Critiquer sans proposer ? Sur une part manquante de la sociologie

21 08 2012

Plus j’avance dans mes réflexions, plus j’ai le sentiment qu’à côté des formes de sociologie déjà installées, il manque une forme de sociologie prospective et reconstructrice (plutôt que seulement déconstructrice). Peu de sociologues s’essayent à ce type d’exercice, davantage orienté vers le futur que vers le présent ou le passé. Autrement dit, n’hésitant pas à se préoccuper du possible, même s’il est encore incertain. Une telle orientation, si on la développait, pourrait effectivement correspondre à deux plans qui peuvent être distincts : celui de l’exploration et celui de la proposition.

  • Si la dimension prospective a pu être introduite dans certaines analyses et réflexions, celles-ci sont restées éparses et souvent peu développées[1]. Comme le fait remarquer Cynthia Selin : « les outils sociologiques équipent aisément les chercheurs pour aborder le futur à partir de la manière dont diverses personnes du monde d’aujourd’hui parlent de celui de demain, mais ils ne leur permettent pas de prendre au sérieux la réalité sociale des futurs »[2]. Le sociologue allemand Ulrich Beck s’était placé sur ce terrain dans le livre où il annonçait l’arrivée d’une « société du risque »[3]. Il présentait en effet son livre comme un exercice de « théorie sociale projective, orientée empiriquement ». Il reconnaissait néanmoins qu’elle était proposée « sans toutes les garanties méthodologiques ». De fait, celles-ci ne sont pas forcément faciles à construire.
  • Alors que la dimension critique paraît relativement acceptée dans les sciences sociales (ce qui permet de vendre des livres dans la prestigieuse collection NRF Essais chez Gallimard, mais n’épargne pas les critiques sarcastiques… et plus drôles que les habituels comptes rendus académiques), les réticences semblent plus nombreuses pour faire un pas supplémentaire en allant au-delà. Autrement dit, les sciences sociales peuvent avoir une dimension critique, mais peuvent-elles avoir aussi une dimension propositionnelle ? Plus précisément, dans quelle mesure leur travail peut-il intervenir comme force de proposition et compléter la dimension critique qui serait présente ? Dans quelle mesure peuvent-elles aider certains acteurs à imaginer d’autres manières de faire ? On pourrait en effet déplacer et élargir la remarque de Pascal Combemale à propos de la science économique : « Caricaturons un peu : pendant que les hétérodoxes énoncent des critiques, les orthodoxes avancent des propositions (de réforme du marché du travail, de réforme du régime des retraites, de réforme de l’État, etc.) »[4].

Les réflexions que je mène en ce moment (sur l’idée d’alternative, sur les expérimentations en dehors du modèle économique dominant et l’émergence d’un esprit de l’« après-capitalisme », sur les potentialités sociales et politiques de technologies nouvelles comme les imprimantes 3D ou les innovations pour les énergies renouvelables) sont aussi une manière d’étudier la possibilité de rapprocher ces deux plans, exploration et proposition, qui pourraient compléter le travail sociologique. Quelques textes plus substantiels sont en préparation.


[1] Pour un point de vue rétrospectif en forme de plaidoyer, voir Barbara Adam, « Towards a Twenty-First-Century Sociological Engagement with the Future », Insights, vol. 4, n° 11, 2011, http://www.dur.ac.uk/ias/insights/volume4/article11/

[2] En version originale : « sociologic tools readily equip scholars to look at the future in terms of how various people today talk about tomorrow; but they do not enable taking the social reality of futures seriously » (« The Sociology of the Future: Tracing Stories of Technology and Time », Sociology Compass, vol. 2, n° 6, November 2008, p. 1882).

[3] Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001.

[4] Pascal Combemale, « L’hétérodoxie encore : continuer le combat, mais lequel ? », Revue du MAUSS, 2/2007 (n° 30), pp. 71-82. URL : www.cairn.info/revue-du-mauss-2007-2-page-71.htm


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5 responses

21 08 2012
zelectron

« l’« après-capitalisme » » encore eut-il fallu qu’existât ! si nous parlons d’aujourd’hui il s’agit plutôt d’un mélange à proportions variable de séquelles de marxisme, de socialisme, de libéralisme dévoyé et d’égoïsme (c’est une théorie politique ça?)

21 08 2012
yrumpala

Non, il y a justement toute une série d’initiatives qui se bricolent en dehors de ces références idéologiques. Je n’ai pas encore eu le temps de pleinement écrire sur le sujet, mais quelques textes avancent. Je renvoie aux liens en bas du billet en attendant.

12 09 2012
bouillaud

Je suis d’accord avec ton constat. La sociologie contemporaine française n’ose plus rien proposer, sinon parfois implicitement à travers des attendus éthiques humanistes qui informent la lecture faite du réel. (Va voir cependant les sociologues regroupés autour de la revue Savoir/Agir. ) Cependant, personnellement, à travers ce que j’ai compris de la réalité, je ne me sens capable d’imaginer que la pire des dystopies possibles! Mais en tout cas, je t’encourage à écrire, à partir de tendances présentes dans le réel, des scénarios qui semblent apporter quelque chose au bonheur humain. Merci d’avoir signalé incidemment la critique du livre de L. Boltanski… c’est effectivement très bien écrit. C’est aussi ce genre de livres qui déconsidère la sociologie comme acteur collectif.

13 09 2012
yrumpala

La pente du pessimisme est en effet facile et je ne suis pas le dernier à y succomber. Du côté des revues, j’aurais pu effectivement en signaler une série, mais plutôt anglophones et qui se développent presque en marge du champ académique : Journal of Peer Production, International Journal of the Commons… Au moins permettent-elles en effet d’embrayer sur quelque chose de plus substantiel qu’une sociologie « critique » qui a un peu tendance à tourner sur elle-même…

7 10 2012
zelectron

En tous cas la première partie du titre « Critiquer sans proposer ?  »
sous forme interrogative est en soi une considération d’importance majeure hors du fait qu’une critique peut être positive ou négative, ici vous auriez pu peut-être écrire médire ?
La seconde affirmation est tout aussi marquante, elle est en soi l’ouverture à un débat très riche: « Sur une part manquante de la sociologie »
Bravo pour avoir ouvert ce débat.

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