science politique et la dimension politique m’intéresse forcément dans cette littérature. Et de ce point de vue, l’univers imaginé par Iain M. Banks, outre le plaisir de lecture, s’avère plutôt stimulant. Ses écrits sont une espèce d’îlot dans un genre et un imaginaire qui semblaient être devenus majoritairement pessimistes. Avec en plus chez lui une touche d’ironie et une certaine capacité de recul dans la manière de traiter les thèmes de ses livres.
J’avais pris son œuvre comme un moyen de réfléchir à un enjeu qui me semblait insuffisamment travaillé : celui de la place croissante de machines de plus en plus évoluées dans ce qu’est devenu notre monde, à savoir un monde largement technologisé, numérisé, automatisé. Mais s’agissant des implications, l’originalité d’Iain M. Banks paraissait être de les avoir déroulées de manière plutôt optimiste, en en faisant autre chose que la énième dystopie d’une domination ou d’un asservissement par les machines.
D’où un article que j’avais écrit à partir de ses différents textes sur la Culture et qui tentait un petit exercice de pensée politique, ou de théorie politique comme on dit aussi chez mes collègues (Cf. « Artificial intelligences and political organization: an exploration based on the science fiction work of Iain M. Banks », Technology in Society, vol. 34, n° 1, 2012).


Parlons de la Culture, qui est son œuvre maîtresse. Qu’est-ce que ce cycle ? Et pourquoi est-il intéressant ?

La Culture est la grande civilisation galactique qui sert d’arrière-plan, de cadre à une série de romans et de nouvelles et à laquelle il était apparemment beaucoup attaché. C’est une civilisation hyper-avancée, expansive mais bienveillante, puisqu’elle a la prétention d’amener d’autres civilisations plus grossières vers des formes plus éclairées. Vue de notre époque, on peut se demander si une civilisation, même dans un futur très lointain, pourrait connaître un stade encore plus évolué. Par comparaison, la Culture semble avoir dépassé une bonne part des problèmes dont souffre l’humanité d’aujourd’hui. Son avancée technologique a fait disparaître toutes les raretés matérielles et permet des existences vouées à l’hédonisme. Grâce au travail des machines, l’exploitation des humains n’a plus lieu d’être. Les inégalités et les discriminations sont absentes des relations entre toutes les espèces présentes en son sein : humains, non-humains, machines intelligentes…
Chez Iain M. Banks, dans sa série sur la Culture, l’imaginaire technique se combine ainsi avec un imaginaire politique, dans une formulation qui s’écarte du pessimisme. C’est pour cela que j’avais parlé de « techno-politique » en essayant d’y spécifier quelques traits relativement originaux.


Pourquoi ce cycle a renouvelé le space opera ? Quelle est sa place dans la science fiction ?

L’étiquette space opera est probablement réductrice. Les intrigues ne se réduisent pas à de l’aventure spatiale. Un des romans, Inversions, décrit par exemple un monde sortant de la féodalité, où l’esprit attentif pourra repérer les tentatives d’interventions de la Culture, mais sans que celle-ci soit formellement mentionnée.
InversionsUne des forces de Iain M. Banks a été d’avoir réussi à mettre ensemble une diversité de thèmes présents dans la science-fiction et de les avoir tissés dans la vision d’une forme très évoluée de civilisation. Dans leurs bases, les romans et nouvelles de la Culture s’articulent autour d’enjeux de géopolitique à l’échelle galactique. De l’astropolitique donc, pourrait-on dire aussi, avec tous les dilemmes, toutes les ruses et tous les coups tordus possibles à cette échelle. Le degré d’avancement très poussé de la civilisation mise en scène permet d’ajouter des subtilités, pour partie déjà explorées dans d’autres veines : la modification des corps, le prolongement de la vie jusqu’à la quasi-immortalité, la possibilité de régulation des humeurs par toutes sortes de drogues, les univers virtuels, etc.


Quels en sont les épisodes les plus importants selon vous ?

Je suis rentré dans la Culture par L’homme des jeux et, rétrospectivement, je crois que c’est le meilleur choix. Du point de vue politique, le livre, le deuxième dans l’univers de la Culture, offre une hypothèse amusante : celle du jeu comme modalité de sélection et de constitution d’une élite dirigeante. C’est même pour cette raison que des intelligences artificielles de la Culture vont chercher à manipuler un joueur mercenaire pour essayer de prendre la direction d’un empire brutal dont l’organisation politique est régie par le jeu.
C’est d’ailleurs souvent le principe de ces romans. Les protagonistes utilisés ou employés par la Culture pour ses missions plus ou moins régulières (de l’espionnage à la diplomatie, en passant par les différentes formes possibles de manipulation) proviennent souvent de ses marges, ce qui permet d’en donner des visions contrastées, de montrer les critiques et les méfiances qu’elle peut subir, d’expliquer les inimitiés qu’elle rencontre. Chaque roman est en quelque sorte une manière de voir ce qui se passe aux frontières de la Culture et d’en percevoir les fragilités, derrière son apparence d’idéal.
On peut bien sûr lire les livres de la série dans n’importe quel ordre. L’édition du roman Trames en français est du reste intéressante pour l’article à vocation explicative qui est repris à la fin, en appendice, et qui permet une présentation d’ensemble de la Culture et de ses principaux traits (langue, organisation, etc.).


Comment la Culture est-il construite politiquement parlant ?

On pourrait créditer Iain M. Banks d’une innovation dans la typologie des régimes politiques. Avec la Culture, il a inventé ce qu’on pourrait appeler l’anarchie assistée par ordinateur. À ceux qui douteraient qu’une collectivité anarchiste puisse fonctionner, il offre ainsi une réponse. Avec certes la technique et une trajectoire particulière d’évolution machinique comme forme d’appuis.
Dans la Culture, les intelligences artificielles ont en effet un rôle central et incontournable. Elles peuvent d’ailleurs prendre un grand nombre de formes, pas forcément d’apparence humanoïde. Elles peuvent être dans l’infrastructure matérielle, comme dans les orbitales. Elles peuvent être des vaisseaux spatiaux. Elles peuvent être aussi des drones de taille humaine et ayant leur caractère propre. Avec des intelligences artificielles présentes partout, les modalités de décision collective ne peuvent plus être les mêmes que celles où n’interviennent que des humains. Dont on peut d’ailleurs se demander, en lisant l’auteur, s’ils participent encore vraiment aux décisions les plus importantes ou les plus stratégiques.
En tout cas, du point de vue de l’organisation politique et par rapport à la résonance anarchisante, le schéma paraît relativement original. J’aurais d’ailleurs bien aimé savoir plus précisément quelles ont pu être ses sources d’inspiration politiques et s’il avait lu des auteurs de référence. Trop tard malheureusement… (PS : quelques indices, néanmoins, sur le blog de son ami Ken MacLeod)


Y a-t-il une recherche de l’Utopie chez Banks ?

Je ne pense pas qu’on puisse le dire de cette manière, ou qu’utopie soit le bon terme. Il n’y a en tout cas chez lui pas de prétention à proposer un modèle. Ce serait plus l’esquisse d’un horizon, qui peut certes attirer par l’idéal qu’il peut représenter. À quoi peut ressembler une civilisation où l’automatisation est massive, mais où l’humain ne devient pas pour autant obsolète ? Où la machine devient libératrice, en déchargeant des tâches les plus ingrates mais en permettant aussi à la collectivité de profiter des gains ainsi assurés ? Mais du point de vue des humains, une société est-elle encore désirable si leur libre arbitre est quelque peu influencé et orienté par des entités qui peuvent s’estimer supérieures ?
Une forme de guerreDifficile également de parler d’utopie, parce que la Culture n’est pas sans ambiguïtés. Elle est une civilisation pacifique, mais qui est prête à se défendre si besoin, n’hésitant pas à recourir à la force si elle est la dernière option envisageable. Même bienveillant, l’interventionnisme forcené de la Culture peut aussi finir par ressembler à un impérialisme. À quelles conditions peut-elle continuer sans trahir ses idéaux et ses valeurs ? Ou alors avec quelles concessions et quelles justifications ?


Quels sont les autres romans les plus marquants ?

Les auteurs qui réussissent à faire une carrière littéraire dans différents genres ne sont pas les plus fréquents. Iain Banks avait commencé en dehors de la science-fiction, avec Le seigneur des guêpes. Il a fait des incursions dans d’autres genres, par exemple le roman policier avec Un homme de glace. En écossais non dénué d’opportunisme, il a même consacré un livre au whisky, sous la forme d’un voyage à la rencontre de ses lieux de production.
Ce sera d’ailleurs une question intéressante de suivre ce qui restera de son œuvre au fil des années : seulement la partie sur la Culture (sachant que d’autres de ses écrits en science-fiction se situaient en dehors de cet univers) ? J’aurais presque tendance à faire ce pari, compte tenu des accroches qu’il a su lui associer.


Vous avez signé un article sur Actusf sur les Mentaux de la Culture. Y a-t-il d’autres axes de recherches à explorer dans son œuvre ?

Comme je l’expliquais, l’angle que j’avais adopté était plutôt politique, ou philosophico-politique. Mais on pourrait aussi reprendre le thème du rôle des intelligences artificielles sous l’angle de l’éthique, où des réflexions intéressantes sont d’ailleurs en train de se développer sur le rapport aux machines et sur ce qui peut leur être délégué : tuer par exemple, de manière plus ou moins autonome, si on se réfère à la tendance montante à l’usage de drones sur des terrains qui ne sont plus strictement militaires. Ou gérer des infrastructures, comme des immeubles par exemple, en orientant les comportements de leurs habitants, par d’habiles régulations techniques, sans qu’ils s’en rendent forcément compte. Comme sur les orbitales de la Culture donc, d’une certaine manière.
Il y a bien sûr aussi les réflexions sur les formes de conscience que pourraient éventuellement développer des machines très évoluées. Dans la Culture, il est aussi « naturel » de discuter avec une machine dotée d’une intelligence artificielle qu’avec un humain. Tuer une intelligence artificielle est assimilé à un meurtre.
D’autres principes ou valeurs de la Culture peuvent être aussi tentants à explorer comme hypothèses philosophiques. La réalisation de principes hédonistes signifie-t-elle une émancipation du travail ? Nécessairement ? Par exemple, les vaisseaux de la Culture pourraient très bien se passer d’humains pour leur fonctionnement, mais certains gardent pourtant un équipage, humains et machines y trouvant finalement chacun un intérêt ou une manière d’animer une longue existence.
Les capacités biologiques offertes avec un tel avancement technologique pourraient amener encore d’autres questions. Par exemple dans la lignée de celles sur la « post-humanité » pour ce qui touche à la modification des corps. Que devient la « nature » humaine s’il est possible de changer plusieurs fois de sexe au cours de sa vie, comme cela se fait couramment dans la Culture ? Certains, les esprits les plus ouverts à ce type d’expérience, pourraient y discerner une manière de prendre conscience de la condition de l’autre sexe, et peut-être verra-t-on cette hypothèse essentiellement littéraire rapprochée de certaines réflexions dans les gender studies, celles sur la façon dont les questions de sexualité sont travaillées par les évolutions culturelles et même techniques.
On aurait pu prendre d’autres idées proposées au fil des romans d’Iain M. Banks… Mais, comme toujours avec les auteurs qui paraissent mourir trop tôt, on en est réduit à regretter que tout un réservoir d’imagination ait ainsi disparu prématurément.





L’anarchie dans un monde de machines

2 10 2009

En marge de mes principales thématiques de recherche, j’avais commencé à élaborer quelques réflexions sur le lien entre science-fiction et pensée politique (toujours disponibles sur ce blog dans des billets plus anciens). Comme souvent, réfléchir sur un sujet amène à percevoir les potentialités d’un autre sujet plus ou moins connexe. C’est typiquement ce qui s’est passé avec une série de romans à mon avis très stimulants et cela m’amènera sans doute à proposer un texte plus substantiel si j’arrive à trouver un peu de temps pour ce type d’échappée intellectuelle (PS : oui heureusement, avec donc un article de fond sur le sujet et même d’autres).

En essayant de croiser base littéraire et réflexion prospective, l’idée est de tester une hypothèse qui semble de science-fiction, mais qui pourrait ne pas être seulement de science-fiction. Cette hypothèse part d’une partie de l’œuvre de l’écrivain écossais Iain M. Banks, celle couramment rassemblée sous l’appellation de « cycle de la Culture », et de l’organisation sociale qu’il y décrit. Cette série de romans de science-fiction, souvent louée pour avoir renouvelé le genre du « space opera », met en effet en scène une civilisation intergalactique (« la Culture »), basée sur des principes anarchistes et dans laquelle les problèmes de pénurie sont dépassés et le pouvoir paraît presque dissous. Dans cette civilisation au développement technique très poussé, ce sont des intelligences artificielles (« minds » ou « mentaux » dans les traductions françaises) qui assument les tâches de gestion des affaires collectives, libérant ainsi la masse des individus pour des activités plus spirituelles ou ludiques. Le type d’organisation collective décrit par Iain M. Banks dans ses romans[1] tient pour une large part grâce à l’appui bienveillant de ces intelligences artificielles.

Banks - L'homme des jeuxCette hypothèse formulée dans un registre littéraire peut-elle aider à penser le rôle que pourraient prendre des machines « intelligentes » (ou au moins fortement évoluées) dans l’organisation sociale et politique ? Comment pourrait s’effectuer l’insertion de telles machines dans la vie collective ? Dans le modèle civilisationnel de la Culture, certaines séparations ontologiques ont disparu, puisque ces entités se comportent et sont traitées comme des personnes. Vaisseaux et stations spatiales ont leurs propres « mentaux » qui formulent leurs propres choix. D’une certaine manière, ces machines « conscientes », « sensibles », dépassant les humains en intelligence, « sont » ces engins spatiaux. Elles sont l’infrastructure pensante de la Culture, qu’elles contrôlent d’ailleurs plus qu’elles ne l’habitent.

Si l’on suit la vision de Iain M. Banks, le développement et la présence généralisée de ces intelligences artificielles ont bouleversé le fonctionnement politique, et même la conception du politique. Ce serait une application très particulière des principes anarchistes. L’auteur a en effet créé un monde organisé dans lequel, grâce aux intelligences artificielles et à l’insouciance énergétique et subsistantielle, le projet de remplacement du gouvernement des hommes par l’administration des choses a été réalisé. Dans ce modèle, il n’y aurait plus vraiment de choix politiques à faire[2]. Les décisions délicates engendrées par des problèmes d’allocation des ressources n’auraient plus lieu d’être, ou au pire pourraient-elles être résolues par des puissances de calcul phénoménales. Les dérives dans l’usage du pouvoir ne seraient plus tellement à craindre, puisque celui-ci se trouverait en quelque sorte octroyé à ces intelligences artificielles qui, constitutivement, auraient dépassé ces enjeux (ou en tout cas pour qui ce type de tentations ne ferait guère sens).

Banks - Le sens du ventDans l’œuvre de Iain M. Banks, ces éléments ne relèvent pas du simple décor de science-fiction : ils jouent un rôle important et intime dans les récits. Au-delà de l’analyse littéraire (puisque j’ai essayé de pousser dans ce sens), ils peuvent être exploités comme une base de questionnement[3] sur les possibilités de régulation « sociale » sans intervention humaine directe, ou plus précisément avec la médiation de machines évoluant vers une forme d’intelligence artificielle. D’où mon envie de tester dans quelle mesure et sur quelles bases une telle hypothèse peut tenir. La réflexion à mon avis serait pour cela à organiser sur trois plans. Le premier devrait revenir sur la pensée anarchiste pour montrer que la vision de Iain M. Banks peut certes y trouver des correspondances, mais que cette pensée est en quelque sorte dépassée par les enjeux que l’œuvre de cet auteur fait émerger. Le deuxième poursuivrait en montrant les questions politiques que cette œuvre permet d’élaborer sur les retombées des avancées en matière d’intelligence artificielle et sur  leurs effets dans l’organisation des collectivités. Le troisième, toujours sous un angle politique, essayerait d’établir des connexions plus concrètes à partir de lignes d’évolution discernables dans l’informatisation ou l’automatisation d’appareillages techniques qui peuvent participer à la régulation de processus sociaux.

Si la civilisation galactique décrite par Iain M. Banks a un fondement anarchisant[4], la forme du projet n’est en effet pas facile à placer par rapport à la tradition anarchiste, notamment quant aux réflexions touchant au progrès technique. Certains de ses penseurs voient dans la technique des potentialités qui permettent de la tirer dans le sens de l’émancipation. On retrouve chez Mikhail Bakounine l’idée qu’elle peut alléger la charge de travail qui pèse sur les individus et ainsi participer à la déstabilisation de l’ordre capitaliste. Murray Bookchin, dans sa tentative pour fonder théoriquement une « écologie sociale », envisageait quant à lui la possibilité d’une « technologie libératrice »[5]. Mais il est aussi resté dans les milieux anarchistes ou anarchisants une forte méfiance à l’égard de la technique (plus ou moins associée à la domination capitaliste). On peut donc penser que les avancées en matière d’intelligence artificielle auraient une réception au moins ambivalente dans les courants anarchistes, et probablement pas aussi optimiste que dans la version romancée de Iain M. Banks.

Banks - ExcessionLa mise en relation de la vision littéraire de science-fiction et des visions politico-philosophiques peut ainsi être une manière intéressante de questionner les implications politiques des avancées en matière d’intelligence artificielle. Quelles tâches peuvent être confiées à des machines qui ne sont plus de simples automates ? Ces tâches peuvent-elles interférer avec d’autres relevant des choix collectifs humains ? Quelles implications cela a-t-il dans la gestion d’affaires qui sont collectives ? Un projet anarchiste est-il plus crédible parce qu’il a recours à de telles machines évoluées ? À l’inverse d’anciennes manières d’envisager la technologie, de telles machines d’ailleurs ne seraient plus assimilables à des outils, mais accèderaient davantage au statut d’acteurs capables d’agir de manière autonome. En lisant les romans du cycle de la Culture, on peut d’ailleurs se demander si la confiance accordée aux intelligences artificielles et l’abandon de certaines tâches et activités ne conduisent pas vers une forme de passivité humaine. Bref, dans cette forme d’anarchie « assistée par ordinateur », l’idée de gouvernement ne fait plus sens, mais au moins aussi parce qu’une bonne part du pouvoir de décision est plus ou moins consciemment déléguée et distribuée à ce vaste réseau d’intelligences artificielles.

L’organisation sociotechnique de la Culture décrite par Iain M. Banks est d’autant plus intéressante qu’on peut lui trouver des correspondances dans des évolutions de la fin du XXe siècle. L’informatisation a pénétré de nombreux appareillages techniques, sous des formes qui peuvent d’ailleurs conduire à renégocier plus ou moins directement la place de l’humain[6]. De nombreux processus sociaux s’avèrent de plus en plus souvent automatisés. La gestion informatisée du trafic routier par l’intermédiaire des feux de circulation participe par exemple d’une redistribution des rôles et des fonctions entre humains et automatismes[7]. Sur les marchés financiers opèrent aussi dorénavant des « automates de trading » à qui est déléguée une part croissante des transactions. Les avancées dans le domaine de l’intelligence artificielle sont de nature à renforcer les questionnements sur les reconfigurations des espaces de décision (si tant est qu’il soit alors encore possible de les discerner). Les enjeux ne sont donc pas simplement techniques, mais bel et bien politiques, et ce pourrait être un des mérites de la fiction de Iain M. Banks que d’avoir réussi, même si elle reste dans l’ordre de l’imaginaire, à les mettre en scène de manière suffisamment cohérente pour inciter à prolonger la réflexion sur cet entrelacement d’aspects sociaux, philosophiques et politiques loin d’être mineurs.


[1] Un article à vocation explicative, intitulé « A Few Notes on the Culture », avait aussi été mis en ligne sur Internet et avait été traduit dans la revue de science-fiction Galaxies, n° 1, Été 1996 (« Quelques notes sur la Culture »). Le texte en français a été récemment repris à la fin du roman Trames (Paris, Robert Laffont, 2009).

[2] Cf. Chris Brown, « `Special Circumstances’: Intervention by a Liberal Utopia », Millennium – Journal of International Studies, vol. 30, n° 3, 2001, notamment p. 632.

[3] Cf. Yannick Rumpala, « Entre anticipation et problématisation : la science-fiction comme avant-garde », Communication pour le colloque « Comment rêver la science-fiction à présent ? », Cerisy-la-Salle, 22 juillet 2009.

[4] Rendu selon lui nécessaire par la vie commune dans l’espace et la sophistication technologique corrélative : « Essentially, the contention is that our currently dominant power systems cannot long survive in space; beyond a certain technological level a degree of anarchy is arguably inevitable and anyway preferable » (« A Few Notes on the Culture », op. cit.).

[5] Cf. Murray Bookchin, Vers une technologie libératrice, trad. de l’américain, Paris, Librairies parallèles, 1974.

[6] Voir par exemple le travail de Victor Scardigli sur le cas des avions : Un anthropologue chez les automates. De l’avion informatisé à la société numérisée, Paris, PUF, 2001, et pour une présentation plus synthétique de l’argument, « Y a-t-il encore un pilote dans l’avion ? », Le Monde Diplomatique, n° 595, octobre 2003, p. 30.

[7] Cf. Bruno Latour, « Le Prince : Machines et machinations », Futur antérieur, n° 3, 1990, pp. 35-62.

P.S.:
Un article plus long et plus académique a été publié en anglais à la suite de ces premières réflexions : « Artificial intelligences and political organization: an exploration based on the science fiction work of Iain M. Banks », Technology in Society, Volume 34, Issue 1, Februrary 2012.
Il peut être téléchargé ici en fichier pdf.