Les infrastructures de la « consommation durable » et la fabrique du consommateur-citoyen

24 09 2010

Il devient de plus en plus intéressant d’analyser comment l’objectif de « développement durable » s’insère dans les existences quotidiennes et peut conduire à en reconfigurer certains moments. En amenant à changer certains gestes par exemple, ou en poussant à adopter de nouvelles habitudes. C’est ce que j’essaye de montrer et d’interpréter dans mes recherches, par exemple récemment dans le domaine de la consommation[1], en examinant plus précisément les dispositifs et les pratiques qui sont censés permettre à cette consommation de devenir « durable ». Effectivement, sous ce vaste motif, c’est toute une série de choix et de règles, pas forcément explicitées comme telles, qui paraissent s’imposer pour chacun dans l’apparente banalité de la vie de tous les jours. Jusqu’à prendre la forme d’une trame plutôt fine, mais tout à fait présente…

Les efforts pour inciter les populations à une « consommation durable » relèvent encore pour beaucoup de la sphère de la communication, mais pas seulement : ils ont également pris une dimension matérielle. Ce faisant, leurs incarnations prolongent aussi une longue suite de dispositifs « technosociaux », qui peuvent être apparentés à ceux dont l’historien britannique Patrick Joyce a repéré et analysé le développement dans l’histoire des villes, spécialement au XIXe siècle lorsque se renforce l’enjeu de leur gouvernabilité[2]. L’objectif de « consommation durable » contribue à transformer matériellement l’infrastructure marchande, comme on l’a vu avec les différentes formes d’étiquetage et de signalétique présentes dans les lieux de vente. La conception des packagings des produits, des supports promotionnels dans les rayons, est révisée, prise dans des cycles supplémentaires de réflexion, transformant ces intermédiaires en porteurs d’une nouvelle gamme de prescriptions (éthiques, écologiques, etc.). Mais, en dehors des lieux de vente, d’autres dispositifs matériels sont aussi de plus en plus présents et visibles dans le paysage urbain, et tendent même à quadriller le territoire des citadins[3]. Outre les déchetteries spécialement aménagées pour la récupération de certains flux de déchets, les containers pour la collecte du verre, du papier, des emballages, se sont multipliés sur les trottoirs des villes, de façon à pouvoir nourrir les filières de recyclage. À défaut d’être directement incitatifs, ces éléments désormais courants du mobilier urbain sont quand même présents comme une forme de rappel de la nécessité de certains comportements, notamment ceux de tri des matériaux potentiellement recyclables. De plus en plus souvent objets de design pour être fonctionnels (voire de concours de design), ils inscrivent dans les rues un univers de références sémiotiques en adoptant aussi fréquemment des jeux de couleurs similaires à ceux des poubelles déjà différenciées pour les espaces privés, ainsi que des signalétiques spécifiant consignes et bons gestes. Les équipements complètent les nouveaux bacs, poubelles ou sacs que les foyers ont dû intégrer dans leur quotidien pour les déchets à trier. L’architecture des immeubles et des logements, spécialement les nouveaux, est d’ailleurs de plus en plus souvent modifiée pour tenir compte des espaces nécessaires au tri.

Les rationalités qui encouragent le développement de ce type de matériel et d’infrastructure ne sont pas les mêmes que celles décrites par Patrick Joyce dans ses travaux d’histoire socio-culturelle. En l’occurrence, elles sont basées sur d’autres motivations que des motivations sanitaires (comme ce pouvait être le cas auparavant dans la prise en charge des déchets[4] ou les formes de pédagogie de l’hygiène qui ont accompagné le développement des réseaux d’eau[5]), mais elles ne sont pas sans véhiculer leur propre forme de pédagogie et, de ce point de vue, elles sont une autre manifestation des relations qui peuvent se nouer entre infrastructure matérielle et gouvernement des conduites (la « gouvernementalité » dont parlait Michel Foucault) par des intermédiaires, équipements ou objets, qui peuvent paraître ordinaires, insignifiants. Dans le domaine de la « collecte sélective », parce que l’enjeu est aussi devenu d’en accroître la performance, toute une ingénierie s’est développée, avec ses professionnels et prestataires, ses propositions techniques et ses guides[6], et des recherches sont même réalisées pour déterminer quels types de containers placer aux endroits les plus appropriés[7]. En définitive, la régulation du collectif paraît renvoyée à une forme d’auto-régulation des individus, mais une forme aiguillonnée de sorte que les bonnes habitudes attendues soient acquises et conservées. Bref, de subtils ajustements, mais qui méritent d’autant plus d’être examinés qu’ils permettent aussi de comprendre comment le système production-consommation commence à répondre aux contraintes d’adaptation, environnementales notamment, qui pesait sur lui…

 


[1] Yannick Rumpala, « La « consommation durable » comme nouvelle phase d’une gouvernementalisation de la consommation », Revue Française de Science Politique, vol. 59, n° 5, Octobre 2009, pp. 967-996.

[2] Patrick Joyce, The Rule of Freedom. Liberalism and the Modern City, London, Verso, 2003.

[3] Le maillage peut paraître moins dense en milieu rural, mais il y est aussi présent.

[4] Cf. Henri-Pierre Jeudy, « Le choix public du propre. Une propriété des sociétés modernes », Les Annales de la Recherche Urbaine, n° 53, décembre 1991, pp. 102-107.

[5] Voir aussi Jean-Pierre Goubert, La Conquête de l’eau. L’avènement de la santé à l’âge industriel, Paris, Robert Laffont, 1986.

[6] Par exemple Adelphe/Ademe/Éco-Emballages, Implantation des points d’apport volontaire de déchets ménagers. Recueil de recommandations, Paris, Ademe, Décembre 1995, 60 p.

[7] Voir par exemple J.V. López Alvarez, M. Aguilar Larrucea, F. Soriano Santandreu and A. Fernando de Fuentes, “Containerisation of the selective collection of light packaging waste material: The case of small cities in advanced economies”, Cities, vol. 26, n° 6, December 2009, pp. 339-348.


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2 responses

25 09 2010
jsr

Bien vu en effet – merci de l’exprimer aussi clairement.

J’imagine que la prochaine étape sera d’étudier les intérêts des uns et des autres dans ces démarches. Il est probable que ces évolutions des pratiques sont le fruit d’une prise de conscience collective mêlés à des intérêts économiques ou politiques – et dans ces derniers cas, il serait intéressant d’étudier quels sont les externalités rencontrées?
NB: ce faisant, je ne propose pas ici une critique néo-marxiste ni ne fais référence à des possibles théories du complot, mais propose simplement de creuser davantage la question une étape supplémentaire.

Does it make sense?

jsr – makingsenseofthings.info

25 09 2010
yrumpala

En fait, c’est pour l’instant davantage le complément du précédent travail cité en note.
J’avais abordé le rôle des intérêts économiques et institutionnels dans mon premier bouquin, mais c’est vrai qu’il commence à dater.
La question, comme d’habitude, va être de trouver un peu de temps parmi les multiples chantiers de travail en cours.
Mais effectivement, ça fait sens. Merci donc.

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