Éric Woerth et le futur de la sociologie des élites

17 08 2010

Il faudrait peut-être remercier Éric Woerth. Oui, le remercier, mais plutôt pour sa contribution involontaire à la restauration de l’étude sociologique des « élites » (ou de la « classe dirigeante », ou de la « classe dominante », puisque les termes peuvent renvoyer à des courants sociologiques différents). Riche en épisodes, l’affaire dite Woerth-Bettencourt aura au moins joué comme un révélateur de relations, d’habitudes, de pratiques, dans des cercles qui n’apprécient guère ce type d’éclairage. C’est pour cela que le plus intéressant dans cette histoire à multiples tiroirs n’était peut-être pas dans les différentes mises en cause et les suites de rebondissements du début de l’été, mais plutôt dans la lumière soudain portée sur le milieu dans lequel se meuvent les protagonistes de l’affaire.

De ce point de vue, les comptes rendus qui ont émergé sur la scène médiatique ont effectivement presque une vertu sociologique, notamment parce que les recherches récentes sur les élites sont loin d’être pléthoriques. L’affaire est venue en quelque sorte compenser ponctuellement le manque de données sérieuses et actualisées sur les interactions et fréquentations qui peuvent exister entre hauts responsables politiques et milieux d’affaires. Elle donne envie de se (re)plonger dans des investigations politologiques sur les comportements des catégories dirigeantes, de profiter de ces quelques révélations pour tirer le fil de la pelote. Car il y a ensuite largement matière à dérouler les questions : sur les effets de ces relations et fréquentations, sur les influences réciproques, sur les visions du monde et les convergences idéologiques qu’elles peuvent produire, sur les rapprochements que peuvent trouver les intérêts, etc.

Questions d’autant plus vives qu’il y a un autre terme qui peut venir rapidement à l’esprit en suivant les soubresauts de ce type d’affaire : c’est celui d’oligarchie. L’« affaire Woerth-Bettencourt » vient ajouter une pièce de plus dans un tableau où semblaient déjà s’accumuler certaines marques de cette forme de gouvernement, a fortiori depuis la dernière élection présidentielle. Malheureusement, s’il s’agit de ne pas en rester à une série de vagues hypothèses, les quelques informations glanées dans le sillage de cette distrayante affaire risquent plutôt de susciter leur lot de frustrations intellectuelles, car il manque là aussi de vrais travaux remis à jour sur les tendances oligarchiques perceptibles dans les sociétés industrialisées, et encore plus sur leurs éventuels effets (sur l’État, sur l’action publique…). On trouvera quelques réflexions qui se posent la question pour les États-Unis, en mettant en relation distribution de richesses et influence politique (voir par exemple Jeffrey A. Winters and Benjamin I. Page, « Oligarchy in the United States?  », Perspectives on Politics, vol. 7, n° 4, December 2009, pp. 731-751). Mais ce type de travaux est encore en quête de consistance. Quant à la France, difficile de répondre à ce genre de question, parce que les analyses sociologiques ont tendance à y être cloisonnées et qu’elles produisent le plus souvent des visions parcellisées, avec certes des travaux sur le personnel politique, sur la haute fonction publique, sur la bourgeoisie, sur les dirigeants de grandes entreprises, mais sans que ces travaux discutent vraiment entre eux.

On pourra provisoirement se consoler en constatant que ce manque semble avoir réveillé des initiatives du côté de certains jeunes sociologues, puisqu’un groupe de travail « Sociologie des élites » a été constitué au sein de l’Association Française de Sociologie (avec un blog qui présente aussi la démarche d’ensemble).  À défaut d’avoir une « cartographie du pouvoir », comme y aspirent d’autres travaux sociologiques soucieux de rendre utiles les connaissances produites, peut-être aura-t-on au moins, grâce aux efforts en cours, une vision plus précise de ces relations entre élites. Peut-être pourra-t-on alors aussi commencer à tracer les réseaux ainsi constitués, et mieux comprendre les orientations qu’ils impulsent (« réformes », ouverture de certains marchés, etc.).


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11 responses

17 08 2010
bouillaud

Très bonnes remarques : l’affaire Woerth lève en effet un coin du voile d’ignorance relative du public sur ces sujets, mais ne fait que confirmer ce qui devrait être un savoir de base de tout sociologue : les sommets de chaque secteur/champ/espace sont en relations constantes d’échange/compromis. « Le sabre et le goupillon », toujours! En même temps, je comprends fort bien que la sociologie ne puisse guère aller plus loin, parce que, justement, certaines choses doivent rester discrètes par définition. La fraude fiscale par exemple…

17 08 2010
yrumpala

J’aurais tendance à penser que la sociologie pourrait aller plus loin. Mais c’est vrai que ce genre d’investigation est loin d’être facile…

8 01 2011
JM Masson

Le dernier ouvrage d’Hervé Kempf, « L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie »… enfonce le clou et démonte les rouages et roueries anti-démocratiques de l’oligarchie. Il s’agit plus précisément d’une oligarchie ploutocratique et dans mon blog http://jmmasson.wordpress.com j’appelle cela le libéral-totalitarisme…
Je vais d’ailleurs mettre un lien vers votre blog.
Cordialement
JM Masson

9 01 2011
yrumpala

Merci.
Comme politiste, j’aurais une certaine prudence avec cette utilisation du terme totalitarisme, même si on la trouve aussi dans la littérature anglophone (par exemple Zeynep Gambetti, Refik Güremen, « Did somebody say liberal totalitarianism? Yes, and despite the 5 1/2 (mis)uses of the notion », Rethinking Marxism, vol. 17, n° 5, 2005). Manier des concepts aussi lourds est loin d’être facile.
Bonne continuation.

24 04 2013
Julio Béa

Et la participation des députés et hommes politiques de droite et de gauche au Conseil d’Administration de DEXIA, ça rapporte ? Et ces gens-là sont-ils responsables des dettes dans les domaines publics qui avaient confiance en eux ? ( Hopitaux, municipalités,etc..) Responsables mais pas coupables ?
Comme chacun sait qu’il y a très peu de politiciens véreux, pourquoi la majorité d’entre eux les protège-t-elle de manière aussi véhémente ! Etonnant non ?
Autre détail dérangeant. Selon le Journal Officiel, il existe plus de 250 « partis politiques » en France? Pourquoi ? Parce qu’une « association » qui a un « ELU » devient un « parti politique » – selon une grille de lecture administrative très tolérante pour ces gens là – qui bénéficie alors d’une largesse de quelques milliers d’euros comme argent de poche. Etonnant, Non ?

24 04 2013
Yannick Rumpala

Il y a le petit livre de Colin Crouch intitulé Post-démocratie qui vient de sortir. Il ne traite pas spécifiquement du cas de le France, mais je conseille.

17 01 2011
jmmasson

Merci pour votre conseil. Je suis arrivé à cette idée …progressivement, après avoir lu par exemple « La Stratégie du Choc » de Naomi Klein. Le dernier ouvrage d’Hervé Kempf, « l’oligarchie, ça suffit »… me conforte dans cette approche.
De culture mixte française et américaine…de part mon ancienne profession, j’ai peut-être inconsciemment capté cette notion . Il va falloir que je trouve l’ouvrage que vous citez…

7 05 2012
Christian Nadeau

“La Stratégie du Choc” de Naomi Klein est un ouvrage très intéressant.

Je recommande aussi cet article qui pose la question à savoir: « Les plus riches ont-ils toujours été aussi riches? »

8 05 2012
yrumpala

En complément, un compte rendu sur des travaux récents :
Javier Caletrío, « Global Elites, Privilege and Mobilities in Post-organized Capitalism », Theory, Culture & Society, vol. 29, n° 2, March 2012.
Abstract:
The four books under review form part of a resurgent social science interest in elites as obligatory entry points in understanding changing relations of power and growing inequalities in a post-organized capitalism. All four books demonstrate, in differing but often complementary ways, that in an age of formal meritocracy, rising powers, government outsourcing, weightless information economies, financial deregulation, and increasingly dense digitized networked information and communication systems, elites have changed. Their mobile lives, their ability to feel at ease in almost any situation, and their role as intermediaries connecting different spheres of cultural, economic and political life are defining features of the new, truly global elites. The four books demonstrate the enduring influence of Bourdieu as a theorist of elites and showcase methodological and conceptual innovations to further develop comparative research.

8 05 2012
Christian Nadeau

Merci pour la recommandation. J’ajoute ça à ma liste de lecture.

Voici une autre suggestion sur le même sujet: L’Internationale des riches dans « Manière de voir » n° 99 — Juin-juillet 2008

8 05 2012
jmmasson

Naomi klein’s Disaster Capitalism »… is not a peer-reviewed analysis of the authoritarian drifts in the current economic system. It is a common sense analysis of facts and events which somehow did not seem to be connected. She spoke for the « Occupy » movement in New-York City.This is hardly ever mentioned in the mainstream media. It is a real challenge to make citizens become aware of the methods used to bolster some big lobbies which do not shy away from tampering with …science, for instance the climate science. Is this not evidence of a totalitarian trend?

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