Une autre tendance pathogène du téléphone portable ?

1 11 2009

Je n’ai pas de téléphone portable. Et je rassure les lecteurs éventuellement inquiets de cette « anomalie », on vit très bien sans. Juste quelques manifestations d’incompréhension de la part des personnes accoutumées à cet objet.

Comme tout ce qui peut structurer notre époque, l’objet m’intéresse quand même. C’est pourquoi, par curiosité, je me suis amusé récemment à feuilleter le manuel d’utilisation d’un de ces appareils d’une marque que je ne citerai pas. Autrement dit, une expérience qui permet de se tenir rapidement au courant et de jouer les explorateurs d’un univers mal connu.

Et effectivement, on a parfois de grands étonnements. De ceux qui laissent stupéfait et déconcerté. En feuilletant ce manuel d’utilisation, j’ai ainsi appris que, grâce à ce concentré de technique, on pouvait maintenant « passer des appels simulés ». Je cite l’explication :

« Vous pouvez simuler des appels entrants lorsque vous désirez quitter une réunion ou interrompre une conversation embarrassante. Vous pouvez également faire semblant de parler au téléphone grâce à la lecture d’une voix enregistrée. »

Suit la procédure à suivre pour enregistrer une voix ou passer un appel simulé.

Forcément, ma première réaction a été l’étonnement (mêlé, je l’avoue, d’une part de consternation), et puis l’espèce de conscience de sociologue qui sommeille en moi a repris le dessus. Les petits détails peuvent effectivement être aussi de bons révélateurs d’une époque. À l’analyse, on peut penser que cette option technique est également intéressante pour ce qu’elle dit des relations sociales à un moment donné de notre société. En l’occurrence, le lien s’est fait dans mon esprit avec les réflexions (stimulantes) du philosophe allemand Axel Honneth et notamment ses efforts pour retravailler théoriquement la question de la reconnaissance et le concept de réification.

On peut de fait interpréter le passage que j’ai cité comme le symptôme d’une relation faussée à autrui, puisque, dans ce cas, la franchise disparaît. On peut plus précisément l’interpréter comme un déni de reconnaissance, comme une forme de mépris, dans la mesure où l’interlocuteur finit par compter pour peu de choses. Bref, pas de reconnaissance mutuelle dans ce genre de situation et l’exemple pourrait être pris comme un reflet supplémentaire d’une époque où le rapport aux autres paraît de plus en plus se faire sur des bases stratégiques.

Honneth - La réificationPoussons la critique de manière un peu provocatrice et ajoutons donc que les risques du téléphone portable ne sont pas seulement sanitaires et liés aux ondes électromagnétiques. Cette possibilité de simulation des appels ne favoriserait-elle pas aussi une autre tendance « pathogène » ? On peut en effet reprendre de manière large la perspective d’Axel Honneth (voir par exemple La réification. Petit traité de théorie critique, Gallimard, 2007) et considérer que cette option favorise aussi d’une certaine manière un « oubli de reconnaissance ». Elle participe d’une réification (traiter autrui plus comme un objet que comme un sujet) en sapant les rapports interindividuels basés sur le respect mutuel. Ce serait peut-être un peu rapide de voir là une autre manifestation d’une « société du mépris » (pour reprendre le titre d’un autre recueil de textes d’Axel Honneth), mais cette forme proposée d’utilisation du téléphone portable laisse quand même l’impression d’avoir en face de soi quelque chose qui participe des « pathologies sociales » de notre temps.

 


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7 responses

2 11 2009
bouillaud

Très juste comme remarque, tu pourrais ajouter toutes ces occasions où, lors d’une transaction commerciale dans un magasin, à la caisse par exemple, les gens répondent à l’appel qu’ils reçoivent et finissent l’échange la tête coinçant le téléphone pour parler tout en recevant la monnaie qu’on leur rend. Le mépris dont tu parles n’est pas un vain mot pour la caissière. Le téléphone portable met bien en exergue la qualité différente des relations : la personne qui compte est au téléphone, pas celle qu’on a en face de soi.

17 11 2009
andras

Merci pour cette analyse intéressante et les références biblios. Cette fonctionnalité de « simulation d’appel » est complètement sidérante !
Ceci dit, en lisant le commentaire précédent, je me suis fait la réflexion que ce « deni de reconnaissance » (qui certes existe bel et bien) n’est pas vraiment une nouveauté dans nos rapports sociaux et n’a pas attendu l’arrivée du téléphone portable. J’en veux pour preuve la détestable habitude qu’ont les serveurs dans les bars (et tout particulièrement dans les bars parisiens, si, si) de ne pas regarder les clients qui les appellent et de prendre bien soin de regarder dans la direction opposée. Nul doute que la goujaterie a encore une bonne « marge de progression » devant elle …

27 11 2009
Bona

je suis content de voir que, grâce au téléphone portable, les gens se rendent compte de la crise de la sociabilité qui caractérise notre époque. ce déni de reconnaissance dont vous avez fait référence est, en effet, la « grippe sociale » qui est entrain de tuer dans leur chair et identité propre, les « personnes-autres » issues de l’immigration et aujourd’hui qui sont traités avec tellement de mépris que je me dis à la suite de votre article que certaines élites françaises sont devenues des « téléphone portable » par leur obsession sélective de ceux qui doivent compter et ceux qui méritent aucune considération du fait de leur identité nationale ou de leur langue (culture). cette « grippe sociale » demeure, notamment dans le contexte politique actuel de la France, une autre tendance pathogène qui fait de l’ethnocentrisme et de l' »ethnonationalisme » une valeur au lieu, malheureusement, une tare. le téléphone portable ne fait qu’accentuer le « mépris de la reconnaissance » au plan micro-sociologique car on peut, face à un appel entrant, répondre ou ne pas répondre, simulé un autre autre appel ou « se mettre en boîte vocale » si on juge la personne entrante peu stratégique ou peu commode par rapport à son rang ou sa classe. c’est triste mais c’est la réalité ontologique de notre chère époque.

9 12 2009
Aurélie

Je m’excuse par avance pour mon ignorance de ces choses, mais, peut être serait-il possible de se positionner autrement dans cette réflexion?
Dans notre société pétrie de « goujaterie » et « repliée sur elle-même » comme certains semblent le constater, l’existence de ce genre de fonctionnalité indique qu’au contraire l’autre à une importance telle qu’il faille trouver des excuses pour ne pas le froisser, quitte à simuler un faux appel entrant.

Au contraire, il me semble que l’utilisation de ce gadget dénote de la part de son utilisateur tout sauf la réification d’autrui. Surtout lorsqu’on sait qu’il est possible de rejeter un appel sans même décrocher. Cf page 15 du manuel de l’utilisateur 🙂
Après que le téléphone portable soit un révélateur du manque de courtoisie des individus, c’est un autre débat. C’est comme en vouloir aux chiens d’être agressifs. Ce n’est pas la faute de l’animal mais celle du propriétaire, non?
Mais bon, moi, pour ce que j’en dis…

9 12 2009
yrumpala

@ Aurélie :
J’ai peur que votre hypothèse soit un peu trop optimiste. L’utilisation de cette fonctionnalité correspondrait plutôt à ce que le courant philosophique que je citais appellerait une situation de « communication distordue ». Ce qui est en effet touché et potentiellement perturbé dans la relation, c’est aussi la confiance. Une autre question est de savoir si l’objet lui-même affecte la relation, ou s’il y a d’autres tendances de fond qui modifient les rapports entre humains. Mais tout cela commencerait à nous faire rentrer dans des lourds débats sociologiques et il doit bien exister quelques enquêtes empiriques sur ce type de sujet.
Au moins ça nous permet de discuter. 😉

7 01 2011
Axel

Tout à fait d’accord avec l’analyse. On pourrait ajouter également à ce constat que le téléphone portable est devenu un objet de « fuite ». L’exemple cité n’en est que le symbole le plus patent mais je me rappelle avoir entendu sur France culture une analyse sociologique sur le téléphone portable. Elle montrait, travaux empiriques à l’appui, que le téléphone nous permettait régulièrement « d’échapper » à nos espaces sociaux. Elle montrait notamment que certains espaces sociaux jugés contraignants (métro, bus, supermarchés, salles d’attente, …) étaient souvent le théâtre de communications téléphoniques sauvages. Pour l’individu, il s’agissait de privilégier un « autre monde »caractérisé par un rapport sécurisant fantasmé avec son interlocuteur qui lui permettait de fuir la contrainte du moment (le rapport brut à l’Autre, l’attente, la discussion, la réunion….). D’ailleurs, nous pouvons dire que certaines personnes ont un rapport quasi exclusif à leur téléphone, fuyant systématiquement leur présent en le sublimant pas des sms et appels à répétition… Autre travers social: le portable nous enferme dans une instantanéité des relations sociales qui nous rend dépendant. Par exemple, il est courant de convenir d’un point de RDV « au dernier moment », une sorte de procrastination ultime de la contrainte de s’organiser pour rencontrer un tiers… Je trouve que cela pose un vrai problème dans nos relations sociales qui sont de plus en plus conçues comme des actes de consommation instantanés. Il n’y a plus de prise en compte réelle de l’Autre et de ses contraintes: « Je t’ai appelé, tu n’as pas répondu, donc je suis parti » est devenu une excuse presque légitime… Or, comment faisions-nous avant ? Nous anticipions les aléas et organisions des plans alternatifs. Ce n’est quasiment plus le cas aujourd’hui.. Quel utilisateur régulier de téléphone portable n’a jamais ragé sur l’absence de réseau dans une zone ? Qui ne s’est jamais retrouvé désemparé face à un manque de batterie ? Objet social envahissant, il a aussi la faculté exceptionnelle de nous déranger tout le temps, même la nuit pendant notre sommeil. Le SMS a levé bien des contraintes sociales, comme celle de respecter le repos des individus….

17 02 2011
Martine

Remarques tout-à-fait justes. Pour compléter l’analyse, je vous conseille la lecture d’un ouvrage assez complet sur le sujet : « Le téléphone portable, gadget de destruction massive », par Pièces et Main d’oeuvre, paru aux éditions L’Echappée. Edifiant.

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